Cependant, quand on analyse les choses en détails, on peut observer que diverses facettes de cette crise globale se manifestent de manière simultanée. Toutes ces facettes se développent, s’entrelacent et tourbillonnent dans une danse folle, constituant le nœud du moment conjoncturel que traverse notre société contemporaine. Ensemble avec la crise économique coexistent – pour ne mentionner que certaines d’entre elles – une crise culturelle, une crise des valeurs, une crise politique (et géopolitique), une crise éducative, une crise écologique et, enfin, une crise que nous voulons approfondir ici : la crise de la connaissance.
Développement capitaliste et connaissance scientifique
Depuis la Renaissance, la science constitue l’un des instruments fondamentaux qui ont permis d’établir notre culture occidentale contemporaine. Depuis Galilée, pionnier dans la découverte et la systématisation des principes de la méthode scientifique, se sont développées et consolidées une méthodologie de travail et des institutions sociales qui ont permis pendant près de cinq siècles une accumulation progressive et accélérée de nouvelles connaissances.
A grands traits, l’évolution de la connaissance était alimentée par un système de libre recherche dans ce qu’on appelle la « science pure » ou « la connaissance élémentaire » et, à partir de nouvelles idées, par les découvertes et l’élaboration de modèles théoriques produits par ces recherches. Un processus d’application de ces connaissances générales s’est ainsi consolidé et orienté en direction de la technologie qui a finalement concrétisé dans de nouveaux systèmes de travail (techniques), infrastructures et appareils, les idées primitivement établies dans les centres de recherches.
Ces centres de recherches étaient majoritairement situés dans les universités qui, à partir de la Renaissance, sont passées de leur rôle de thésaurisation de la connaissance religieuse à celui d’institutions créatrices et organisatrices de la connaissance générale. Aux universités s’ajoutèrent des centres de recherches étatiques ou financés par des fondations privées, tandis que les recherches individuelles constituaient l’exception (l’Effet Photoélectrique – pour lequel il reçut le Prix Nobel – et la première Théorie de la Relativité sont nés des recherches particulières menées par Einstein alors qu’il était fonctionnaire au Bureau des Brevets de Zurich).
Ce système, né entre le XVIIIe et le XIXe siècle, a fonctionné à la perfection pendant très longtemps et a constitué le support scientifique de la Révolution industrielle qui a radicalement changé la société occidentale et jeté les bases de notre contemporanéité. Son sommet fut atteint dans la période de l’entre deux guerres (1918-1939) où surgirent des progrès notables, surtout sur le terrain de la Physique, avec les Théories de la Relativité et la Théorie Quantique. La Seconde Guerre mondiale et la Guerre Froide qui l’a suivie constituèrent des périodes d’accélération notable du processus de développement technologique et de l’application pratique des modèles théoriques établis dans les universités et les laboratoires.
La plus grande réussite de ce processus s’est incarnée (malheureusement pour l’élaboration d’une arme d’une capacité létale inconnue jusqu’alors par l’humanité) dans la possibilité de transformer le principe établi dans la Relativité qui relie la masse avec l’énergie (E = mc2) en armes nucléaires ; d’abord la bombe A (bombe à fission) et ensuite la bombe H (bombe à fusion, bien plus puissante que la première).
Mutations
Cependant, des processus qui étaient déjà en gestation dans nos sociétés se transforment aujourd’hui en puissants facteurs de changement et la situation de la science et des progrès des connaissances commencent à se modifier. Parmi ces processus figurent :
* L’instauration du néo-capitalisme corporatif. Le capitalisme industriel qui fut le système économico-politique sur lequel reposait la Révolution industrielle, s’est modifié jusqu’à se transformer en notre actuel néo-capitalisme corporatif. L’accumulation du capital s’est centré et concentrée dans des grandes entreprises transnationales sans cesses plus puissantes qui ont stimulé une redistribution du pouvoir dans un monde toujours plus globalisé. Les conséquences de cette évolution sont de plus en plus graves et évidentes aujourd’hui.
* La crise des universités. Partout dans le monde, les institutions universitaires subissent de graves bouleversements provoqués par l’évolution décrite ci-dessus. Elles abandonnent leur condition de centres de « création » de la connaissance en faveur d’un nouveau rôle qui les transforme exclusivement en institutions de formation de techniciens spécialisés destinés à alimenter l’appareil de production technologique.
* La marchandisation des biens culturels. Les changements dans le système capitaliste ont provoqué collatéralement un processus croissant de transformation des biens culturels en marchandises ayant une valeur monétaire et capables d’opérer en tant que produits sur le marché. Dans le cas de la connaissance, l’instrument légal de la « propriété intellectuelle » (créée aux et généralisée à partir des Etats-Unis) a permis que les connaissances puissent s’acheter et se vendre et être la « propriété exclusive » de personnes juridiques.
* La privatisation de la recherche. Conjointement, la recherche en connaissance pure a souffert (comme d’autres domaines dans la société) des processus de privatisation. Avec le néolibéralisme, la création et la prestation de ressources et de services sociaux sont progressivement passés des mains de l’Etat ou d’institutions sans buts lucratifs aux mains de grandes corporations transnationales.
L’exemple le plus significatif et scandaleux est celui de l’industrie pharmaceutique où une poignée d’entreprises multinationales accapare pratiquement l’essentiel de la recherche médico-biologique. Ce sont les directions de ces entreprises qui décident des domaines et des méthodes de recherche car ce sont eux qui engagent les scientifiques et qui possèdent les centres de recherches. Ainsi, toute la recherche dans ce secteur est conditionnée par l’objectif principal et unique de ces entreprises : faire du profit le plus rapidement possible. De cette manière, on tronque ou on empêche purement et simplement des recherches dont les résultats ne répondent pas à cette logique (ou bien on cache les résultats qui ne produisent aucune rentabilité immédiate).
En outre, ces connaissances produites par les grandes entreprises sont leur « propriété », ce qui les autorise légalement à en disposer comme bon leur semble en fonction de leurs intérêts. Cela leur permet aussi une impunité complète afin de fixer les prix des médicaments et des produits. Dans certains cas, malgré le « secret industriel » dans lequel on maintient ces recherches (en allant jusqu’à l’inscrire dans les contrats de travail), certaines fuites ont permises de révéler les différences abyssales entre les prix de commercialisation et leurs coûts réels.
Un cas frappant est celui du gouvernement d’Afrique du Sud qui, mis sous pression par le grave problème social d’être le pays ayant le plus haut pourcentage de malades du SIDA, a décidé de fabriquer pour son propre compte (sans brevet ni propriété intellectuelle) les médicaments nécessaires pour traiter cette grave maladie. La batterie de médicaments rétroviraux qui permettent de stopper l’action du virus HIV était vendue à ce moment là à 8.000 dollars mensuels par patient par les entreprises pharmaceutiques. Les autorités sud-africaines ont commencé à les distribuer pour 600 dollars. Les compagnies pharmaceutiques attaquèrent alors en justice le gouvernement sud-africain, mais elles durent retirer leurs plaintes quand leurs conseillers en communication leur démontrèrent le discrédit qui allait les frapper si elles persévéraient.
Un autre exemple monstrueux de ce processus fut la course au séquençage du génome humain. Les capitaux privés ont tout fait pour parvenir à être les premiers afin de pouvoir « breveter » cette connaissance et ainsi monopoliser sa commercialisation. Heureusement, la course fut gagnée par des scientifiques qui appartenaient encore à des institutions de recherches traditionnelles.
Un autre facteur important est que cette mainmise sur la recherche par le privé et ses intérêts économiques a constitué une matrice d’opinion généralisée (consolidée par les médias privés, partenaires des entreprises pharmaceutiques et autres) quant au « pragmatisme » qui doit guider toute investigation scientifique. Autrement dit, il s’agit d’une vision selon laquelle on ne doit seulement réaliser une telle investigation qui si elle est orientée vers des objectifs spécifiques d’utilité immédiate. Cette matrice d’opinion contredit ainsi toute l’histoire de la création de la connaissance au cours de ces 400 dernières années. La recherche scientifique pure a toujours été essentiellement et fondamentalement motivée par la curiosité intellectuelle et par la perception de ceux qui l’on menée et cela a toujours donné finalement des résultats sociaux notables.
Conclusions
Ces facteurs que nous avons signalés déterminent une tendance dangereuse. Selon nous, les croissantes restrictions à la libre recherche élémentaire et la détermination de la recherche de connaissances par des objectifs matériels sont en train de produire des conséquences très graves.
Si nous jetons un coup d’œil général et tentons d’évaluer la création actuelle de nouvelles connaissances, le panorama qui s’offre à nous n’est en rien réjouissant. Visiblement, au cours de ces 50 dernières années, tandis que d’une part se produit un progrès technologique avancé (qui réalise des perfectionnements constants dans des connaissances déjà établies), il ne semble pas exister (mis à part les exceptions de rigueur, comme par exemple la Théorie du Chaos) de nouvelles découvertes ni de nouveaux modèles scientifiques généraux.
Un exemple très clair de cela est probablement constitué par le développement de l’automobile. Fondamentalement, aucune automobile contemporaine ne se distingue d’une « Ford T » de 1918. On a lui a tout simplement incorporé des ressources technologiques successives, mais aucun principe nouveau n’a été appliqué.
Avant de conclure, il est nécessaire de clarifier une chose. Ce processus que nous avons tenté de décrire est toujours, comme tous les processus socioculturels, un processus complexe et non linéaire. En dépit du fait que nous soulignons la disparition progressive de la recherche pure libre et la montée de la recherche orientée par des principes pragmatiques et ses graves conséquences, nous indiquons là seulement une tendance. Il existe encore bien entendu des institutions et des scientifiques qui sont capables de générer de nouvelles connaissances. Mais ce que nous voulons souligner, c’est que la tendance est à la limitation, à la restriction progressive de ce processus et que cela constitue une partie de notre crise culturelle actuelle.
Tant que la recherche en innovation sera sans cesses plus déterminée par la soif de profit capitaliste ou par le critère « utilitaire », nous pensons que cette tendance vers la perte de la possibilité de « sauts quantiques » dans notre système de connaissance sera sans cesse plus prépondérante. La recherche ne se poursuivra plus ainsi que par le développement d’innovations purement et simplement technologiques. Les conséquences de cette évolution sont difficilement prévisibles, surtout si nous les mesurons avec les paramètres jusqu’ici habituels du développement humain et social.
Source :
http://www.rebelion.org/noticia.php?id=164404
Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera