Paris/Québec, le 11 septembre 2022
Après tout, lorsqu’on observe, en termes socio-politiques, la société chilienne d’aujourd’hui, c’est un pays apparemment bien différent que l’on ne manquera pas de découvrir. Qu’on songe à l’émergence ces dernières années de formations politiques a-typiques (post-chute du mur de Berlin pourrait-on dire !) comme par exemple celle du « Frente Amplio », ou même au surgissement d’un puissant mouvement féministe jouant désormais un rôle central dans les revendications avancées par la société civile chilienne. Ou plus près de nous, encore, qu’on pense à la cascade d’événements prometteurs qui ont remis en mouvement la société chilienne entière : depuis l’embrasement social qui, à partir du 18 octobre 2019 a vu des millions de Chiliens descendre dans la rue (et obtenir, après moult péripéties, un plébiscite autorisant la formation d’une convention constitutionnelle), jusqu’à l’élection du jeune et ex-leader étudiant de gauche Gabriel Boric à la présidence de la République chilienne, en passant par l’élection de 155 constituants élus et dont près des 2/3 étaient situés politiquement à gauche. Sans parler bien sûr de ce plébiscite de sortie perdu et destiné initialement à entériner le travail des constituants, le 4 septembre 2022.
Ce sont là les signes d’une indéniable volonté populaire mais aussi des difficultés d’en finir avec cette longue et trouble transition démocratique (1990-2019) qui, après le départ du dictateur et l’élection de Patricio Aylwin, s’est effectuée sous l’égide de présidents civils modérés placés sous l’étroite surveillance des militaires et de leurs puissants alliés économiques. Pas de doute, en trois décennies le Chili a changé de visage, et les grands édifices à l’architecture futuriste ou les voies rapides qui ont transformé le centre de Santiago —et que ne manquera pas de remarquer le voyageur revenant au pays après une longue absence— en sont à leur manière les symboles le plus spectaculaires.
Pourtant en dépit de ces évidentes nouveautés et des promesses qui y sont rattachées, le Chili se retrouve —c’est ce que nous tenterons de montrer ici— face à des dilemmes de fond, butant sur certaines limitations de base, donnant l’impression que l’histoire récente, au-delà de changements pourtant non négligeables, ne cesse de se répéter, de bégayer autour de quelques fractures souterraines sur lesquelles il revient invariablement buter. C’est tout au moins ce que l’on aurait envie d’affirmer en gardant en mémoire ce que nous avons écrit à l’époque, et en choisissant de regarder les choses depuis la perspective de l’histoire et celle du temps long. C’est là l’intérêt de cette réédition : non seulement rappeler de quoi fut fait le passé (de manière à ne pas en répéter les possibles erreurs), mais aussi et surtout se donner les moyens, comme le disait Walter Benjamin , de déchiffrer et démystifier cette histoire des vainqueurs qui s’est, plus souvent qu’autrement, imposée au Chili ; mais point pour la magnifier ou en accepter les diktats, tout au contraire pour s’ouvrir à la possibilité d’en inverser le cours en redonnant aux vaincus la place qui leur revient et qu’on n’a cessé pourtant par tous les moyens possibles de mettre à la marge et d’oublier.
Car c’est précisément ce à quoi à l’époque nous nous sommes employés quand, il y a 30 ans, nous avons travaillé sur cette tranche d’histoire si décisive du Chili des années 1973-1993 : faire apercevoir d’un même mouvement, l’ampleur des ruptures et transformations sociales, politiques et économiques qui se sont opérées à l’époque sous l’impact de la dictature de sécurité nationale du général Pinochet, mais en même temps sans rien omettre des inlassables efforts des classes populaires pour résister, s’y opposer, puis se donner les moyens à partir des grandes protestas de 1983-1984 d’accélérer inéluctablement le départ du dictateur. Car les années Pinochet ont été beaucoup plus qu’une simple parenthèse autoritaire de presque 17 ans. Elles ont correspondu à une authentique contre-révolution capitaliste, ouvrant non seulement une voie royale aux politiques néolibérales contemporaines, mais aussi brisant pour longtemps, et à travers une implacable répression, le dit « l’ennemi intérieur », c’est-à-dire l’ensemble de ceux et celles qui avaient aspiré à plus de justice et d’égalité au sein de l’Unité populaire de Salvador Allende et continuaient à s’opposer d’une manière ou d’une autre à tout projet de refondation capitaliste.
Et d’avoir cherché dans cet ouvrage à faire apercevoir la globalité de ce projet, tout comme la vaste perspective historique dans lequel il s’insérait ainsi que les inéluctables luttes de résistance collective qu’il soulevait, n’a pas été pour rien dans son aptitude à compter encore, à résister au temps. En effet, en faisant le choix —non pas de s’attarder à telle ou telle demande sociale particulière, ou encore aux seules garanties formelles contenues dans les promesses de la transition démocratique— mais de privilégier au contraire les enjeux socio-économiques des luttes populaires de l’époque, il devenait possible de mettre à jour une grille socio-historique explicative particulièrement féconde, susceptible non seulement de rendre compte des affres de la transition des années 1990, mais encore d’expliquer bien des obstacles institutionnels et juridiques rencontrés jusqu’à aujourd’hui.
Et sans doute est-ce ce qui permet à ce texte –au-delà des nombreuses informations historiques qu’il ravive— de garder une certaine jeunesse. Comme on nous l’a raconté, au moment des grandes manifestations étudiantes chiliennes de 2011 et alors qu’était épuisée la première édition de ce livre, des photocopies clandestines de ses chapitres les plus importants avaient commencé à circuler, tant les informations qu’on y retrouvait permettaient d’alimenter la discussion critique au sein des collectifs de manifestants et de grévistes en lutte.
Les dimensions internationales de la répression : l’opération Condor
Mais dire cela, ne signifie pas pour autant que cet ouvrage ne recèle pas des manques, des omissions que le recul du temps et la découvertes d’archives alors inaccessibles permettent aujourd’hui de mieux mesurer. Ainsi en va-t-il de l’opération Condor dont il n’est pas question dans notre ouvrage et qui pourtant a été l’expression même de cette internationalisation de la répression déployée par les militaires du sous-continent. Il vaut la peine d’y revenir un instant, puisqu’elle donne la mesure de son ampleur comme des complicités mises en jeu à l’époque et qui vont bien au-delà de ce qu’on pourrait imaginer. Certes, notre livre avait bien cherché à montrer –notamment à travers l’analyse du rôle de la DINA puis de la CNI— le degré de sophistication et d’organisation de la répression subie par le peuple chilien pendant les années de la dictature. Mais nous ne disposions pas à ce moment-là des éléments concrets permettant de comprendre et surtout d’illustrer la teneur des liens internationaux noués à cette occasion. Car, comme on le sait désormais, l’opération Condor (Operación Cóndor) est le nom donné à une campagne d’assassinats et de luttes anti-guérillas coordonnées avec le soutien des USA et menées conjointement entre les années 1975 et 1982 par les services secrets des dictatures militaires alors en place en Amérique latine. Son but premier étant, par le biais d’une coopération resserrée entre divers services secrets, de lutter contre « l’ennemi intérieur », terme suffisamment vague pour rester extensible et autoriser tous les arbitraires et abus possibles ainsi que mettre au pas, en les torturant et assassinant, ceux et celles qui en étaient la véritable cible : les militants des classes populaires.
La chasse aux opposants du général Pinochet ne s’est donc pas arrêtée aux frontières du Chili, et a trouvé son correspondant dans l’Argentine de Jorge Rafaël Videla, l’Uruguay de Juan Bordaberry, le Brésil d’Ernesto Geisel, le Paraguay d’Alfredo Stroessner et la Bolivie d’Hugo Banzer ; tous dictateurs de leur état et sous la gouverne desquels étaient pourchassés avec la même efficacité macabre non seulement d’autres militants anti-dictature, mais aussi des proches d’Allende et des militants de la gauche chilienne assassinés en Europe, en Argentine, aux USA. Ainsi en a-t-il été du fameux assassinat à Washington le 21 septembre 1976, d’Orlando Letelier, ancien ministre de Salvador Allende, et de son assistante Ronni Moffitt . Or pour monter de telles opérations et bénéficier d’une impunité quasiment planétaire, il fallait disposer non seulement d’importants moyens matériels et financiers mais aussi d’une étroite coopération entre services secrets. Les preuves de cette organisation de haut niveau vont surgir par hasard en décembre 1992, à la suite de la chute de la dictature Stroessner du Paraguay, une des plus stables du continent puisqu’elle a duré de 1954 à 1989. Près de 600 000 pages d’archives ont ainsi été découvertes dans un commissariat par l’avocat paraguayen Martin Almada qui recherchait son dossier personnel d’ancien prisonnier politique et qui a pu révéler au monde entier l’existence de cette opération secrète ainsi que l’ensemble des réseaux de collaboration policière et militaire qui l’avaient rendue possible.
Mais à y regarder de près, cette opération Condor ne représente qu’une partie de l’étendue de la répression qui s’exerçait à l’encontre des militants latino-américains de l’époque. Marie-Monique Robin explique dans un ouvrage paru en 2004 que la torture, la création d’escadrons de la mort, la répression camouflée, les opérations clandestines n’ont pas pour seule origine les Amériques, mais avaient été enseignées, en particulier en Argentine, depuis les années 1960 par des spécialistes français qui avaient acquis leur « expertise » pendant la Guerre d’Algérie. En ce sens, ces collaborations officieuses et de longue date, cautionnées par les pouvoirs politiques, doivent être mises en rapport avec la coopération très officielle qui a pu s’établir par exemple entre le général Pinochet et le président français Valéry Giscard d’Estaing de 1974 à 1981, et qui a eu pour effet notamment de faire remplacer l’ambassadeur de France au Chili, Pierre de Menthon, bien connu pour avoir sauvé des griffes de la dictature, des centaines de militants de l’Unité populaire en leur offrant l’asile de son ambassade. Par ailleurs quand a été décidée l’opération du MIR « Retour au Chili », le colonel Manuel Contreras, chef de la DINA a reconnu que la DST (le service de renseignement français) le tenait informé à partir de 1978... « dès qu’un chilien prenait l’avion ». De son côté, Michel Poniatowsky, alors ministre français de l’intérieur sous Giscard d’Estaing, fut reçu en Argentine par la Junte et apporta son soutien au pouvoir militaire dans les médias locaux. Ce pays deviendra d’ailleurs une des plaques tournantes du Plan Condor, et les généraux argentins se féliciteront de la coopération française en la matière, puisque dès les années 1950, des officiers français formaient les officiers argentins en France comme en Argentine à la « contre-insurrection » et enseignaient aussi bien la torture que les techniques d’infiltration ou de disparitions ; techniques qui par la suite seront largement essaimées dans tout le sous-continent.
En fait ce que révèlent aussi bien l’opération Condor que le livre-enquête de Marie-Monique Robin, c’est l’implication directe de certaines des grandes démocraties occidentales dans ces politiques d’élimination physique des opposants aux dictatures. Que ce soit par l’intermédiaire d’une aide directe (avec des conseillers militaires ou policiers), ou par le biais d’un échange de services, ou encore à travers l’offre d’une formation commune, la complicité institutionnelle reste patente et explique très largement le fait que les crimes de ces escadrons de la mort soient restés trop souvent impunis, notamment quand ils étaient commis dans des pays européens ou aux USA. Comment oublier, par-delà le langage diplomatique de circonstance, le ferme soutien d’Henri Kissinger apporté à Pinochet le 8 juin 1976 : « Aux États-Unis, comme vous le savez, nous sommes de tout cœur avec vous (…). Je vous souhaite de réussir » ?
L’affaire de l’arrestation de Pinochet à Londres le 16 octobre 1998, est en ce sens des plus éclairantes. Elle est en tous cas l’illustration, tout autant des nets partis-pris des démocraties occidentales en sa faveur que des difficultés rencontrées au Chili pour obliger le dictateur à rendre des comptes à la justice ; expression même des puissants verrous qui ne cesseront de peser sur la transition démocratique chilienne. On s’en souviendra, c’était à la fin des années 90, Pinochet avait à cette époque quitté les arcanes du pouvoir politique. Il n’était plus à cause de son âge, commandant en chef des forces armées chiliennes, mais il restait sénateur à vie, et à ce titre disposait encore d’indéniables protections et d’une solide immunité. Il fut néanmoins arrêté par la police britannique –alors qu’il s’était rendu en Grande Bretagne pour un traitement médical—, et le fut suite à un mandat international émis par le juge espagnol Balthazar Garzón qui justement enquêtait sur l’opération Condor. Mais chose remarquable, alors que les preuves de son implication dans cette affaire s’étaient multipliées, le gouvernement d’Eduardo Frei ainsi que les partis de la Concertation –nous sommes alors en pleine période de transition démocratique— ne vont s’entendre à propos de son arrestation que pour réclamer sa rapide libération et son retour au Chili. De son côté, le gouvernement de Tony Blair, prenant appui sur l’état de santé supposé déficient du dictateur, après cinq cent trois jours de détention et moult péripéties juridiques, le renverra finalement le 2 mars 2000 au Chili... dans un fauteuil roulant. A son arrivée à Santiago, il aura pourtant l’outrecuidance de s’en extraire avec facilité et d’aller saluer ses partisans rassemblés pour célébrer son retour.
Et si 2 ans plus tard, le 26 août 2004, la Cour suprême du Chili lèvera quand même son immunité quant à son implication dans l’opération Condor, la justice chilienne le relaxera en juin 2005 (sous le motif que les recours déposés par les familles des victimes étaient irrecevables) ; décision confirmée le 15 septembre 2005 par la Cour suprême. Il continuera pourtant à être poursuivi pour d’autres faits, comme pour l’opération Colombo (dans laquelle il aurait couvert l’exécution de 119 membres du MIR dont les cadavres ont été retrouvés en Argentine et au Brésil en 1975), mais aussi pour fraude fiscale et détournement de fonds. Sa mort le 10 décembre 2006 mettra néanmoins un terme à ces poursuites et permettra à sa famille de conserver le gros des biens qu’il avait frauduleusement acquis pendant ces années de dictature.
Tout l’indique ici : les services secrets et policiers occidentaux, avec l’aval de leurs gouvernements respectifs, ont couvert les acteurs clefs de l’Opération Condor, hommes de mains comme responsables politiques. Et c’est certainement une des raisons qui a permis à Pinochet de finir tranquillement ses jours chez lui et d’y mourir en paix malgré tous les crimes dont il était à l’évidence responsable .
Déstructurations socio-économiques et crise du politique
Au-delà de cette impressionnante internationale de la répression, il reste une autre dimension sur laquelle nous n’avons sans doute pas assez insisté à l’époque et qui peut expliquer le cours si contradictoire et laborieux pris depuis par ce qu’on a appelé la transition démocratique. En fait, tout en ayant dans notre livre, bien mis en lumière les traumas de la répression de masse et les effets déstructurants des politiques néolibérales et dictatoriales, nous ne les avions pas à l’époque suffisamment combinées aux conséquences de la crise du politique née de la chute du mur de Berlin et de la dislocation de l’Union soviétique, et surtout nous n’avions pas assez porté attention aux effets en chaîne délétères que cet ensemble de facteurs économiques, sociaux, politiques et culturels finirait par produire sur les résistances populaires et le re-développement des forces de gauche. Avec tout ce que cela peut impliquer pour ces dernières de nouveaux défis, tant théoriques que pratiques !
Jusqu’au début des années 90, les habitants des poblaciones chiliennes —le cœur de la lutte contre la dictature— étaient organisés pour leur survie dans maints comités ou associations de luttes et d’entraide qui structuraient la vie collective de ces quartiers, et les militants politiques de gauche aux côtés des prêtres ou religieux proches de la Théologie de la Libération, avaient fait en sorte que la solidarité sociale et politique irrigue la vie quotidienne de ces hauts lieux de lutte et de résistance qu’ont été par exemple La Victoria, Yungay, Lo Hermida, ou encore tant d’autres quartiers populaires de la périphérie de Santiago et des grandes villes chiliennes.
La transition démocratique va cependant rapidement mettre fin à ces dynamiques solidaires. Et cela, non seulement parce que les intérêts des classes populaires vont être sacrifiées sur l’autel de la concorde nationale et que se multiplieront les déceptions vis-à-vis des compromis politiques jalonnant les négociations préparant la transition, mais aussi parce que vont rapidement s’effondrer les collectifs et associations qui quadrillaient et structuraient l’espace social et politique des quartiers populaires. En outre, le fait de voir s’éloigner l’espérance d’un changement radical d’ordre politique va rapidement déboucher sur la recherche de solutions individuelles, avec à la clef le retour de la « débrouille individuelle » mais aussi de la petite violence qui s’exprimera désormais dans les quartiers populaires par le biais de trafics en tout genre et de marchés parallèles ou clandestins ; expression même de ce « néolibéralisme des pauvres » au sein duquel —stimulées par les politiques gouvernementales de développement de micro-entreprises- vont primer sur tout autre genre de relation, des relations de type entrepreneurial.
Ces quelques indications empiriques concernant les transformations de la vie quotidienne des quartiers populaires chiliens le montrent bien : il va se jouer à partir du début des années 1990 et à l’échelle de la planète une série de phénomènes nouveaux qui va peser lourd dans la suite des choses, et en particulier sur la dynamique socio-politique chilienne. La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’URSS en 1991 ont eu en effet des conséquences innombrables. La principale a été non seulement la fin de la Guerre froide, mais aussi et surtout la montée en force d’un nouveau mode de régulation de l’économie capitaliste de libre marché : le néolibéralisme. Alors que le Chili du général Pinochet faisait –dès 1973— figure de laboratoire en la matière, avec Ronald Reagan aux USA (1979) et Margaret Thatcher au Royaume-Uni (1979), le rouleau compresseur néolibéral va peu à peu s’imposer dans des pays clefs du monde occidental, puis partir à la conquête de la planète entière. Mais sans qu’on en mesure immédiatement toute la portée. Car il ne s’agit pas avec lui, d’une autre de ces modifications de politique économique qu’on a connues dans le passé, qu’il s’agisse par exemple du New deal aux USA, de la politique d’industrialisation par substitution d’importations de la CEPAL pour l’Amérique latine, ou même du plan Marshall dans l’Europe de l’après-guerre.
Il faut dire à ce propos qu’avec la montée en puissance du néolibéralisme —elle-même combinée à la crise des alternatives socio-politiques anti-systémiques (communiste, social-démocrate et national-populaire) ayant suivi l’implosion des pays socialistes— nous sommes entrés dans une ère radicalement nouvelle. Et ce qui, avec le néolibéralisme, apparaît en premier lieu comme un simple mode de régulation économique (prônant privatisations libéralisation des échanges et dérèglementation des contraintes publiques), véhicule en fait un projet de société très large, et qui plus est aux prétentions totalitaires, dans la mesure où il se présente désormais non seulement comme un projet globalisant (touchant autant au rôle du libre marché qu’à celui de l’État et à la fonction de l’individu en société), mais aussi et surtout comme un projet qui n’a devant lui plus aucun rival susceptible d’entrer sérieusement en concurrence avec lui. C’est ainsi qu’en mode de régulation néolibéral du capitalisme, on va chercher non seulement à faire disparaître les attributs de l’État keynésien, mais encore on s’emploiera à dissoudre le statut de citoyen (d’une société démocratique) dans celui de simple consommateur de biens marchands, tout en ne cessant autoritairement de le responsabiliser sur le seul mode individuel . Le tout, alors que semble disparaître à l’horizon la possibilité de tout autre modèle de société alternatif, et que désormais ce mode de régulation se présente comme l’aboutissement d’une science dite « exacte » ayant mis à jour des lois présentées comme « naturelles », faisant que les principes de l’économie néolibérale ne se discutent plus, qu’ils vont de soi et s’imposent comme des évidences.
Dans le contexte contemporain, le néolibéralisme a donc fini par prendre la forme d’un nouveau fondamentalisme, au fond bien plus dangereux que celui, si classique de l’univers religieux traditionnel. Des « hommes en gris » –complet veston-cravate— prédicateurs et techniciens experts en économie, parcourent la planète pour mettre en œuvre le même type de politique, de l’Amazonie à l’Inde en passant par le Canada, le Congo et l’Amérique latine ou tout autre territoire où des êtres humains ont l’heur de vivre. Ils portent les prestigieux insignes du FMI, de la Banque Mondiale, ou se revendiquent de grands cabinets conseils, et ne se trompent jamais, tout en ne rendant jamais de comptes et en faisant appliquer de mêmes et implacables diktats dont les conséquences funestes ne manqueront pas de se faire sentir pour des millions d’individus. Avec à terme, au-delà des inévitables remontées de inégalités sociales, toujours le même résultat : la mise en place d’un nouveau type d’État qui finit par s’imposer partout et dont justement la constitution de 1980 de Pinochet –rédigé par l’avocat et constitutionnaliste d’extrême droite Jaime Guzman— a tenté d’installer à tout jamais les principes.
De quoi s’agit-il ? D’un État dit « subsidiaire » (c’est-à-dire considéré comme « secondaire ») qui a cependant pour fonction de protéger —en le mettant à l’abri de toute contestation substantielle— le droit de propriété, de commercer et de faire des affaires, tout en cherchant à maintenir une séparation radicale entre le monde de la politique (considéré comme l’affaire d’experts ou de techniciens neutres nécessairement fortement rémunérés ) et les aspirations sociales de la société civile d’en bas. Résultats : tout geste citoyen qui va s’apparenter à une remise en cause de ces principes, ne relèvera plus de la contestation légitime mais sera aussitôt associé à de la délinquance et de la subversion, ou encore à une pathologie maladive, tendant ainsi à donner à ce nouvel État néolibéral un tour essentiellement répressif, puisque dans le nouvel État néolibéral, le conflit social n’a plus vraiment de place. Et en contrepartie, s’imposera la figure d’un État gestionnaire qui aura besoin pour fonctionner de professionnels s’exerçant en politique comme pour n’importe quel métier. À ce titre, on apprendra la politique de la même manière que la physique ou la chimie, en n’hésitant pas à confier son sort à des élus professant que l’État est neutre, flottant au-dessus de tous les clivages sociaux existants. Même dans les grands partis de gauche, l’État n’est plus questionnable, sauf à la marge, et plus personne n’imagine, comme par exemple à l’époque des communards parisiens de 1871, qu’il puisse s’éteindre ou pour le moins être transformé de part en part . Tout au plus peut-on en améliorer quelques rouages. Après tout, comment s’aventurerait-on à contester un État qui a su donner l’illusion de sa neutralité vis-à-vis de tout conflit social, tout en ayant réussi à propager l’idée que les règles du jeu économique sont désormais « naturelles » et par conséquent intouchables ?
C’est sans doute ce qui a fondamentalement changé : dans les années 1980, le capitalisme néolibéral chilien était avant tout perçu comme une simple affaire de politique économique. Il faudra attendre des années pour qu’on puisse saisir comment, dans le contexte contemporain, il a pu devenir beaucoup plus que cela : une conception globale et cohérente de l’État, de l’individu et des rapports sociaux se légitimant d’une vision « naturaliste » des lois économiques. Une conception que les partis de la Concertation, co-organisateurs avec les militaires de la transition au Chili, ont eu vite fait cependant d’intérioriser et d’intégrer à toutes leurs interventions politiques.
L’exemple le plus frappant que l’on puisse trouver à cet égard, fait écho à la façon dont la Concertation, lorsqu’elle est arrivée au gouvernement au début des années 90 a réglé le problème de la presse écrite et de la nécessité en régime démocratique qu’elle puisse rester, libre, critique et plurielle. Elle a décidé d’en laisser la régulation au libre-marché capitaliste, provoquant à très court terme la faillite de pratiquement tous les médias critiques qui faute de subventions publiques ont dû disparaître, eux qui pourtant en pleine période dictatoriale avaient pu maintenir à bout de bras –grâce aux luttes, courage et abnégation de nombreux journalistes— les exigences d’un certain pluralisme à travers l’existence de revues ou journaux comme par exemple Analisis, Hoy, Apsi, La Época.
De manière plus classique, on pourrait aussi évoquer l’austérité budgétaire ou les privatisations, (notamment d’un bien commun comme l’eau) qui sont ainsi devenues pour la Concertation et ses tacites alliés de droite des évidences intouchables, des principes intangibles sur lesquels on ne pouvait transiger. Et qui, lorsqu’il fallait prendre position vis-à-vis des revendications du peuple chilien, se légitimaient du sempiternel « là on ne peut rien faire »... suivi d’une implacable répression ! Les différents mouvements sociaux, qui à partir de 2006 ont essayé en vain et de manière répétée de se faire entendre auprès des leaders de la Concertation, en savent quelque chose !
Il est vrai que cette victoire néolibérale a été facilitée par les conséquences sociopolitiques de la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique. Dans leur sillage, ce n’est pas seulement le stalinisme qui s’est écroulé mais aussi et surtout —sous le signe de la fin des utopies des années 90— tous les grands paradigmes socio-politiques de transformation sociale encore en vigueur : communisme, social-démocratie et national-populisme compris, entrainant au passage, non seulement une recomposition politique des forces de gauche, mais aussi et en même temps une formidable crise de la représentation politique et du politique lui-même. À travers leur délégitimation et pertes de crédibilité respectives, c’est tout l’univers des alternatives politique de gauche au capitalisme néolibéral qui est questionné, et dont tous les fondements sont littéralement remis sur la table. C’est d’ailleurs à l’aune de ces changements que s’accélèrera la mutation d’une fraction de la gauche latino-américaine en gauche social-libérale, et que les autres courants du mouvement communiste international, connaîtront des destins contrastés : marginalisés pour beaucoup d’entre eux, ils oscilleront pour les autres entre fidélité plus ou moins rigide au passé (comme au Chili et au Portugal), et « aggiornamiento » social-démocrate (comme en Italie et en Espagne).
Mais quoiqu’il en soit du parcours singulier de chacun des courants politiques de gauche qui ont participé de près ou de loin à la Concertation, cette dernière n’a cependant jamais manqué de reprendre à son compte le gros des dogmes néolibéraux, se pliant à la vision globale du monde qu’ils impliquaient, transformant profondément le Chili jusqu’à ne le voir plus qu’à travers les yeux d’une société de consommateurs dépolitisés. Et il faudra attendre la deuxième moitié des années 2010 et la relance des mobilisations portées par une jeunesse n’acceptant plus ce discours du renoncement pour que soit questionnée à une échelle de masse la légitimité même du néolibéralisme et que naissent au passage de nouvelles formes de luttes et de préoccupations revendicatives.
Des grandes protestas de 1983-1984 à l’insurrection populaire et citoyenne de 2019
Et c’est là où peut-être, ce sur quoi nous avions tant insisté dans les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), pourrait nous être utile : une sorte de clef interprétative toujours féconde, ou plutôt une méthodologie socio-politique prometteuse susceptible d’aider autant à décrypter le passé qu’à comprendre les temps présents. Car c’est ce qui nous avait frappé à l’époque : comment avait-il été possible que les grandes protestas de 1983-1984, qui avaient littéralement sonné le glas de la dictature chilienne par l’ampleur et la force des mobilisations populaires qu’elles avaient suscitées, n’aient pas pu déboucher en 1989-1990 sur autre chose qu’un gouvernement de la Concertation dirigé par une Démocratie chrétienne qui pourtant avait ouvert sans vergogne la porte aux militaires en 1973 ?
Certes, pour répondre à une telle question, tout le monde évoquera d’emblée les rapports de force politiques en présence, la toute-puissance des forces armées toujours en alerte, ou encore le rôle des USA si prégnant, et bien sûr la répression du corps des carabiniers invariablement cruelle et omniprésente. Et avec raison ! Néanmoins, ce furent des mobilisations populaires massives, au cœur des « poblaciones » chiliennes, qui déclenchèrent les prémisses de ce processus de changement, et qui justement purent bousculer les rapports de force socio-politiques que tout le monde croyait alors institutionnellement inébranlables, installés tout comme à jamais. Et ce fut grâce au courage de ces militants et militantes des quartiers populaires, grâce à leur colère et leur abnégation, à leur sens de l’organisation et de la lutte –et notamment grâce aux près des 500 morts, victimes à ce moment-là de la répression militaire et policière— qu’au Chili a pu s’ouvrir une véritable fenêtre sur la démocratie et à la liberté.
Il y a donc toujours, à travers les décisions politiques qui sont prises et les interventions collectives qui en découlent, d’indéniables marges de manœuvre qui peuvent se dessiner, d’indéniables espaces de liberté qui peuvent s’ouvrir, ce que l’on pourrait appeler « la part non fatale du devenir » et sur lesquels il reste toujours possible d’agir pour les vivants que nous sommes. C’est la raison pour laquelle nous avions à l’époque suivi avec beaucoup d’attention les choix politiques qui avaient été entérinés par les différents courants des forces de gauche du Chili. Qu’il s’agisse par exemple de ceux du Parti communiste, si partagé entre son discret soutien au Frente Patriotico Manuel Rodriguez et ses alliances opportunistes avec la Démocratie chrétienne. Ou encore de ceux du Parti socialiste, divisé en plusieurs courants concurrents et surtout déjà miné par des orientations sociales-libérales chaque fois plus hégémoniques. Ou même de ceux du mouvement syndical chilien en pleine période de recomposition et encore lourdement handicapé par les lois néolibérales pesant sur le travail. Et nous n’avions pas manqué de noter l’influence qu’ils avaient pu avoir, chacun à leur manière sur la suite des événements.
Car même si on ne peut jamais refaire l’histoire, cette dernière se présente pour les humains que nous sommes, toujours sous forme de bifurcation que l’on peut, aux temps présents, choisir de prendre ou ne pas prendre. Et déjà à l’époque, il était impossible de ne pas voir qu’était en train de se nouer une solution politique de rechange à la dictature autour de la Démocratie chrétienne et de ses appuis US ; une solution politique qui se constituait depuis le haut en permettant aux militaires de continuer à gouverner derrière le trône, mais qui laissait en l’état le modèle économique capitaliste et néolibéral, cautionnait l’impunité et mettait de côté toutes les aspirations au changement qui –depuis le bas— hantaient les classes populaires et dont cherchaient à se faire l’écho une partie des forces de gauche, encore sur la défensive et désorientée, en pleine période de recomposition.
Comment aurait-il été possible d’éviter une telle voie de sortie, ou d’en proposer une qui lui soit véritablement alternative ? C’était là, à l’époque la grande question de tous ceux et celles qui persistaient à militer à gauche en gardant au cœur l’héritage émancipateur de l’Unité populaire. Et s’il fallait, du côté des obstacles à prendre en compte, bien sûr jeter dans la balance les faiblesses d’une gauche désarticulée par la répression et qui plus est désorientée par les aléas d’une conjoncture historique difficile, il sautait néanmoins aux yeux qu’existait, au cœur de la société chilienne –expression même de conflits de classes fondamentaux— une vive tension sociale et politique jamais complètement résolue et qui ne cessait de tarauder la société entière. Une tension entre, d’une part la permanence de fortes mobilisations sociales et populaires interpellant les équilibres politiques en vigueur, et d’autre part la capacité des classes possédantes chiliennes à leur trouver –vaille que vaille— une sortie ou traduction institutionnelle conforme à leurs seuls et étroits intérêts. Faisant voir comme jamais ce qui manquait : une authentique et puissante alternative socio-politique provenant des classes populaires et susceptible de se faire pleinement l’écho de leurs intérêts et aspirations du moment. Faute d’avoir pu, ou eu le temps de (?) la bâtir, ce fut la Démocratie chrétienne qui prit politiquement le leadership de la transition, avec non seulement toutes les formidables limitations que nous avons pu noter depuis, mais aussi cette intériorisation en profondeur des valeurs néolibérales dont la société chilienne fait si douloureusement les frais aujourd’hui.
Et si nous nous permettons de revenir ainsi sur le passé, c’est que nous pensons qu’il existe —de par les intrinsèques limitations qu’a connues la transition démocratique chilienne— d’indéniables parentés entre cette période des années 1990 ouverte par les grandes protestas de 1983-1984 et celle que le Chili est en train de vivre aujourd’hui, entrouverte, elle aussi par une rébellion populaire, le 18 octobre 2019.
Les faits les plus marquants de cette dernière sont sans doute encore dans la mémoire de beaucoup, et le slogan répété à satiété « ce n’est pas 30 pesos, mais trente ans » d’abus avec lesquels il faut en finir, nous en rappelle justement le sens profond. À la faveur d’une augmentation de 30 cents du billet de métro décrété par le gouvernement néolibéral du président Piñera et dans le sillage des manifestations lycéennes qui s’en sont suivies, violemment réprimées par les carabiniers, se sont finalement réunis en une seul et même cause politique, tous les mouvements sociaux les plus actifs qui depuis 2006 s’étaient régulièrement, mais séparément, opposés aux politiques néolibérales promues par la Concertation.
Qu’il s’agisse des mouvements étudiant et lycéen (qui s’étaient déjà fait massivement entendre en 2006 et 2011 en exigeant notamment la gratuité scolaire), ou du mouvement féministe (dont les rassemblements à l’occasion du 8 mars ne cessaient de prendre de l’ampleur au fil des ans en dénonçant avec force les inégalités hommes/femmes comme les discriminations frappant la dissidence sexuelle). Qu’il s’agisse aussi des divers mouvements mapuches et autochtones (luttant contre les mesures d’exception héritées de la dictature qui ne cessaient de peser sur eux), ou même du mouvement anti AFP (qui menait une lutte massive contre la privatisation du système de retraites) et du mouvement écologique alors en pleine essor : tous ont à cette occasion –aguerris par leurs difficultés et échecs passés— fait cause commune politique, entraînant dans leur sillage des millions de chiliens exaspérés puis donnant corps à un soulèvement populaire et citoyen inattendu, prenant la forme de manifestations gigantesques et de concerts de casseroles (cacerolazos) à travers le pays entier, accompagnées dans les premiers jours d’incendies de stations du métro (dont on ne connaît toujours pas les protagonistes), de pillages et de destructions de commerces. Ce qui ne manqua de pousser le 23 octobre, le Président Piñera à recourir à la Loi de sécurité intérieure de l’État, puis le 28 octobre après la plus grande manifestation alors enregistrée dans l’histoire du Chili (1,5 millions de personnes à Santiago), à déclarer l’État d’urgence pour 15 jours, décrétant des couvre-feu à Santiago comme dans plusieurs villes du pays et envoyant l’armée dans la rue. Point de départ d’une spirale de violence répressive qui, dès le 23 octobre, avait déjà engendré 18 morts, 269 blessés et plus 1 900 personnes arrêtées .
Comment avait-on pu arriver là ?
En fait cette hausse annoncée du prix du métro fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, le détonateur révélant l’ampleur des frustrations collectives vécues depuis au moins trois décennies par de larges secteurs de la population chilienne. Car après le départ du général Pinochet en 1990 et la mise en place de la transition démocratique, se sont creusées au Chili de profondes inégalités sociales, contribuant à faire de ce dernier, le pays le plus inégalitaire de l’OCDE . Et il s’est installé un régime –largement cautionné par la Concertation— où, pour le bénéfice des plus riches, les systèmes de santé, d’éducation, de retraites et de gestion de l’eau, ont été complètement ou en grande partie privatisés, objets de profits et d’enrichissement démesurés. Conduisant par exemple l’eau (des fleuves et des rivières) à devenir une ressource qu’on peut vendre, mettre à l’encan et monopoliser pour son seul profit privé ; ou encore, laissant la santé et l’éducation publiques exsangues et créant un système de retraite par capitalisation particulièrement injuste, n’offrant qu’une rente de misère à l’immense majorité des personnes âgées de plus de 65 ans ). Le tout garanti –il faut le souligner— par une constitution mise en place en 1980 par le général Pinochet et dont aucun des principes essentiels n’avaient pu être modifiés depuis par les cinq gouvernements de la concertation. Institutionnalisant comme nous l’avons vu précédemment l’existence d’un État dit subsidiaire, et par conséquent autoritaire ainsi qu’un fossé infranchissable entre la classe politique et la société civile ; laissant ainsi la société entière à la merci d’une série de verrous constitutionnels anti-démocratiques particulièrement efficaces, en particulier par le biais d’une mécanique de vote complexe incluant des votes au 2/3 et offrant un droit de veto de facto aux forces conservatrices de droite.
Or c’est justement par l’intermédiaire de cet ensemble de verrous que nombre des demandes sociales des 30 dernières années avaient pu être systématiquement renvoyées aux calendes grecques. D’où le fait que la constitution soit devenue soudainement pour tous et toutes une question politique clef. D’où le fait aussi qu’au milieu d’une contestation sociale grandissante, elle ait donné lieu un mois plus tard, le 15 novembre 2019, à un compromis politique chaudement discuté au sein d’une classe politique par ailleurs grandement délégitimée . D’où le fait qu’enfin un « Accord pour la paix sociale et la nouvelle constitution » ait été entériné et signé derrière des portes closes, entre le gouvernement et les forces politiques de droite et de gauche, ouvrant cependant la voie –non pas à une constituante— mais à une convention constitutionnelle dont l’élection comme les prérogatives étaient soumises à une série de garde fous, permettant à la droite d’imaginer que le processus resterait étroitement encadré, sans risque de remise en cause par trop radicale. De quoi –en contrepartie- laisser penser à beaucoup et en particulier aux représentants des mouvements sociaux les plus actifs, que la droite avait pu ainsi une fois encore bloquer tout changement substantiel.
La suite, tout le monde la connaît, et même si peuvent fortement diverger les interprétations à son propos, elle a cependant mis en lumière un élément indiscutable : il était en train de souffler au Chili, soudainement réveillé par la rébellion populaire d’octobre 2019, un vent de changement institutionnel, certes fragile et fait de multiples tensions, mais non négligeable. Non seulement la tenue d’une convention constitutionnelle a été plébiscitée majoritairement le 25 octobre 2020 par les électeurs, mais encore les 155 constituants et constituantes (élues de manière paritaire les 15 et 16 mai 2021) l’ont été à plus de 2\3 sur des positions clairement marquées à gauche . Et, parallèlement à la victoire du candidat de gauche Gabriel Boric à l’élection présidentielle du 11 mars 2022 (après une chaude lutte avec le représentant d’extrême droite Antonio Kast ), ces constituants sont parvenus à élaborer une constitution en tous points différente de la précédente : institutionnalisant la parité homme/femme et reconnaissant le droit à l’avortement, formalisant le retour de l’État social (gratuité de la santé et de l’éducation) comme le principe de la pluri-nationalité ou encore de l’autonomie des régions, intégrant au passage non seulement de nettes préoccupations écologiques, mais encore plusieurs notables mécanismes de démocratie participative. Faisant même miroiter les promesses d’une incontestable révolution constitutionnelle ! Tout en somme pour –jusqu’à la nette victoire du « rechazo », le 4 septembre 2022— donner à penser que le peuple chilien était en train de faire un véritable bond en avant, ouvrant même à nouveau et dans la liberté, ainsi que l’avait pronostiqué Salvador Allende, les grandes avenues de l’histoire.
Or justement le parallèle historique que nous avons essayé de tracer entre la période de transition des années 1990 et celle d’aujourd’hui, a précisément cette vertu là : celle de nous aider à être plus lucide et circonspect en la matière. Et partant de mieux comprendre peut-être quelques-unes des limitations de ce processus, et notamment celles touchant au cuisant échec du plébiscite de sortie. Et cela, d’autant plus si l’on garde en mémoire les transformations si pernicieuses que le Chili a connues sous l’emprise du néolibéralisme à partir des années 1990, renforçant d’autant la puissance des forces économiques de droite et avec elles, le vaste consensus idéologique autour duquel s’est enraciné le néolibéralisme.
Des leçons à tirer ?
Il est vrai que de la même manière que les grandes protestas avaient réanimé les dynamiques de la lutte politique au cœur de la dictature des années 80, de la même manière, la rébellion de 2019 a forcé le personnel politique chilien –qu’il soit de gauche ou de droite— à ne plus pouvoir se satisfaire facilement des postulats de l’ordre néolibéral, tels qu’ils avaient été implantés par Pinochet et peu ou prou intériorisés (et naturalisés) par les représentants de la Concertation.
Mais si, tout comme lors de la transition de 1990, cette rébellion est ainsi arrivé à bousculer la classe politique, l’obligeant à mettre en route d’importants projets de réformes institutionnelles, elle n’y était parvenue qu’en laissant en suspens, en arrière-plan pourrait-on dire, la question des rapports de force socio-économiques réellement existants entre classes sociales, tout comme celle du modèle économique capitaliste et néolibéral, lui-même plus enraciné que jamais dans la société chilienne.
En somme, restaient dans les faits inchangée les dynamiques socio-politiques de fond à travers lesquelles la droite économique et financière chilienne disposait non seulement d’un soutien toujours actif de l’armée, mais aussi du contrôle de pans entiers de l’économie, tout comme du monopole d’un domaine névralgique en période électorale, celui du secteur médiatique. Alors qu’en face, la gauche avançait en ordre dispersé, certes stimulée, réveillée par l’élan de la rébellion de 2019 et de ses promesses, mais en même temps, sans véritable boussole ou gouvernail politique, partagée entre son allégeance à une poignée de représentants politiques et gouvernementaux toujours suspectés et peu légitimés, et des mouvements sociaux très dynamiques, mais profondément fragmentés ; les uns et les autres divergeant profondément sur la voie à suivre et les façons de faire. Or quand on s’attaque de plein fouet, comme ont voulu le faire les 155 constituants, à un ordre constitutionnel comme celui de Pinochet, on ne peut que faire resurgir aux yeux de tous et toutes, d’importants enjeux politiques, avec tous les implacables conflits que la droite ne manquera pas raviver à ce propos.
Car même dans des situations politiques bien plus favorables comme celles qui ont eu cours au Venezuela, en Équateur et en Bolivie au début des années 2000 et qui ont vu l’acceptation à de larges majorités, de nouvelles constitutions plus démocratiques et progressistes, on s’aperçoit qu’il est resté une marge énorme entre les principes contenus dans une nouvelle constitution, et leur application sur le terrain. Que ce soit au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, les avancées constitutionnelles les plus notables faites ces dernières années (notamment en termes de démocratie participative, de reconnaissance des territoires autochtones ou de valorisation du « buen vivir » ou de la pluri-nationalité), ont été par la suite, soit soumises à des principes constitutionnels supérieurs qui en atténuaient radicalement la portée, soit rognées aux entournures et interprétés à la baisse ou même tout simplement ignorer. Et le tout, toujours au nom d’intérêts économiques supérieurs ou encore de pouvoirs régaliens de l’État non négociables. Faisant voir comme jamais le fossé existant entre de grands et nobles principes juridiques et les réalités concrètes, tout comme la difficulté de faire appliquer de tels principes dans le cadre d’une société « néolibéralisée » sans qu’une une mobilisation sociale et populaire permanente soit là pour veiller au grain et en assurer la mise en place véritable.
On le voit ici –quand on touche à l’ordre néolibéral— les défis qui se présentent sont immenses, et la voie pour les relever particulièrement étroite. Car, ce à quoi s’est attaqué la rébellion d’octobre 2019, c’est en fait à un système global, renvoyant non seulement à un mode de gestion de l’économie capitaliste, mais aussi de manière plus large à une conception autoritaire de l’État et des liens sociaux qu’on prétend dorénavant tisser entre individus (à la responsabilité individuelle surdimensionnée), tendant à écarter a priori toute remise en cause du système pris dans son ensemble ainsi qu’à à réduire à peau de chagrin les espaces démocratiques existants. C’est d’ailleurs ce qui explique cette impression que beaucoup ont eue au soir du 4 septembre 2022 : l’impression d’un pays profondément divisé, coupé en deux, partagé entre les aspirations d’une gauche stimulée par sa jeunesse à se remettre en mouvement, et les volontés revanchardes d’une droite plus puissante que jamais et prête à tous les mensonges pour défendre ses privilèges. C’est aussi ce qui explique –au fil des dérèglements imposés par les diktats du libre marché— le surgissement au Chili d’une série de nouveaux problème aigus qui restent particulièrement préoccupants : depuis l’implantation de puissants groupes mafieux dans le sud du Chili compliquant toute la question des autonomies à accorder au peuple mapuche, jusqu’à la fuite en avant incontrôlée dans l’extractivisme minier se heurtant pourtant aux conséquences dramatiques du stress hydrique produit par les changements climatiques, en passant par les difficultés de gérer sur le mode de l’hospitalité démocratique des flux migratoires stimulés par le tout au marché et la « continentalisation » néolibérale de l’économie latino-américaine.
Certes, la convergence démocratique —cet ensemble de forces plurielles de gauche à travers lequel Gabriel Boric, est arrivé au gouvernement à la faveur des élections présidentielles— ne peut pas être comparée stricto sensu à la Concertation des années 1990. Plus marquée à gauche, plus sensible aux exigences démocratiques tout comme aux oppressions plurielles (de genre, de races, de classes, etc.) dont le souci traverse désormais toute la gauche chilienne ; plus attentive aussi, dans la vie privée aux dimensions existentielles que ces oppressions impliquent au quotidien, elle n’en reste pas moins, profondément marquée par une approche social-démocrate classique, avec tout ce que cela peut impliquer de prudences, ou de concessions et d’orientations politiques clairement réformistes, en particulier en termes de modèle économique .Et en cela, elle n’aura pas grand mal à se rallier à cette stratégie d’institutionnalisation des conflits, d’apaisement de ces tensions sociales de fond dont nous avons parlé précédemment. Stratégie d’institutionnalisation dont l’accord du 15 novembre 2019 –vaille que vaille entérinée au fil du temps par tous et toutes— pourrait être l’exemple par excellence ; et dont le rejet du projet de constitution (proposé par les 155 constituants), lors du plébiscite de sortie du 4 septembre 2022, pourrait bien accélérer la mise en œuvre définitive. Et même si la plupart des membres du premier gouvernement de Gabriel Boric provenaient des luttes étudiantes des années 2011 et offraient à tous une image de jeunesse et d’énergie stimulante et en prime d’indéniables volontés de changement, il n’en demeure pas moins qu’après la défaite du 4 septembre, en se défaisant de certaines de ses figures les plus marquantes et en les remplaçant par des éléments beaucoup plus modérés, l’actuel président du Chili risque bien d’avaliser –que ce soit à son corps défendant ou non— une telle voie.
Et cela d’autant plus qu’à l’inverse, les mouvements sociaux en lutte depuis lors ainsi que les forces radicales de gauche qui y sont associées (anarchistes de diverses obédiences, ex-miristes, militants mapuches autonomistes, militantes féministes de différents courants, etc.), s’ils ont joué un rôle central dans la dénonciation du néolibéralisme ou de la répression menée sans discrimination par le corps des carabiniers (et de l’impunité qu’elle appelait), s’ils ont été le moteur des changements en cours, ne disposent pas de leur côté d’une stratégie politique alternative et globale pouvant pallier aux insuffisances et ambiguïtés des perspectives institutionnelles mises de l’avant par les partis actuellement au gouvernement.
Car c’est ce qui indéniablement a changé, et donne aujourd’hui à la contestation des forces de gauche chilienne un visage si bigarré et éclaté. Comme partout ailleurs, celle-ci s’exprime dorénavant sur un mode extrêmement fragmenté, et qui plus est fracturé transversalement par le fait qu’a été intériorisée en son sein comme jamais la coupure –née des années néolibérales— entre luttes sociales et luttes politiques. Résultats : les oppositions de gauche s’expriment dorénavant au travers d’une foule de revendications et de luttes diversifiées (touchant aux revendications féministes, sociales, écologistes, antiracistes, décoloniales, etc.), mais toujours accompagnées d’une forte défiance vis-à-vis de toute force politique plurielle qui prétendrait les représenter et les inscrire dans un projet de transformation plus vaste. Aujourd’hui, l’action politique ne se donne-t-elle pas à voir d’abord comme objet d’une grande méfiance, affublée a priori de toutes les tares, le plus souvent soupçonnée –et non sans raisons— de corruption, de manipulation et d’arbitraire ?
À preuve ces frictions et malaises, cette méfiance palpable qu’on n’a cessé de voir rebondir non seulement entre le personnel de droite de la classe politique, mais aussi entre les membres du Frente Amplio, et les différents mouvements sociaux qui ont été au cœur de la rébellion de 2019. Ne serait-ce qu’autour du nom même de Gabriel Boric –ex député en son temps du Frente Amplio – directement associé à un accord interprété par bien des militants du mouvement, comme ayant fait la part trop belle à la droite et légitimé indirectement certaines formes de la répression qui s’abattaient sur les manifestants de la rébellion .
C’est là, aux delà des indéniables avancées et victoires acquises (on peut penser à ce propos au formidable appel d’air vivifiant et contestataire qu’a représenté pour le Chili le mouvement féministe) un des points aveugles de cette rébellion populaire et des forces sociales et politiques qui l’ont animée. Car aucune de percées qui y ont été faites, ne pourront s’élargir et perdurer dans le temps si on ne s’attaque aussi et en même temps au système qui ne cesse d’en refaçonner toutes les dimensions : le capitalisme néolibéral.
Et si ainsi, les mouvements sociaux depuis leurs préoccupations sociales particulières et les luttes spécifiques qu’ils mènent, peuvent pointer du doigt avec beaucoup de force, sinon les trahisons du moins les possibles complicités des membres de la classe politique participant à la perpétuation d’un système marqué au coin par l’héritage dictatorial, ils se trouvent néanmoins –il faut ici le souligner— incapables de leur côté de proposer en échange un projet politique alternatif qui pèserait dans la balance.
Or de la même manière qu’il a manqué aux grandes protestas des classes populaires des années 1980 un débouché politique qui soit véritablement en syntonie avec les aspirations les plus profondes de ces dernières, de la même manière il n’existe pas à l’heure actuelle au Chili un projet politique de gauche dans lequel pourrait se reconnaître l’ensemble des classes populaires et de leurs forces vives ; un projet qui autour d’une lutte intransigeante au capitalisme néolibéral et à ses effets délétères, serait capable non seulement d’en finir avec la coupure classe politique/mouvements sociaux, mais aussi de rassembler et de coordonner, au sein d’une même stratégie d’intervention pensée sur le moyen et le long terme, la mosaïque des aspirations si diversifiées dont il serait l’écho : sociales, féministes, écologistes, antiracistes, décoloniales, etc.
C’est dans ce contexte qu’on peut saisir la portée du « rechazo « du 4 septembre 2022. Car si, au Chili des premiers mois de la présidence de Gabriel Boric, rien ne paraît définitivement jouer tant l’élan du 18 octobre 2019 est encore vivace, il reste que cet échec référendaire renforce d’autant la possibilité d’une autre phase de récupération institutionnelle, permettant aux classes possédantes –comme elles l’ont fait tant de fois dans l’histoire— de sauver la mise en bloquant toute transformation substantielle du modèle capitaliste et néolibéral.
Sans doute à l’heure où nous écrivons ces lignes et où partout en Amérique latine ne cessent de se confronter durement et au fil de milles retournements, forces de droite et forces de gauche, il serait bien présomptueux de prétendre prévoir ce qui se passera au Chili dans les prochains mois. Tout quelque part reste encore possible : autant une chaotique récupération institutionnelle en tous points conforme aux intérêts des classes dominantes, que le retour en force – sous le coup d’un nouveau cycle de mobilisations d’une nouvelle « constituante populaire élue », ainsi d’ailleurs que les manifestants le demandaient dans la rue, le 11 septembre 2022.
Peut-être ainsi voit-on mieux se dessiner en contre-point une autre histoire (celle-là, avec un grand H !) qu’il resterait à faire advenir : celle des classes populaires et de tous les oubliés et sans-voix qu’elles comportent en leur sein et dont les luttes d’aujourd’hui, féministes, écologistes, antiracistes, syndicales, décoloniales, pour les droits humains, en sont l’indéniable écho. Des luttes en lien direct avec celles de ces générations de militants et militantes de l’époque de l’Unité populaire de Salvador Allende qui cherchaient dans l’égalité à se faire entendre, en devenant enfin les véritables protagonistes de leur histoire.
À la manière de Walter Benjamin, c’est peut-être ce sur quoi nous pourrions ici conclure. Car tel est l’utilité intrinsèque d’un retour au passé comme nous avons tenté de le mener : montrer ce qui, envers et contre tout, n’a pas été réglé en termes d’égalité, de justice et d’impunité, ce sur quoi continue à bégayer l’histoire, les mille et une contradictions qui continuent à la hanter et contre lesquelles les générations d’autrefois n’ont jamais manqué de se dresser. Et n’est-ce pas elles qui aujourd’hui, depuis les profondeurs du passé s’adressent à nous, les vivants des temps présents, pour que nous en changions définitivement le cours ?
Paris/Québec
Patrick Guillaudat, Pierre Mouterde
Le 11 septembre 2022
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