Ces projets de loi sont tous portés par des politicienNEs républicainEs. Elles et ils ciblent « de manière disproportionnée » les électrices et les électeurs « à faible revenu » et les populations minoritaires (hispaniques, amérindiens) « en ajoutant de la confusion à des lois électorales déjà très confuses ».
Quelle différence y a-t-il entre la démocratie participative athénienne et la démocratie représentative occidentale contemporaine ? Qu’est-ce que l’ajout de restrictions additionnelles au droit de vote des pauvres et des populations minoritaires nous enseigne au sujet de la conception de la démocratie qui prévaut parmi certainEs membres de l’élite dirigeante de « la plus grande démocratie libérale au monde » ? Petite réflexion critique autour des notions de démocratie participative, démocratie libérale, démocratie représentative, démocratie gouvernée, démocratie gouvernante, démocratie pluraliste et représentative, liberté individuelle et traficotage du droit de vote.
Démocratie et exercice du pouvoir
Nous devons aux Grecs de l’Antiquité l’invention de la démocratie : c’est-à-dire la gouverne de la majorité par opposition à celle d’une minorité (l’aristocratie) ou d’un seul (la monarchie). La démocratie athénienne supposait une chose, la participation du plus grand nombre de citoyens au processus décisionnel. Pour se donner une idée de ce que cela voulait dire il faut lire l’extrait suivant de L’oraison funèbre de Périclès : « Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ». On retrouve dans cette brève citation toute la clairvoyance qui caractérisait Périclès. Il s’agit là d’un vibrant éloge de la démocratie participative. Thucydide ne s’est quand même pas trompé quand il a écrit dans Histoire de la Guerre du Péloponnèse : "De nom, la cité était une démocratie : dans les faits, c’était le gouvernement du premier des citoyens". Autrement dit, même au sein d’un régime démocratique peut émerger un jour l’équivalent d’un monarque ou pire encore : un tyran ou un dictateur.
Il est là le problème avec le pouvoir politique. Tout se passe comme si, sans égard pour le nombre de celles et ceux qui participent au choix ou au processus décisionnel (du plus petit nombre au plus grand), il faut ensuite que le pouvoir étatique se concentre entre les mains uniquement de quelques-unEs ou d’une seule personne. Retour critique sur un processus décisionnel auquel nulLE ne se soustrait et qui correspond à un pouvoir qui nous aliène tout en mettant tout en place, comme cela semble être le cas aux USA, des mesures d’exclusion du processus électoral des groupes de personnes clairement identifiées.
De la « Démocratie athénienne » à la « Démocratie contemporaine » en Occident
La « démocratie » que nous pratiquons aujourd’hui en Occident n’a plus tellement de point en commun avec la démocratie athénienne fondée par Solon à Athènes au VIe siècle avant Jésus-Christ. La démocratie athénienne avait comme assise principale, l’assemblée générale des citoyens. Des citoyens de sexe masculin exclusivement. Les femmes, les esclaves et les métèques n’avaient pas le statut de citoyen. Au XIXe siècle, Abraham Lincoln définira la démocratie de la manière suivante : « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Une question se pose ici : le peuple est-il réellement le détenteur du pouvoir dans les pays occidentaux ?
La réponse à cette question tient en trois lettres : non. Dans les pays occidentaux, ce n’est pas le peuple qui détient le pouvoir. Nous sommes plutôt dans une « oligarchie élective ». En effet, c’est un tout petit nombre de personnes, suite à une élection, qui exerce le pouvoir au nom du plus grand nombre. Notre mode de scrutin sert à choisir les représentantEs du peuple qui vont gouverner, ou si vous préférez, qui vont exercer le pouvoir de décider au nom de la majorité. La démocratie qui procède par la voie électorale pour choisir les représentantEs du peuple correspond à une « démocratie représentative ». L’élection est un moyen par lequel les personnes élues se voient investies d’une fonction : celle de décider pour la nation entière. Les députéEs ne sont pas les représentantEs de la population de leur circonscription électorale. Ils sont plutôt ceux et celles qui décident pour la nation entière. Nous ne vivons pas dans une démocratie gouvernée. Nous nous retrouvons plutôt dans une démocratie gouvernante.
Dans la Grèce antique, la démocratie qui se pratiquait correspondait à une démocratie gouvernée. L’assemblée des citoyens exerçait le pouvoir de manière pleinement souveraine. Les gouvernants procédaient de cette assemblée des citoyens. Aujourd’hui, la manière dont le peuple est consulté, via un suffrage, fait en sorte qu’il perd complètement et totalement sa faculté de décider. Il la remet entre les mains de personnes qui vont se prétendre l’incarnation et l’interprète de la volonté générale des citoyenNEs. Ces personnes vont même prendre, à l’occasion, des décisions qui vont à l’encontre des revendications du peuple. Le peuple, dans une démocratie gouvernante, est réduit à un simple support du pouvoir politique. C’est lui qui désigne ses représentantEs au parlement. Une fois éluEs, les membres de la classe politique vont adopter des lois sans tenir compte qu’elles soient souhaitées ou non par le peuple. CertainEs députéEs vont même prétendre que les lois qui sont adoptées correspondent à la « volonté du peuple ». Il y a beaucoup d’hypocrisie dans les régimes politiques de démocratie représentative.
La vie politique en Occident depuis le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale
Le XXe siècle a été un siècle de grands tumultes sur la scène politique et économique. Il y a eu les deux grands conflits mondiaux, plusieurs crises économiques, l’arrivée de partis politiques autoritaires (le fascisme et le nazisme dans certains pays européens). Mais, au sein des pays industrialisés de l’Europe de l’Ouest, de l’Amérique du Nord et du Japon, la vie politique va connaître, dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, de grandes mutations. Nous allons assister à l’émergence d’une démocratie qu’on peut qualifier de pluraliste et de représentative. Les pays occidentaux vont entrer dans l’ère de la politique-spectacle. La vie politique va se professionnaliser à outrance. Les partis politiques vont traiter l’électorat comme une clientèle à séduire. La joute politique que se livrent les partis politiques se déroule dans la logique de l’alternance gouvernementale, sans véritable alternative politique. Les citoyennes et les citoyens constatent qu’entre les grands partis politiques traditionnels, c’est « bonnet blanc, blanc bonnet ». Ceci va avoir pour effet de contribuer grandement à développer le cynisme et l’indifférence d’une frange importante de la population envers les affaires publiques. Certes, le droit de vote, dans les démocraties occidentales, est aujourd’hui universel. Mais, pour ce qui est de l’exercice du pouvoir, la vaste majorité n’a pas voix au chapitre. De plus, depuis un certain temps, nous pouvons observer une nouvelle tendance dans les démocraties dites libérales : la participation à l’exercice du droit de vote n’est pas véritablement encouragée par certainEs membres de la classe dirigeante.
La disparition d’une frange importante du peuple dans le processus électoral
Le modèle de la démocratie représentative et pluraliste qui prend forme et se répand dans les pays développés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’accompagne d’une universalisation du droit de vote et de la transformation des partis politiques en organisations permanentes au sein desquelles nous retrouvons principalement des professionnelLEs de la politique. Ces deux phénomènes ont pour effet de brouiller les cartes de la représentation politique. Plus la politique se massifie et moins le peuple est souverain. Certains auteurs (Robert Michels et Moisei Ostrogorski) ont conclu à l’impossibilité pratique d’un gouvernement par le peuple. Au mieux, le peuple peut choisir, via une élection, des représentantEs appelés à gouverner en son nom.
L’accentuation de la professionnalisation de la vie politique et parlementaire entraîne la disparition, dans le processus démocratique, de celles et ceux qui comprennent le moins la vie politique. Ceci permet aux dirigeantEs du gouvernement et des partis politiques de diriger avec le moins d’entraves possible. Le rôle du peuple se limite strictement à voter (et à être le moins nombreux possible à le faire) et non pas à être partie prenante du processus décisionnel.
La démocratie pluraliste et représentative correspond donc à une procédure : une méthode de sélection du personnel spécialisé dans l’art du gouvernement. La scène politique, lors d’une élection, prend la forme d’un marché dominé par les grands partis politiques en compétition pour obtenir une majorité de voix. À l’ère de la démocratie représentative pluraliste, les partis politiques traditionnels sont à la recherche des votes de la majorité silencieuse. Pour obtenir des voix, ils font des promesses mirobolantes qu’ils savent qu’ils ne pourront tenir. En politique comme dans le monde de la publicité, c’est le règne du look, du paraître et de la séduction qui l’emporte surtout en cette période de médiatisation accrue (car s’ajoute aujourd’hui aux « médias traditionnels » [journaux, radio et télévision], les « médias sociaux »). Voilà pourquoi nous avançons que la vie politique, dans ce que nous appelons les démocraties occidentales, s’est métamorphosée, à travers le temps, en politique-spectacle. Cette politique fonctionne au simulacre, à l’illusion, aux gros mensonges et aux fake-news. Elle vise à faire triompher la liberté individuelle au détriment de la participation du plus grand nombre aux processus politiques.
Liberté individuelle versus participation à la vie politique décisionnelle : le point de vue de Benjamin Constant
La liberté individuelle, nous dit Constant, représente la « véritable liberté moderne ». Cette liberté doit être comprise comme une indépendance individuelle et non comme étant le pouvoir de prendre part à toutes les décisions politiques.
Messieurs, je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté […]. L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. […]
Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis d’Amérique, entendent par le mot de liberté ?
C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies.
Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.
Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté des modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion […]. (Constant, Benjamin. (1819). De la liberté des anciens comparée à celle des modernes.
De cette longue citation, il se dégage que la compréhension de Benjamin Constant de la liberté chez les anciens impliquait une démocratie participative et le partage du pouvoir politique entre les citoyens d’une même patrie. Alors que pour les modernes, il s’agit, selon lui, de « la sécurité dans les jouissances privées ». L’autorité politique doit garantir la liberté de la vie privée dans le cadre d’une démocratie représentative. Pour ce qui est de l’étendue du droit de vote, Constant se disait partisan d’un gouvernement représentatif élu sur la base d’un suffrage capacitaire (faculté de lire et d’écrire) et censitaire (qui verse à l’État une redevance monétaire).
Pour conclure : La tentation du retour à un vote quasi censitaire
Puisque nous vivons dans une « oligarchie élective », il est légitime de se demander si la démocratie existe quelque part en ce bas monde ? Nous répondons positivement à cette question. La démocratie, en tant que pratique dans un processus décisionnel, oui cela existe. Nous pouvons l’observer dans les associations de proximité. Il y a des groupes au sein desquels les décisions se prennent démocratiquement. Il est, par contre, nettement exagéré de qualifier de « démocratique » le processus qui vise à élire les membres du parlement parmi lesquels sera choisie l’oligarchie élective.
Nous vivons au sein d’un régime électoral qui ne cherche pas à favoriser chez les citoyennes et les citoyens le goût de la chose publique ou de la vie politique. Au contraire, tout est mis en œuvre pour renforcer leur apathie politique afin que les décisions politiques puissent être prises principalement par les professionnelLEs de la vie politique. Pour ce qui est des personnes qui ont le goût de revendiquer un élargissement du droit de vote ou un mode de scrutin proportionnel, ces personnes sont présentées comme étant des partisanNEs de l’instabilité gouvernementale. Donc, une menace pour la démocratie libérale. Résultat : moins il y a de personnes qui s’intéressent à la vie politique et moins il y a de personnes qui participent aux choix du personnel politique, plus cela permet aux dirigeantEs conservatrices ou conservateurs et réactionnaires d’aller de l’avant avec leurs choix et leurs décisions qu’elles et qu’ils peuvent imposer sans les soumettre à la délibération démocratique. La situation politique probablement idéale, pour certainEs dirigeantEs, serait de réduire au maximum l’accès au droit de vote et que le plus grand nombre de lois puisse être adopté avec le moins de contraintes sur le plan procédural (sans exclure la possibilité de recourir au bâillon).
Tout ce que le peuple (ou plutôt une partie de moins en moins nombreuse du peuple) est appelé à faire aujourd’hui se résume à ceci : se qualifier pour acquérir le pouvoir de choisir, à l’issue d’une lutte concurrentielle électorale, le ou la représentantE qui siégera au parlement. Bref, griffonner un tout petit signe (un « X » ou une « croix ») sur un bulletin de vote et ensuite, les électrices et les électeurs sont invitéEs à rentrer et surtout à rester dans leur foyer jusqu’au prochain scrutin. Les partisanes et les partisans de nouvelles limites au droit de vote militent activement pour exclure et priver des millions de citoyenNEs de leur droit de vote. Constatons en terminant que pour garantir et assurer le triomphe de la liberté individuelle (liberté accessible uniquement à une infime minorité), il faut que certains membres de la classe dirigeante traficotent, comme nous pouvons l’observer en ce moment aux USA, l’accès au droit de vote… Déplorable !
Yvan Perrier
28 avril 2021
15h15
yvan_perrier@hotmail.com
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