J’aurais l’âge d’être le grand père de la plupart d’entre vous. En plus, j’ai été professeur d’université pendant près de quarante ans. J’en ai vu, j’en ai vécu des générations de toutes sortes, de toutes les couleurs, qui m’ont ballotté entre espoir et déception. J’ai vu, j’ai vécu les hippies, la contestation des années 60, les communes, les ML, la répression économique des années 80, l’accalmie provoquée des années 90, la lutte contre la ZLÉA qui fut un moment celle de tous les espoirs, le gel des frais et le dégel étudiant de 2005, l’énigmatique Occupy et quoi encore. Dans ce modeste rôle de passeur de générations, je crois en avoir vu assez pour me faire une idée juste de ce qui peut durer et de ce qui n’aura pas de suite. Ce qui tue l’espoir d’un monde vraiment meilleur, c’est que les mouvements de jeunes s’essoufflent rapidement. Tout se passe comme s’ils n’étaient que des rites de passages et qu’à terme, ils entraient dans une dormance dont ils ne sortaient plus jamais. Chaque génération de jeunes retourne alors dans l’ombre, renie ses « erreurs de jeunesse », rassure l’ordre social établi et disparaît comme force sociale autonome.
Mais voilà qu’une autre vague est apparue en février. Le Carré rouge s’est pointé en multitude. « Mon nom est Légion parce que nous sommes nombreux, dit le possédé des démons, […] que personne ne pouvait dompter ! » [Marc 5 : 9] Il rassemble et il dure. Et ce Carré rouge, quelque chose me dit que ce n’est pas pareil. On vous appelle les Y ; moi, j’ose espérer que vous serez l’alpha et l’oméga d’un monde à construire. Je vois dans votre façon d’être dans la rue, votre constance, votre détermination, votre cohérence et votre cohésion, votre refus des étiquettes et des orthodoxies, votre enthousiasme réaliste, votre sens du partage et de la solidarité, vos convictions, vos valeurs et votre dialectique, toutes les raisons d’espérer que vos luttes laisseront des traces durables. Et je vous en crois capables.
Pour ne rien vous cacher, je me plais à rêver que vous préfigurez ce que le grand Condorcet voyait comme l’ultime résultante de l’Instruction publique, des citoyennes, des citoyens difficiles à gouverner, c’est à dire des citoyens vigilants, éveillés et agissants qui refusent de se laisser tondre et qui ne laissent rien passer qui soit attentatoire aux valeurs dans lesquelles nous croyons, notamment celles de justice, d’égalité et d’équité, de tolérance, d’ouverture, de partage et de solidarité. Quand vous entrerez de plain pied dans la vie active, un danger vous guette comme il guettait vos aînés, celui que vous rentriez tous et toutes dans le rang. Vous aurez donc un choix à faire. Il faudra qu’un nombre suffisant d’entre vous demeurent leur vie durant des citoyens difficiles à gouverner, comme l’ont été Madeleine Parent, Michel Chartrand, Pierre Bourgault et tant d’autres. Quelque chose me dit que les gens de la CLASSE en sont.
Vous constituerez alors une force sociale qui ne sera pas assujettie aux aléas du vote et qui ouvrira le chemin au pouvoir populaire. Tout le monde n’a pas accès valablement au pouvoir et la démocratie connaît bien d’autres voies utiles que celles des urnes. Cette force parallèle deviendra l’indispensable avant garde d’une démocratie capable de faire le contrepoids d’une société néolibérale par trop assujettie aux notations de crédit. Ici encore je vous en crois capables. Ce que vous vivez présentement n’est donc qu’un début. Alors, comme on disait dans les années 60, continuons le combat !
Antoine Baby, sociologue
Professeur émérite
Université Laval
Antoine.Baby@fse.ualaval.ca