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Du XIXe siècle à Zemmour, l’écofascisme contamine le débat politique

[2/2 La menace écofasciste]

ENQUÊTE — Nazisme, liens avec l’écologie… Pour comprendre l’essor de l’écofascisme, il faut remonter aux sources de cette idéologie. La menace est réelle, tant cette doctrine fait écho à certaines idées du candidat Éric Zemmour.

 L’écofascime est déjà une réalité. En Europe comme en France, l’extrême droite accapare les fondements de l’écologie pour justifier ses discours identitaires et nationalistes. Qui sont les écofascistes ? Pourquoi s’approprient-ils l’écologie ? Une alliance avec Éric Zemmour est-elle possible ? Reporterre a mené l’enquête, en deux parties.

2 février 2022 | tiré de Reporterre.net

Partie 1 — Écofascisme : comment l’extrême droite veut récupérer l’écologie

L’essor actuel de l’écofascisme découle d’une bataille idéologique, à l’œuvre depuis des décennies, pour imposer ses thèmes de prédilection et rapprocher l’extrême droite de l’écologie. Au sein des milieux écologistes et émancipateurs, on a tendance à minimiser cette lame de fond et à n’y voir qu’un mouvement condamné à la marginalité. On aurait tort. La confusion inédite qui règne aujourd’hui pourrait changer la donne. « Dans le clair-obscur surgissent les monstres », écrivait Antonio Gramsci.

Reporterre revient dans cet article sur trois éléments qui invitent à prendre au sérieux « le péril vert brun » : son corpus idéologique et ses racines profondes, sa porosité avec certains courants de l’écologie politique et enfin la candidature d’Éric Zemmour, qui pourrait parvenir à opérer la jonction entre le mouvement fasciste traditionnel et ses nouvelles composantes.

En premier lieu, il faut rappeler que le fascisme [1] et l’écologie ont souvent cultivé des liaisons dangereuses. « Dans l’histoire, l’écologie n’a pas forcément été synonyme d’émancipation, elle contient aussi en elle les germes d’une pensée profondément réactionnaire avec l’éloge d’une nature jugée immuable, le contrôle de la natalité ou le rejet des minorités », dit à Reporterre l’historien Stéphane François.

« Écofascisme » est une expression inventée par Pentti Linkola, un écrivain finlandais qui prônait la désindustrialisation, l’immigration zéro et la réduction de la population pour protéger la planète. L’auteur, mort en 2020, qualifiait la démocratie de « religion de la mort » et défendait la mise en place de mesures autoritaires pour maintenir la vie humaine sur Terre.

Une histoire ancienne

La pensée écofasciste est le fruit d’un bricolage idéologique qui trouve ses fondements dès le XIXe siècle. Elle reprend à son compte les analyses de l’économiste Thomas Malthus, qui faisait de la surpopulation la principale cause du problème écologique. Ce dernier préconisait une régulation volontaire des naissances, notamment au sein des classes populaires, et l’arrêt de toute aide aux nécessiteux pour « éviter la fin prématurée de l’espèce humaine ».

L’écofascisme puise aussi sa source dans le folklore du mouvement völkisch en Allemagne, qui mêlait environnementalisme et nationalisme xénophobe. Deux penseurs, Ernst Moritz Arndt et Wilhelm Heinrich Riehl, ont nourri cet imaginaire. Dès 1815, ils se prononçaient contre l’exploitation à courte vue des forêts et des sols et flattaient, en parallèle, la pureté raciale du peuple teuton, prétendument envahi par les Juifs et les Slaves. L’amour de la terre se liait alors à l’antisémitisme, et le mysticisme de la nature au populisme ethnocentrique.

Ernst Haeckel, le biologiste qui a inventé le mot « écologie » en 1866, fut lui-même un partisan du mouvement völkish. « Les racines du fascisme plongent profondément dans la pensée écologiste du XIXe siècle », explique ainsi l’historien Paul Guillibert dans un article paru dans la revue Mouvements. À un moment de l’histoire, ces deux courants — l’écologie et l’idéologie fasciste — se sont entremêlés.

Ils ont d’ailleurs donné naissance à « l’aile verte » du parti nazi. Composée principalement de Walther Darré, Fritz Todt, Alwin Seifert et Rudolf Hess, cette fraction écologiste obtint, avant son éviction en 1942, de nombreuses avancées en matière d’environnement, y compris la création de plusieurs milliers de fermes agroécologiques en Allemagne. Leur écologie était historiquement liée à l’idée d’enracinement, ils défendaient le mot d’ordre nazi « Blut und Boden » (« le sang et le sol »), qui visait à définir une communauté politique racialement homogène sur un territoire délimité par des frontières naturelles.

Une idéologie partie à « la conquête des esprits »

Cette forme d’écologie n’a pas disparu avec la fin du nazisme, bien au contraire : certains cadres dénazifiés, comme le pasteur Werner Georg Haverbeck et Renate Riemeck, médiéviste et ancienne secrétaire du SS Johann von Leers, en firent de nouveau la promotion dans les années 1970. À la même époque, en France, un ancien SS, Robert Dun (de son vrai nom Maurice Martin), a été l’un des pionniers de cette forme d’écologie. De même, en 1995, le militant antisémite et rescapé de la collaboration avec les nazis, Henry Coston, publiait à son compte un libelle intitulé Non ! L’écologie n’est pas de gauche.

La pensée écofasciste a retrouvé dès les années 1980 un terrain fertile, notamment en France. Avec le concours de la Nouvelle Droite et de l’idéologue déterminant Alain de Benoist. Ces courants ont mené ce qu’ils appellent « une lutte métapolitique », un combat culturel extraparlementaire qui considère la transformation idéologique comme une précondition au changement politique.

Selon la chercheuse Lise Benoist, contactée par Reporterre, « ces métapoliticiens se revendiquent “gramscistes de droite”, ils partent à la conquête des esprits et s’opposent férocement à une hégémonie culturelle qu’ils jugent à gauche ». En quarante ans, ces idéologues ont creusé peu à peu leur sillon et ont réussi à imposer dans le débat public leur obsession identitaire, qu’ils ont reliée aux questions écologiques. Ils ont notamment introduit le thème de la décroissance à l’extrême droite et construit une nouvelle doctrine autour de l’écologie de la frontière.

Dans son récent livre La grande confusion, le sociologue Philippe Corcuff estime qu’ils ont gagné la bataille des idées. Ils ont réussi à « désagréger des repères politiques antérieurement stabilisés » et « développé des passerelles discursives entre des courants que l’on pouvait juger auparavant antagonistes ».

Une porosité avec les courants plus classiques de l’écologie

La profondeur historique et l’ossature théorique de l’écofascisme est une des premières raisons qui peut nous pousser à nous inquiéter. « Elle pourrait entraîner une reconfiguration idéologique du fascisme », alerte Antoine Dubiau, l’animateur du blog Perspectives printanières. Le deuxième élément particulièrement déstabilisant est de remarquer que ces courants écofascistes ne sont pas toujours si isolés qu’on le croit et pas forcément coupés des courants de l’écologie politique.

On peut citer, là aussi, de nombreux exemples. Comme le raconte l’historien Stéphane François, dans son livre Les vert-bruns, certains ex-cadres nazis ont participé à la création des Grünen en Allemagne. Aux États-Unis, des écofascistes ont également infiltré le mouvement biorégionaliste. L’idéologue d’extrême droite Alain de Benoist avait des liens avec Edward « Teddy » Goldsmith, le fondateur de la revue britannique The Ecologist. L’une des théoriciennes de l’antispécisme, Maximiani Portas, plus connue sous le nom de Savitri Devi, était à la fois une ardente néonazie et une militante écologiste radicale qui a inspiré de nombreux hippies après les années 1968. Le fondateur du groupe Earth First !,Dave Foreman, est aussi une personnalité sulfureuse : il estimait que l’immigration de masse était la cause majeure de la détérioration écologique.

« Une écologie enracinée défend aussi bien le territoire local, l’héritage européen et la nécessité du noyau familial hétérosexuel »

La France n’est pas épargnée par ces liens nauséabonds. On retrouve des personnes proches des courants écofascistes dans le Mouvement écologiste indépendant (MEI) d’Antoine Waechter. Cet ex-candidat à la présidentielle défend une écologie ni de droite ni de gauche et vante le localisme, les terroirs en citant parfois d’anciens vichystes comme Yann Fouéré. Des membres de la Nouvelle Droite sont entrés dans son parti, tel le militant identitaire Laurent Ozon, qui animait la revue Le Recours aux forêts ou encore Fabien Niezgoda et l’essayiste François Bousquet, qui dirige la revue Éléments.

« Ils se retrouvent sur une critique du capitalisme mondialisé, de la marchandisation de la nature et de l’aliénation des formes de vie moderne, raconte la chercheuse Lise Benoist. C’est une base commune pour une écologie enracinée, qui défend aussi bien le territoire local, l’héritage européen et la nécessité du noyau familial hétérosexuel. »

En septembre 2020, la chercheuse, qui travaille avec Andreas Malm et le Zetkin Collective, avait pu s’introduire dans un colloque de l’extrême droite organisé à la Maison de la chimie, à Paris, et intitulé « La Nature comme socle ». Elle décrivait un événement incongru avec des stands où les livres d’Alain de Benoist côtoyaient ceux de Pablo Servigne sur l’effondrement.

« Les écologistes ont un gros travail de clarification idéologique à mener s’ils veulent éviter que certains milieux d’extrême droite se réapproprient leurs batailles, estime Antoine Dubiau, du blog Perspectives printanières. C’est une menace à prendre très au sérieux. La façon dont nous parlons de l’écologie aujourd’hui, de la nature ou de la démographie peut parfois être soluble dans une conception fascisante. Il faut fermer les brèches à travers lesquels ces militants pourraient s’engouffrer pour éviter toute tentative de capture. »

Cette perspective nécessiterait un travail intellectuel important, pour repolitiser et redéfinir les concepts propres à l’écologie. Un constat partagé par le philosophe Pierre Madelin dans la revue Terrestres : « Nous ne sommes pas suffisamment préparés à combattre cette alliance criminelle entre le brun et le vert, ni conceptuellement ni politiquement. »

L’alliance carbofascisme — écofascisme

Il y a pourtant urgence. La candidature d’Éric Zemmour à la présidentielle française pourrait rebattre les cartes. Évidemment, le polémiste d’extrême droite n’a que faire de l’écologie, comme l’a montré Reporterre, mais il charrie autour de lui une nébuleuse proche du survivalisme.

Récemment, Streetpress a révélé comment un groupe d’extrême droite, soutien actif d’Éric Zemmour, s’entraînait au tir sur des caricatures racistes de juifs, de musulmans et de Noirs dans une forêt de l’ouest de la France. Le groupe se fait appeler la « Famille Gallicane ». Composé de plusieurs dizaines de membres actifs, il rassemble quelques centaines de sympathisants. Dans leur cercle de discussion, ces adhérents font l’apologie du terroriste Brenton Tarrant — auteur desattentats de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019 —, qui se réclamait de l’écofascisme et appelait à se communautariser.

« Le seul élément vraiment saillant de leur doctrine, ce sont les références récurrentes au survivalisme, dit à Reporterre Mathieu Molard, le rédacteur en chef de Streetpress. La Famille Gallicane, comme de nombreux groupuscules radicaux en France, se revendique de ce mouvement populaire aux États-Unis, dont les adeptes s’entraînent à survivre et s’arment en prévision d’une catastrophe ou d’un effondrement de notre civilisation. »

Une alliance pourrait donc se dessiner entre ces différents groupuscules survivalistes ou écofascistes et le mouvement autour de la candidature d’Éric Zemmour. Cela ne serait d’ailleurs pas complètement inédit. Aux États-Unis, le climatoscepticisme de Donald Trump n’a pas empêché certains de ses soutiens de flirter avec les tenants de l’écofascisme. Par exemple, l’auteur Mike Ma, qui s’en réclame, écrivait pour le site ultranationaliste de l’ancien conseiller spécial de la Maison Blanche, Steve Bannon. Donald Trump était aussi très proche de John Tanton, un milliardaire engagé à la fois pour la protection de l’environnement et contre l’immigration, qui dirigeait avant sa mort, en 2019, la Federation for American Immigration Reform. De nombreux survivalistes aux États-Unis ont soutenu Donald Trump aux dernières élections. On en retrouve d’ailleurs plusieurs parmi les inculpés de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.

En France, la question reste pour l’instant en suspens. L’alliance n’est pas encore effective, mais appelle à la plus grande vigilance. Comme l’annonçait déjà André Gorz dès les années 1970, « la grande bataille a commencé. Ce sera leur écologie ou la nôtre ».

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