Dans cette capitale fédérale pourtant, il y a des couches populaires, et mêmes assez démunies, surtout dans l’est de la ville où habitent traditionnellement les franco-ontariens et maintenant de plus en plus, les immigrant-es. Il y a aussi une vaste « république des satisfaits » qui était jusqu’à récemment composée de la tranquille fonction publique fédérale. Mais même là, les coupures drastiques des dernières années et la stratégie explicitement évoquée par Harper à l’effet de miner cet appareil fédéral, sont ressenties par cette partie de la population comme une menace très sérieuse. Dans l’ouest de la ville, bastion des classes dites moyennes et du secteur technologique, on a de la peine à s’habituer à la fin des années de vache grasse alors que les contrats sont de plus en plus rares. Malgré tout cela dans une ville qui compte plus d’un million de personnes, il n’y pratiquement pas de résistance. Les groupes communautaires sont sous la prise des réseaux religieux, comme au Québec d’avant la révolution tranquille. Pas de mouvement étudiant ou féministe non plus. Du côté syndical, les grands syndicats de la fonction publique ne sont pas habitués à se battre, à part le Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, qui est cependant sous le choc devant la destruction programmée de la poste. Les fonctionnaires, regroupés par l’Alliance de la fonction publique du Canada, ont eux aussi été habitués à la culture du « oui chef/merci chef ». Additionnez tout cela et cela donne un désert politique et social, mais où on trouve plein de mécontents.
Dans la mégapole de Toronto, c’est une histoire à la fois semblable et différente. Le puissant secteur financier occupe la place que la fonction publique a à Ottawa. C’est immense et très riche, avec des milliers de petits et de grands « cols blancs » qui jusqu’à récemment, vivaient très bien à parasiter le reste du pays dans leur économie-casino. Aujourd’hui, ils commencent à trouver cela moins drôle maintenant que leurs enfants sortent de l’université avec peu de perspective de se trouver un emploi qui a de l’allure. À côté de ces quartiers blancs encore confortables s’étalent des immenses banlieues peuplées majoritairement d’immigrant-es qui vivent du petit commerce et des métiers. Ils vivent bien en-dessous des couches moyennes, mais leur insertion dans la métropole leur permet d’améliorer leur sort en comparaison avec ce qu’ils vivaient avant à Delhi ou à Canton. Ils trouvent par ailleurs un certain réconfort dans leurs structures religieuses et ethniques. Comme il n’y a pas d’identité, tout le monde vit dans son petit ghetto, confortablement ou pas. Fait à noter, c’est là que les conservateurs trouvent leur force électorale, en jouant sur les thèmes du néoconservatisme (Dieu-famille-patrie) et en s’appuyant sur des relais locaux très souvent reliés à de louches histoires.
Autour de Toronto sont localisées des villes traditionnellement ouvrières comme Oshawa (à l’est), Hamilton, London et Windsor (dans l’ouest), et qui étaient jusqu’à il y a quelques années des bastions des syndicats et du NPD. Ce sont ces secteurs qui avaient d’ailleurs animé en 1995 les « Days of action » où pendant quelques jours, des actions de perturbation avaient été organisées par les TCA (aujourd’hui UNIFOR) contre la politique néolibérale de choc. Cela n’avait pas pu durer et depuis, de sévères défaites ont affaibli les collectifs ouvriers déjà malmenés par les délocalisations. Depuis ce temps, il n’y a pas beaucoup de combativité et de plus, le NPD a été devancé par ses ennemis libéraux et même conservateurs.
Reste le nord de la province encore regroupé autour des mines et d’autres ressources, plus en moins en crise dans le sillon de la chute en cours du prix des matières premières, affectée également par le vieillissement et la fuite des jeunes, un peu comme ce qui se passe au Québec dans plusieurs régions.
Cette situation d’atomisation sociale atteint des seuils critiques qui sont révélés en partie par une macro-économie inquiétante : endettement élevé, croissance des écarts, pauvreté plus ou moins visible, criminalité et corruption en hausse, etc. Toronto la « pure » se réveille mal d’avoir été administré par des dealers de coke pendant plusieurs années.
Cette lamentable situation découle en bonne partie de la « réingénierie » sauvage que Mike Harris avait imposée dans les années 1990, selon un plan de match pratiquement identique à celui dont rêvent nos chevaliers de l’apocalypse à Québec. Par la suite, tout cela s’est aggravé quand le NPD de Bob Ray est parvenu au pouvoir pour continuer dans la même politique, ce qui a déstabilisé les couches et les mouvements populaires.
Il faudrait cependant ne pas tomber dans le piège et penser que cette situation est statique. L’Ontario dispose encore d’une tradition syndicale et d’une sensibilité social-démocrate. Certains groupes plus radicaux se sont créés des espaces autonomes, pensons à l’OCAP notamment. Parmi les jeunes diplômés quasiment-chômeurs, il y a de nouveaux réseaux qui se forment comme on l’a vu au moment d’Occupy. Par ailleurs, le mouvement environnementaliste (on ne peut pas dire vraiment « écologiste ») est en montée, exprimant un refus de plus en plus affirmé du « développement » promu par le 1 %. Enfin, il y a des poches d’intellectualité progressiste (York University, l’UQAM de Toronto), dans le milieu culturel et journalistique.
C’est tout cela ensemble qui a permis à l’Ontario d’éviter un gouvernement de choc (conservateur) lors des dernières élections provinciales. En réalité le Parti libéral qui a gagné ces élections a pratiquement les mêmes politiques social-libérales que le NPD. Il n’a pas grand-chose à faire avec les libéraux fédéraux et encore moins avec les Libéraux du Québec (et de Colombie britannique) qui sont en réalité des conservateurs.
Maintenant que la vague orange a passé sur l’Alberta, on peut s’attendre à des remous dans cette province qui reste encore le centre de gravité d’une « canadiannité » en recherche d’elle-même. Le noyau dur des néoconservateurs commence à être dispersé entre les couches moyennes descendantes qui subissent à retardement la crise de 2007-08, les enfants des immigrants micro entrepreneurs qui ne voient pas vendre des biscuits dans le dépanneur de leurs parents pour les prochains 20 ans et les couches populaires frappées par la hausse des prix et la baisse des salaires.
En tout cas, c’est ce qui est arrivé en Alberta plus tôt cette semaine. La forteresse a craqué. Cela pourrait arriver ailleurs.
Tout cela pour terminer nous interpelle. L’Ontario et le reste du Canada dit anglais, c’est à la fois très loin et très proche. Qu’on avance dans nos mouvements ou pas, il faudra trouver des passerelles, si ce n’est que pour s’entraider, au moins minimalement. Pour que la mobilisation populaire connaisse de grandes avancées au Québec, il faut que les dominants, dont le noyau dur est en Ontario, soient un peu secoués. Vous connaissez l’expression de Vladimir, « des victoires surviennent quand ceux « d’en haut » ne peuvent plus et que ceux « d’en bas » ne veulent plus ».
C’est en pensant un peu à cela qu’un groupe de travail cherche à se mettre en place dans le sillon du Forum social des peuples d’Ottawa l’été dernier. Ce groupe réunit des militants québécois et canadiens de plusieurs régions. Il n’a pas encore trouvé la réponse, mais l’important est de se poser la question à $64 millions de dollars : comment construire des solidarités et des convergences ?