Tiré de Europe solidaire sans frontière.
A partir des mesures prises par les transnationales et de leurs paramètres financiers, certain·e·s auteur·e·s croient trop rapidement identifier une tendance générale d’évolution du capital. Hannes Hofbauer, par exemple, reproduit sans recul le ton d’un article paru le 28 janvier 2017 dans The Economist. Si les multinationales sont nombreuses à toucher certaines limites dans l’utilisation (et à plus forte raison dans l’expansion) de leurs structures de valorisation du capital, ce n’est pas là la preuve d’un retournement de tendance dans l’évolution des chaînes de production de valeur. Et ce n’est pas non plus un indice que le protectionnisme serait une réponse adéquate des classes dominantes face aux difficultés actuellement rencontrées dans la valorisation du capital.
Concentration et centralisation du capital
Partons tout d’abord du constat de la tendance persistante de concentration et de centralisation du capital. Ce phénomène s’explique par la « loi générale de l’accumulation capitaliste », dont nous ne rappellerons ici que deux éléments constitutifs : premièrement, le fait que chaque capital individuel tend à vouloir surpasser les autres en termes de développement technologique et d’organisation générale du capital (déroulement de la production, financement, etc.), afin d’obtenir un profit supplémentaire, en premier lieu en produisant à moindres frais. Deuxième élément à rappeler, le capital qui ne participerait pas à ces processus de rationalisation permanents se trouve rapidement dépassé sur le plan technologique et donc dans l’impossibilité d’écouler ses marchandises sur le marché.
C’est pour cette raison que le grand capital (notamment) est constamment à la recherche de partenaires de fusion ou de sociétés à reprendre (Mergers and Acquisitions), pour s’armer contre la concurrence à travers des opérations de fusions et acquisitions. À partir d’une certaine taille du capital impliqué, la fusion-acquisition est nécessairement transnationale. Ce simple constat indique déjà qu’un retournement de la tendance à l’internationalisation (mondialisation) est peu probable, et contredirait d’ailleurs fondamentalement la logique de fonctionnement du capital. Les événements des dernières années en témoignent.
Pour la période 2009-2015, on compte à l’échelle globale entre 75’000 et 100’000 fusions-acquisitions par année, avec une tendance à la hausse. La valeur mondiale des opérations de fusion-acquisition varie fortement et est comprise entre 3,3 mille milliards de dollars (2012) et plus de 6 mille milliards (2015).
Ces tendances générales se vérifient également en Allemagne, où le nombre des fusions-acquisitions est de 1000 à 1200 par année. Les opérations de fusion-acquisition sont rarement interdites par l’Office fédéral de lutte contre les cartels, et quand elles le sont, les tribunaux cassent en général les décisions des autorités, sans parler de l’autorisation ministérielle nécessaire. Pour la procédure actuellement en cours concernant la reprise de Praxair par Linde (qui souhaite ainsi évincer son principal concurrent dans le secteur du gaz et de l’ingénierie), il est vrai qu’une certaine résistance s’exprime au syndicat IG Metall en Bavière, depuis le début du mois d’avril. Mais si les salariés des divers sites de Linde n’empêchent pas cette opération par leurs propres activités, il ne faut pas se faire d’illusions sur l’effet que pourra avoir la prise de position du soi-disant « rang des ouvriers » au sein du conseil d’administration (allusion à la cogestion en Allemagne dans certains secteurs). L’importance cruciale de la résistance active se démontre en particulier dans le cas de General Electric, une lutte défensive finalement perdue, malgré une série de succès remportés les années précédentes (surtout à Mannheim).
Les fusions de ces dernières années présentent les tendances suivantes :
Premièrement, les fusions sont en augmentation à l’échelle mondiale. En Allemagne aussi, avec 2200 annonces de fusion en 2015, même si un certain nombre d’entre elles ne se sont pas réalisées. En 2016 on constate une légère baisse au niveau mondial, tandis que le nombre de fusions et le volume des valeurs impliquées augmentent à nouveau en Allemagne. L’industrie chimique, en particulier, est actuellement concernée par des projets de fusion de grande ampleur, le plus connu étant celui de Bayer-Monsanto.
Deuxièmement, les prix d’entreprises à reprendre sont en forte croissance ces dernières années, pour plusieurs raisons :
1. Du fait de la concurrence renforcée, les multinationales sont nombreuses à accepter ces prix, espérant ainsi acquérir une position de force sur le marché.
2. Le bas niveau des taux d’intérêt (donc la facilité de se procurer des fonds) et la bulle des marchés boursiers, stimulée par la politique des bas taux d’intérêt, agissent dans le même sens.
3. Mais la principale raison est probablement la suivante : le capital rencontre des difficultés croissantes pour l’expansion de sa propre production, donc pour continuer de développer les installations comme par le passé (en terminologie marxiste, il s’agit d’une baisse tendancielle de la reproduction élargie, par manque de possibilités de valorisation : les marchandises supplémentaires ne peuvent plus être écoulées, du fait d’un pouvoir d’achat déficient chez le client final). Le capital « en friche » est donc utilisé pour éliminer des concurrents (voir par exemple le rachat d’Alstom par General Electric) ou pour se lier à d’autres en vue d’obtenir une position dominante sur le marché.
Toutefois, l’évolution des divers secteurs démontre qu’une telle position de force n’est pas une garantie de profits supplémentaires et ne signifie pas que la concurrence est neutralisée. Ces dernières années, nous avons vu chuter les précurseurs de certaines technologies après quelques années : Nokia pour la téléphonie mobile, le groupe VZ pour les médias sociaux, etc. Les économistes bourgeois qualifient ce phénomène de forte volatilité des positions dominantes sur le marché. Un nouvel élément à l’appui des considérations présentées par Guenther Sandleben et moi-même à propos de la fragilité des positions monopolistiques.
Troisièmement, il existe depuis une vingtaine d’années une tendance générale à la « focalisation », c’est-à-dire que les multinationales se débarrassent de plus en plus des entreprises et des composantes qui ne font pas partie de leur activité principale. Les fonds libérés par ces opérations sont alors investis dans l’achat d’autres entreprises du secteur d’activité principal, afin de se placer à la pointe mondiale d’un secteur ou de maintenir une position de force.
Ce processus est particulièrement virulent en Allemagne. La « Deutschland AG » (Allemagne SA), avec ses nombreuses participations croisées et ses secteurs d’activités extrêmement diversifiés (Daimler étant à l’époque l’incarnation de ce modèle), a atteint son apogée en 1994. Depuis maintenant une vingtaine d’années, la concentration sur les activités principales devient la règle y compris en Allemagne. Aujourd’hui ceci vaut même pour des secteurs comme les médias, dont la situation était encore totalement différente il y a dix ans. Aujourd’hui, les multinationales des médias se limitent à deux ou trois domaines d’activités : le marché des livres, les journaux, le journalisme en ligne ou encore la télévision. Bertelsmann est la seule exception de taille, couvrant plusieurs secteurs.
En règle générale, les fusions-acquisitions verticales (donc qui augmentent le degré d’intégration des structures de production), voire diagonales (intersectorielles) sont devenues très rares. Elles ne répondent plus à l’exigence actuelle d’accumulation de compétences dans le secteur d’activité principal d’une entreprise, dans un contexte de concurrence internationale accentuée. La seule contre-tendance notoire est le secteur de l’assurance, qui se heurte surtout au fait qu’il n’est pas possible d’étendre significativement le marché des assurances, le capital superflu devant donc être investi dans d’autres secteurs.
Quatrièmement, la majeure partie des fusions-acquisitions s’opère certes encore au sein d’une seule et même économie. Mais ceci est principalement dû au fait que le marché intérieur présente encore suffisamment d’occasions et de possibilités de fusions petites ou moyennes. La reprise d’un concurrent ne fera pas forcément d’une entreprise un global player. Quelques chiffres à propos des petites et moyennes entreprises : dans l’Union européenne des 27 (sans la Croatie, mais avec la Grande-Bretagne), il existe aujourd’hui 20,4 millions d’entreprises (hors secteur financier), dont 20,3 millions ont moins de 250 salariés·e·s ! On ne compte que 43’454 entreprises à avoir des effectifs dépassant 250 personnes. Toutefois les grands groupes occupent 33,5% des 130,6 millions de salarié·e·s que l’UE compte au total (la moyenne est donc de 1008 salariés·e·s par grande entreprise). La part de la valeur ajoutée produite par ces quelques grands groupes était de 42,4% en 2013.
Poussée d’internationalisation productive
Rappelons que la fin des années 1990 a vu le début d’une formidable poussée d’internationalisation de la production, un phénomène que nous appellerons la deuxième période de mondialisation du capital. En 1995, il existait environ 36’000 sociétés mères transnationales, un chiffre qui est passé à 104’000 en 2010. Dans de nombreux cas, le processus d’internationalisation productive (résultant par exemple d’une opération de rachat ou de fusion) a renforcé la position de l’entreprise en question y compris sur le marché intérieur. Les opérations transnationales concernent aujourd’hui environ 16% des fusions.
En 2016, le nombre des fusions-acquisitions a légèrement diminué, comme aussi le volume des investissements directs à l’étranger (IDE), en se maintenant toutefois à un très haut niveau. Ce léger recul ne s’explique ni par un supposé retour au « marché domestique », ni par une hypothétique perte d’importance des grands groupes ou des activités économiques internationales. Certains signes indiquent que les fusions-acquisitions rencontrent actuellement des difficultés de mise en pratique dans la poursuite de leur expansion mondiale. Les problèmes sont de plusieurs ordres.
D’abord, il existe un problème de praticabilité en cas d’unités (entreprises ou sites de production appartenant à une transnationale) dispersées sur un grand nombre de pays. Ceci reste un défi logistique qui peut s’avérer difficilement gérable (ou insuffisamment rentable) à moyen terme, malgré l’utilisation des logiciels informatiques les plus performants. Ensuite, la diversité des langues peut être problématique, car les cadres moyens ou supérieurs d’un sous-traitant de taille moyenne ne maîtrisent pas forcément l’anglais. Pour la mise en œuvre pratique de chaînes de valeur encore plus longues, il semble (pour l’instant du moins) qu’une certaine limite soit atteinte.
Un autre aspect concerne les coûts de transport, qui vont croissant malgré le bas niveau actuel des prix du pétrole, ce qui rend le transport transcontinental peu attractif, du moins pour certaines marchandises. Dans ce cas de figure, la décentralisation des sites de production est meilleur marché. Ce problème va certainement s’accroître ces prochaines années, quand les prix du pétrole remonteront, notamment en lien avec le pic pétrolier à venir.
Un dernier élément (appelé à gagner en importance) est la hausse salariale intervenue dans une série de pays (surtout dans l’Est, le Sud-Est et le Sud de l’Asie) pour des milliers de personnes qui sont impliquées dans la chaîne internationale de production de valeur, une hausse des salaires qui n’est certes pas énorme mais tout de même notable (et donc nettement sensible pour le capital). Ceci (à savoir les augmentations salariales considérables conquises par la lutte) sera le facteur décisif qui forcera les multinationales à changer de stratégie. Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour le moment, le commerce mondial continue d’opérer à un niveau très élevé, en dépit d’une certaine stagnation, et la structure des chaînes de valeur internationales est encore loin d’être mise à mal par cette évolution salariale.
Commerce mondial et chaînes de valeur
Le volume du commerce mondial et la structure des chaînes de production de valeur sont étroitement liés. Selon les données concernant la logistique économique maritime, la valeur du commerce mondial était légèrement supérieure à 19 mille milliards de dollars en 2014 [1]. Hart-Landsberg se réfère à Adam Hersh et Ethan Gurwitz, qui déclarent que 60% du commerce mondial concernent les produits intermédiaires. D’autres auteurs avancent même une part de 75% pour ces produits. L’OCDE, en particulier, évoque des chiffres plus élevés. Les différences s’expliquent par une lacune statistique qui concerne le commerce intra-entreprise, donc le « commerce » au sein d’une seule et même multinationale. Si les volumes de marchandises sont assez faciles à appréhender de cette manière, les indications concernant la valeur de ces marchandises sont souvent très contradictoires, ce qui est dû notamment aux stratégies de contournement de l’impôt.
Hart-Landsberg expose les exemples du Mexique et de la Chine, qui illustrent à quel point les chaînes de valeur actuelles fonctionnent à l’échelle transfrontalière, et comment les multinationales se trouvent être les principales bénéficiaires de ces structures, des multinationales d’ailleurs souvent basées aux Etats-Unis. Pour mieux comprendre le volume du commerce international, il est utile de rappeler quelques réalités.
• La part du produit intérieur brut mondial qui dépend du commerce international correspond quasi à 25%. Vouloir réduire cette part considérable (par des mesures protectionnistes et la menace d’une guerre commerciale) serait totalement contraire aux intérêts du capital, y compris et surtout pour les grandes compagnies états-uniennes comme Apple, etc. Et le commerce avec le Mexique et la Chine est justement une dimension essentielle de la chaîne de valeur des multinationales des Etats-Unis.
D’ailleurs, la Chine et les Etats-Unis ne sont pas seuls au monde. En 2016, près de 30% du commerce mondial sont passés par la mer de Chine méridionale (5,3 mille milliards de dollars). Et l’Inde parvient depuis des années à augmenter sa part sur le marché mondial, comme les pays du Sud-Est asiatique.
• Si les Etats-Unis présentent un déficit de la balance commerciale de 347 milliards de dollars avec la Chine, c’est le résultat de la structure des multinationales états-uniennes (voir Hart-Landsberg précité), mais aussi de la politique d’industrialisation menée par la Chine. Rappelons toutefois que les Etats-Unis réalisent un excédent commercial considérable par rapport à la Chine dans le domaine des services. Entre-temps, les entreprises chinoises accroissent leurs investissements directs à l’étranger (IDE), dont le volume était de 45,6 milliards de dollars en 2016, le triple de la valeur de l’année précédente. Ceci non plus ne parle pas en faveur de la tendance que croit identifier l’hebdomadaire britannique The Economist.
• En République fédérale allemande aussi, on constate l’exact contraire d’un désengagement par rapport aux sites de production étrangers : quand Trump a annoncé le retrait des USA de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), le gouvernement allemand et les plus grands groupes allemands se sont immédiatement positionnés pour profiter de l’aubaine (dans son édition du 3.4.2017, le journal Junge Welt publiait d’ailleurs un article intitulé « Die Gunst der Stunde », « La faveur du moment »). Une rencontre de 400 « représentants économiques et diplomates » s’est tenue le 24 mars 2017 à Hambourg (dans le cadre d’un gala donné par l’OAV, l’association de l’économie allemande pour les affaires en Asie). Junge Welt cite ainsi Sigmar Gabriel, le ministre SPD des affaires extérieures : « Pendant une certaine période, nous les Européens semblions exclus du débat de politique commerciale avec l’Asie […], mais Bruxelles et Berlin sont maintenant retournés sur le devant de la scène. »
Il est vrai que la valeur des exportations allemandes vers les USA est plus importante que pour celles vers la Chine. En revanche les importations de Chine sont plus élevées que celles en provenance des Etats-Unis, ce qui fait de la Chine le principal partenaire commercial de l’économie allemande (avec un volume d’échanges de 170 milliards de dollars). Et la Chine est aujourd’hui le premier pays cible pour les IDE allemands. Au total, les entreprises allemandes ont investi près de 60 milliards d’euros en Chine.
Il est bien connu que la Chine déploie de grands efforts pour entrer sur les marchés internationaux, racheter des sites de production (par exemple Kuka, le fabricant allemand de robotique, repris par la firme chinoise Midea), acquérir des droits d’exploitation minière, des ports, des terres arables (en Afrique notamment), etc. De 2006 et 2016, la Chine a décuplé ses investissements directs à l’étranger, qui s’élevaient à plus de 200 milliards en 2016.
Vous avez dit désindustrialisation ?
Parmi les principaux malentendus concernant la compréhension de la modification en cours des processus de création de la valeur, il y a l’assimilation de ces modifications structurelles à une désindustrialisation des métropoles. Sans parler du fait que le nombre de salarié·e·s au niveau mondial est en constante progression depuis des décennies et que parmi les actifs, il y a depuis peu davantage de salariés que de paysans, la terminologie prête à confusion.
Même sur le plan de l’activité industrielle au sens « traditionnel », cette constatation ne se révèle qu’en partie juste. Si comme dans la « ceinture de rouille » (par opposition à son nom des années de l’entre-deux-guerres et d’après-guerre jusqu’en 1970 : « ceinture manufacturière, allant de Chicago jusqu’à la frontière canadienne) aux Etats-Unis, des sites de production automobile ont par exemple été fermés, on ne doit pas perdre de vue le fait que dans le même temps, de nouvelles usines ont été construites dans le sud (dans des endroits où les syndicats sont inexistants), usines employant assurément moins de monde et à la productivité bien plus grande.
Plus essentielle encore est la question fondamentale : qu’entendons-nous par industrie ?
Tout d’abord, le terme couramment employé de désindustrialisation correspond à une observation, elle, juste : des entreprises industrielles au sens « classique » du terme, particulièrement dans l’industrie lourde, sont effectivement délocalisées dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. Et ce qui n’est pas délocalisé, on en diminue la taille, et ce de deux manières : d’un côté, les nouvelles technologies permettent des « réductions de personnels » importantes, de l’autre les entreprises – même les sites où il n’y a que de la production – sont divisées en de multiples entités indépendantes. Des grosses unités de 20’000 salariés et plus, il n’en reste guère plus. Y compris là où l’effectif total d’un groupe ne diminue pas, les collègues de travail dispersés sur d’innombrables sites n’ont « officiellement » plus aucun lien entre eux, la première chose étant qu’ils ne sont plus concentrés en un seul site, et même pas dans les mêmes unités. Bien souvent, le personnel d’une même entreprise est très dispersé géographiquement alors que juridiquement, il appartient à la même entité.
Le résultat pour les salarié·e·s est dans tous les cas sans appel : outre tous les changements propres à la précarisation (CDD, intérim, contrat précaire, pseudo-travailleur indépendant, etc.), cette atomisation a pour effet de fragmenter la classe de ceux et celles qui n’ont que leur force de travail pour vivre. Quand le nombre des grandes entreprises diminue, il est d’autant plus difficile de développer la combativité.
Mais ne prendre en compte que les grandes entreprises, l’industrie au sens « classique », dans la compréhension des rapports de force économiques et politiques induit en erreur. Ainsi, Bruno Kern écrivait il y a peu : « Je doute grandement du fait que Lucy Redler ait compris que nous vivons le début de la fin de l’ère industrielle. »
J[…] M[…] : Hein, la fin de l’ère industrielle ? L’humanité serait-elle d’une façon ou d’une autre en train de se mettre à produire des biens sur un mode non-industriel ? J’ai raté un épisode. »
« Bruno Kern : Oui, tu as visiblement raté quelque chose. L’ère industrielle n’a été rendue possible qu’à travers l’exploitation des ressources fossiles et ce principe vole aujourd’hui en éclats. Mais bien sûr, si comme Lucy Redler, on est partisan d’un productivisme digne du 19e et que l’on confond cela avec du marxisme, ça ne saute pas aux yeux. »
Par ailleurs, nous avons une autre divergence prépondérante avec l’écosocialiste Bruno Kern (qui ne se considère d’ailleurs lui-même pas comme marxiste). Du point de vue marxiste, on peut dire la chose suivante.
Ce qui importe pour définir ce qu’est « l’industrie », ce n’est ni le fait que la production soit conditionnée à tel ou tel mode de production ou utilisation de l’énergie, ni le nombre de travailleurs dans une entreprise ou l’unité d’un groupe. En fait, peu importe ce qui est produit.
Les critères déterminants pour estimer si l’on vit dans une société post-industrielle ou si la RFA connaît un processus de désindustrialisation sont les suivants :
Les actifs sont-ils pour leur grande majorité salariés ? De la plus-value est-elle générée par leur travail ? La création d’un emploi nécessite-t-elle un capital, ou bien les travailleurs ne sont-ils pas simplement et formellement mais bien dans les faits indépendants ? Travaillent-ils en fait dans des entreprises artisanales ou bien dans des petites structures réellement indépendantes ?
Autrement dit : à la fin de la journée, les actifs ont-ils par leur travail participé à l’accroissement du capital, ou bien deviennent-ils au fil du temps de plus en plus indépendants de celui-ci et davantage décisionnaires ? Leur travail est-il devenu moins aliénant au cours de ces dernières décennies ?
Les réponses sont aussi claires que les statistiques brutes. En RFA, presque 90% des actifs sont salarié·e·s, ce qui veut dire que pour subsister, ils n’ont rien d’autre à offrir que la vente de la marchandise qu’est leur force de travail. S’ils n’en sont pas en mesure (ou ne le souhaitent pas), peu en importent les causes, ils en sont réduits à des indemnités misérables (qui peuvent même éventuellement être conditionnelles et assorties de sanctions).
Leurs prétendus « employeurs » ne sont pas des artisans indépendants ou des petits paysans, mais les détenteurs d’un capital de plus en plus concentré et centralisé (voir ci-dessus). De plus, du point de vue marxiste, les chômeurs sont aussi une composante de la classe des salarié·e·s et donc de la classe des travailleurs.
D’autres mettent au premier plan la croissance du secteur des services et considèrent que nous vivons ainsi dans une société de services. Cela n’est pas non plus vraiment pertinent, et cela pour plusieurs raisons.
Premièrement : sans la productivité importante et même en hausse constante dans l’industrie, (c’est-à-dire la plus grosse partie du secteur productif), il n’y a pas le fondement économique propice à l’émergence des services. Le poids de l’industrie demeure – malgré l’augmentation de la part des services – prépondérant et du fait de la production de valeur tient une place clé en dernière analyse.
Deuxièmement : beaucoup de ces services, en réalité des « services quasi industriels », qui par le passé étaient une composante de base des entreprises d’industrie, ont été de plus en plus externalisés. Le « outsourcing » (sous-traitance) se fait par la création de filiales ou par le transfert à d’autres entreprises, elles, spécialisées. Juste un exemple éclairant : pendant plus de 150 ans, il a été impensable que le paiement des salaires ne soit pas partie intégrante de l’entreprise.
Aujourd’hui, des centaines d’entreprises délèguent leur comptabilité à des prestataires spécialisés. Même cela ne fait donc déjà plus partie du cœur de l’activité.
Donc, quand des entreprises délocalisent ce qu’on appelle des « processus annexes » pour se concentrer sur leur « cœur d’activité », cela ne concerne pas seulement les tâches de nettoyage ou la restauration (cantine), et il n’est pas seulement question de compétences ou de spécialisation, mais aussi (et souvent même fondamentalement) de transférer de cette manière de nombreuses tâches vers des secteurs à faible coût de main-d’œuvre.
Baisse de la création de richesses en RFA ?
Hart-Landsberg a démontré de manière suffisamment claire à la lumière de l’exemple américain que ce sont les grands trusts qui profitent de l’internationalisation des processus de création de richesses. Rapporté à la RFA et au grand capital allemand, on peut y ajouter quelques faits. D’après les données de la commission de contrôle des monopoles, il y eut dans les années 1992 à 1994 et en 2010 un véritable recul de la création de richesses dans le pays. La part des profits des cent plus grandes entreprises a baissé de 19,4% à 15,8% dans la période 1978-2014. Mais tout particulièrement ces dernières années, la création intérieure a pour ces mêmes cent groupes (hormis pour trois d’entre eux) augmenté en moyenne de manière plus importante que dans leurs unités situées à l’étranger !
Afin d’en mesurer l’ordre de grandeur et la croissance prolongée de la création de richesses, nous nous appuyons sur le rapport de la commission de contrôle des monopoles (publié tous les deux ans) : en 1994, elle se situait autour de 1191 milliards d’euros. « La création effective de richesses de toutes les entreprises de la République fédérale d’Allemagne se situait en 2014 (année de parution de son rapport) autour de 1812 milliards d’euros et a à ce titre augmenté de 1,8% par rapport au précédent rapport publié en 2012. »
Le protectionnisme s’oppose à la logique capitalistique
« En premier lieu, cela signifie une expansion énorme de la domination du capital, la formation d’un marché mondial et d’une économie mondialisée, dans laquelle l’ensemble des pays habités de la planète sont les uns pour les autres producteurs et acheteurs de marchandises, qui travaillent en étroite collaboration, acteurs d’une seule et unique économie planétaire. » Ce qu’écrivait Rosa Luxemburg en 1899 à propos de l’expansion géographique du capital et de sa capacité à imposer sa puissance (nous pourrions appeler ceci la première mondialisation) demeure valable jusqu’à aujourd’hui. Comme cela est exposé plus haut, tous les ingrédients ont été conservés et ont même connu au milieu des années 1990 un nouvel essor. Cela concerne tout particulièrement :
• la concentration et centralisation continue du capital comme condition de poursuite de l’internationalisation du capital et de son effectivité concrète (Rosa Luxemburg parle de « domination ») ;
• les évolutions techniques dans le domaine des technologies de l’information et de la communication qui facilitent la poursuite de ce processus ;
• la rationalisation des modes de transport (transport maritime par container, etc.).
Le haut niveau d’intrication des chaînes de production (et donc de valeur) au niveau international trouve son expression dans la part énorme du commerce international dans l’ensemble des échanges de marchandises (voir plus haut).
C’est seulement au niveau de l’expansion par fusions transnationales que le capital semble (pour combien de temps, c’est difficile à dire) moins actif depuis environ un an. Pour les investissements directs à l’étranger, il ne s’agit pas d’une tendance profonde et généralisée, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les investissements chinois.
Parallèlement aux difficultés exposées plus haut de mises en œuvre pratiques dans la création de toujours plus de succursales dans toujours plus de pays, la raison principale d’un ralentissement de certaines activités transnationales réside dans la difficulté généralisée à valoriser le capital. Un signe incontestable en sont des taux de réinvestissement enregistrés en baisse dans la plupart des branches ces dernières années. Les profits des grandes multinationales ont baissé en moyenne de 25% ces cinq dernières années, est-il dit dans l’article de The Economist cité en introduction. Mais ceci est justement lié à la forte accumulation de capital, composition organique du capital (ce que The Economist ne veut pas ou plutôt n’est pas en mesure d’analyser) et non pas aux implantations de sites de production par-delà les frontières.
Dans une telle situation, si le capital renonçait aux conditions de production qui lui sont favorables dans les pays à faibles coûts de main-d’œuvre et revenait aux anciennes chaînes de production de valeur, alors cela ne ferait qu’accroître ses difficultés. Le capital, particulièrement les très grandes multinationales, s’amputerait d’énormes avantages. Ils devraient investir dans les métropoles, ce qui réduirait l’armée de réserve industrielle et ferait augmenter dans une large mesure les salaires. Ce serait pour ainsi dire une absurdité du point de vue du capital.
Ainsi, il ne reste qu’une conclusion possible : les efforts de Trump pour installer aux Etats-Unis des usines de groupes (américains) ne répondent en rien aux aspirations du capital, pas même des grands groupes américains. Ce n’est pas la logique économique qui pousse au protectionnisme. Celui-ci est bien plus une variante parmi les réactions politiques possibles face au déclin économique et politique de l’unique superpuissance. Les tentatives de Trump de traduire sa rhétorique populiste en une politique (économique) concrète ne peuvent pas dans l’ensemble convenir au capital. Dans un premier temps, il va commencer par attendre, pour voir.
Toutefois, le pouvoir réel que l’administration états-unienne a entre ses mains peut tout à fait mener au déclenchement de guerres commerciales. Ceci n’est pas encore certain (peut-être aussi même pas vraisemblable) mais on ne peut pas l’exclure au stade actuel où nous en sommes.
Pour les salarié·e·s, les exploité·e·s et les opprimé·e·s du monde entier, il n’y a, quoi qu’il en soit, entre protectionnisme et libre-échange, aucun des deux choix qui s’avère judicieux. Seule la lutte indépendante pour l’augmentation des salaires, de meilleures conditions de travail et l’action syndicale libre peut concrètement changer quelque chose à leurs conditions de vie.
Parallèlement toutefois, il est important de descendre dans la rue et de se mobiliser contre les divers chantages et provocations de l’impérialisme, en particulier contre les guerres qui se prolongent et l’énorme programme d’armement que Trump a mis en place. Pour 2017, le budget militaire US doit être porté à environ 54 milliards de dollars. Et le gouvernement fédéral allemand veut lui aussi augmenter sa capacité militaire.
Jakob Schäfer
* Article écrit le 15 avril 2017, traduction française organisée par l’auteur, avec la participation de A l’Encontre :
alencontre.org/economie/debat-le-protectionnisme-contre-la-logique-du-capital.html
Notes
[1] voir l’article dans Die Internationale de mai-juin 2017 : http://www.inprekorr.de/internat546.htm
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