Pour se prévenir de ce mauvais pétrole, les Européens voulaient adopter une directive sur la qualité du carburant. Adoptée en 2009, elle affirmait qu’il était « souhaitable d’instituer un mécanisme imposant aux fournisseurs de carburants de rendre compte des émissions de gaz à effet de serre produit sur l’ensemble du cycle de vie des carburants qu’ils fournissent et de réduire ces émissions à partir de 2011. » En conséquence, il fallait limiter l’accès au pétrole le plus polluant, particulièrement celui des sables bitumineux produits au Canada et au Venezuela.
Or l’intention du Canada est bel et bien d’exporter de plus en plus de pétrole en Europe. Comme l’ambition des pétrolières albertaine est de produire 10 millions de barils par jour en 2030, le marché européen est devenu une cible évidente, d’autant plus que les besoins se font très grands sur ce continent. Il fallait donc à tout prix faire tomber la directive sur la qualité du carburant. Cela semblait d’autant plus nécessaire que les Européens pouvaient servir d’inspiration à d’autres pays qui, eux aussi, auraient peut-être envie de rejeter par de semblables règlements le pétrole sale du Canada.
C’est alors qu’on a activé les voies tentaculaires et souterraines du lobbyisme. D’abord celui des compagnies pétrolières envers le gouvernement du Canada. Nous savons bien que ces dernières profitent de l’oreille très attentive du gouvernement Harper. Le Polaris Institute a recensé pas moins de 2,700 rencontres de lobbyistes des compagnies gazières et pétrolières avec des agents du gouvernement fédéral. Le gouvernement canadien s’est fait à son tour lobbyiste auprès des Européens, avec un acharnement tout aussi remarquable.
Sur son site, le gouvernement canadien résume sa défense, remplie de mauvaise foi. Notre pétrole des sables bitumineux serait « stigmatisé injustement ». La directive européenne ne reposerait pas sur des « faits scientifiques » (quand on connaît le sort que le gouvernement Harper réserve aux chercheurs et aux scientifiques, on peut s’interroger sur la force de cet argument). Elle pénaliserait le Canada qui a le mérite d’être transparent sur ses émissions de gaz à effet de serre, alors que d’autres pays ne le sont pas.
Pourtant, pas besoin de consacrer de longues études sur l’exploitation du pétrole de sables bitumineux pour constater à quel point celui-ci est nocif pour l’environnement : il rejette de trois à cinq fois plus de gaz à effet de serre que les hydrocarbures conventionnels ; il utilise pour sa production d’énormes quantités d’eau potable non recyclable, et donc complètement perdue pour toute forme de consommation ; il contamine les sols et nécessite une destruction de la forêt boréale ; il saccage le territoire des populations autochtones.
La bataille s’est faite en grande partie il y a plus de deux ans. De nombreux écologistes, dont les Amis de la Terre, avaient à l’époque dénoncé l’assiduité des lobbyistes du gouvernement canadien : ces derniers avaient organisé 110 événements auprès des institutions européennes dans le but de contrer la directive. Ce qui a donné d’importants résultats. Des pays aussi influents que la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas se sont abstenus d’appuyer la mise en œuvre de la directive par la Commission européenne lors d’une réunion des représentants européens le 23 février 2012. Ce qui a correspondu à son arrêt de mort : elle a subi depuis une longue agonie, alors qu’on étouffait discrètement le projet.
Tout cela correspondait aux négociations d’un important accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. En apparence, les deux affaires ne sont pas reliées. Mais notre pays se préparait à donner un beau cadeau aux Européens : l’accès à tous nos marchés publics, ce que nos partenaires demandaient depuis plusieurs années, et qu’on leur a rendu possible, sans ne rien obtenir en échange. Une offre difficile à refuser...
La nouvelle a été annoncée sans tambour ni trompette : l’Europe renonce à qualifier le pétrole des sables bitumineux de hautement polluant. Cette nouvelle coïncide avec la présence dans le Saint-Laurent de très gros navires transportant cette substance. La synchronisation est parfaite : la directive tombe au moment où tout se met en place pour permettre l’exportation de pétrole albertain vers l’Ouest. Avec la complicité du gouvernement québécois, prêt à mettre en jeu la fragilité d’un écosystème vital, afin d’augmenter la circulation de pétroliers naviguant sur une voie fluviale particulièrement imprévisible. Il ne manque plus que l’inversion de l’oléoduc 9B d’Enbrige.
Toute cette histoire est une démonstration supplémentaire de ce que la politique offre de pire et qui rend cyniques tant ce gens : les grands projets en faveur du bien commun sont minés avec efficacité par des manigances et des jeux de coulisses ; la véritable puissance agissante dans nos démocraties est bel et bien celle du lobbyisme. Et la nécessité de protéger l’environnement de l’environnement est un poids plume devant les intérêts de grandes entreprises polluantes.