Tiré de : Entre les lignes et les mots Lettre N°45 - 31 octobre 2020 : Notes de lecture et textes
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Publié le 25 octobre 2020
Lutte-t-on vraiment contre la pandémie de COVID-19 ? Des systèmes de soins à bout de souffle au service de la finance mondiale
Qui se souvient du slogan mobilisateur de l’OMS, lancé à la fin des années 1970 : « la santé pour tous en l’an 2000 » ? Cet appel à la stratégie des Soins de Santé Primaires (Alma Ata) comportait trois dimensions : l’accès à la santé par un développement socio-économique susceptible de mettre chacun à l’abri des risques sanitaires ; l’accès universel et gratuit aux soins de santé ; la réduction drastique des inégalités.
Mais, depuis quatre décennies, comme beaucoup d’autres pays, le Royaume-Uni, la France et les États-Unis ont pris la direction opposée. Rejetant les demandes de systèmes de santé publique solides et de services publics universels et complets fondés sur des soins de santé primaires gratuits gérés démocratiquement, ces pays ont poursuivi, à des vitesses différentes, la privatisation d’abord, puis la commercialisation et enfin la financiarisation des services de santé. Celle-ci tire parti des sources privées de capitaux et transforme les échanges de biens et services en instruments financiers au profit des actionnaires. Enracinée dans une philosophie du néolibéralisme médical, la financiarisation a conduit au fiasco de la réponse à la pandémie COVID-19, qui ne cesse de creuser les inégalités de santé et d’accès aux soins tant pour les malades atteints du COVID-19 que pour les autres. Sur fond de pénurie en personnel et en moyens, la crise pré-existante à la pandémie est aujourd’hui exacerbée privant la population de soins indispensables et mettant en danger les communautés dans leur ensemble.
Evolution des systèmes de santé : Royaume-Uni, France et États-Unis
Le Royaume-Uni a créé en 1948 le National Health Service (NHS), un système de soins financé et administré par l’État. Depuis, il a dévié loin de sa trajectoire. Dans les années 1980, Margaret Thatcher a jeté les bases de la gestion du secteur privé et de la commercialisation du NHS. La sous-traitance a été introduite en 1983, obligeant les autorités sanitaires à mettre en place des appels d’offres pour leurs services de nettoyage, de restauration et de blanchisserie – et certains services de protection sociale. La loi de 1990 sur le NHS et les soins communautaires prévoyait que les hôpitaux du NHS et les services de santé communautaire seraient gérés comme des entreprises. La financiarisation est venue avec l’introduction de l’Initiative de Financement Privé (PFI) en 1992. Ainsi, au nom du gouvernement, un consortium de banquiers, de constructeurs et d’opérateurs de services lève des fonds en échange de contrats d’une durée de 30 ans pour la conception et la construction d’hôpitaux ainsi que l’exploitation des installations. Chaque hôpital ainsi construit est responsable de la dette contractée, au profit des consortiums PFI. En 2012, la loi sur la santé et la protection sociale a démantelé le NHS et l’a remplacé par une nouvelle agence, Public Health England.
Le système de santé français est construit sur la base d’une assurance maladie nationale obligatoire qui, formellement, assure une couverture santé à tous les résidents légaux. Il combine financement public, assurance-maladie et ressources privées, avec une mixité public-privé dans la fourniture de services de santé. Le financement de l’assurance-maladie repose sur les cotisations salariales payées solidairement par employeurs et salariés. Or, depuis 30 ans les gouvernements successifs n’ont cessé de dispenser les employeurs du paiement de leurs cotisations (re-baptisées « charges sociales »), produisant ainsi une dette indéfiniment augmentée. L’exonération continue de cotisations a obligé l’Etat et l’assurance-maladie à recourir à l’emprunt privé pour assurer a minima les charges incompressibles de personnel, d’équipement et de fonctionnement, et surtout honorer le remboursement de la dette qui est celle des entreprises à l’égard de la sécurité sociale dans son ensemble.
Depuis 1990, le recours aux acteurs et instruments financiers a transformé le système, ceux-ci devenant les principaux pourvoyeurs de fonds pour le refinancement de la dette, les besoins à court terme et les dépenses en capital ; ils ont également introduit un langage financier, des paramètres et des priorités pour permettre et soutenir les changements de financement. Avec la tarification « à l’acte » (T2A), l’hôpital public a lui-même été transformé en entreprise de service. Ces changements ont miné la stabilité du système, qui faisait face en 2020 à une dette estimée à €32 milliards, justifiant toutes les fermetures d’établissement et réductions d’effectifs. En juin 2019, avant même que la pandémie COVID-19 ne révèle de façon dramatique les pénuries en personnel et en moyens mais aussi les grandes disparités sociales d’accès aux soins, des grévistes dans plus de 50 hôpitaux à travers tout le pays alertaient sur le caractère critique de la situation, les coupes budgétaires conduisant le système de santé au bord de l’effondrement et mettant la vie des patients en danger.
Les États-Unis ont rejeté à plusieurs reprises la législation établissant soit un service de santé national, soit une assurance maladie nationale, conservant à leur place un mélange d’assureurs et de prestataires de soins de santé publics et privés, à but lucratif et « à but non lucratif ». La loi de 2010 sur les soins accessibles (ACA ou Obamacare) a créé un système commercialisé basé sur une assurance maladie privée subventionnée par le gouvernement. Les bourses d’assurance maladie de l’ACA ont généré des vagues successives de fusions sur le marché de l’assurance maladie, diminuant la concurrence entre les assureurs et augmentant les primes d’assurance maladie, contrairement à ce qu’ACA supposait. Selon une récente étude de la Rand Corporation, les assureurs privés ont payé en moyenne 247% plus cher les prestations hospitalières que ce que Medicare aurait payé.
Malgré l’ACA, en 2019, 29,2 millions de citoyen.e.s américain.e.s de moins de 65 ans n’avaient pas d’assurance maladie (soit 10,8% de la population). Les fusions dans le secteur des soins de santé ont suivi l’abrogation en 1999 de la loi Glass-Steagall de 1933 qui stipulait qu’aucune institution financière ou holding financier n’a le droit de cumuler les activités de banque de dépôt et de banque d’affaires.
À mesure que les banques commerciales, les banques d’investissement, les sociétés de placement et les sociétés d’assurance se sont consolidé, les sociétés de capital-investissement ont construit des empires médicaux dans tout le pays, entraînant des fermetures d’hôpitaux et de fortes augmentations des prix, tandis que de très nombreux malades restaient sans accès à des soins médicaux indispensables, en particulier dans les communautés mal desservies
La pandémie COVID 19 à l’heure de la financiarisation
Cette pandémie qui frappe la planète entière, n’est pas vraiment une surprise. Depuis des années, de la part de tous ceux et celles, scientifiques et militant.e.s en lutte pour la vie, la santé et le respect des écosystèmes, des alertes sont lancées sur les conséquences catastrophiques du « développement » économique à la mode néo-libérale, baptisé « mondialisation ». L’immense pillage des ressources naturelles des continents non occidentaux, la déforestation, les trafics plus ou moins illégaux d’animaux sauvages et autre pratiques prédatrices, l’extension d’un modèle agro-industriel destructeur de la biodiversité sur tous les continents sont reconnus, au moins depuis l’épidémie de SIDA des années 1980, comme vecteurs de nouvelles menaces infectieuses (grippe H1N1, grippe H5N1, SRAS, mais aussi maladie de Lyme liée à la multiplication des tiques vecteurs d’agents infectieux issus des rongeurs, etc…). Nous sommes donc prévenus depuis au moins 40 ans !
Mais chaque pandémie a sa propre histoire, inscrite de façon différente dans celle de chaque pays. Le contexte dans lequel elle survient peut permettre d’en limiter l’étendue et les effets ou, au contraire, lui donner un boulevard pour une contamination extensive. C’est ce dernier cas de figure qui sévit aux Etats-Unis, en France et au Royaume Uni.
L’actuelle pandémie COVID-19 met pleinement en évidence la folie de l’austérité, une politique néolibérale centrale, qui a drastiquement réduit les budgets de santé des gouvernements, et plus encore mis à jour la réalité suicidaire des conséquences de la financiarisation des politiques publiques de santé transformant l’offre de soins en objet de spéculation boursière.
La mort dans les EHPAD : fruit de l’épidémie COVID-19 ou du cynisme néolibéral ?
Les systèmes de santé de ces trois pays ont en commun la privatisation croissante des établissements de soins aux personnes âgées. Les politiques de déréglementation ont permis la transformation du service public pour les personnes âgées en une entreprise à but lucratif. Fortement privatisé et financiarisé, le marché mondial des soins de longue durée était de 85 milliards € en 2019.
Les restrictions de personnel et de moyens d’établissements soumis à l’impératif financier des dividendes à verser aux actionnaires ont joué un rôle central dans la catastrophe sanitaire vécue dans ces maisons de retraite, dans lesquelles un nombre disproportionné de décès par COVID-19 est survenu.
Au 20 octobre 2020, les États-Unis sont en tête du monde avec 8 212 981 cas confirmés de COVID-19 et 220 119 décès (environ 67 décès pour 100 000 habitants) ; en France, 952 500 cas et 33 647 décès (50 pour 100 000) ; et au Royaume-Uni, 744 122 cas et 43 816 décès (66 pour 100 000) (données de l’Université Johns Hopkins). Bien qu’il soit difficile de trouver des chiffres précis, les résidents et soignants des maisons de retraite pourraient représenter 50% des décès liés au coronavirus dans chacun des trois pays. Le financement de ces établissements pour personnes âgées dépendantes permet de mieux comprendre ce qui se passe que les affirmations selon lesquelles cette surmortalité serait due à la vieillesse et aux problèmes de santé pré-existants. Dans ce secteur, le Royaume-Uni vient en tête de la propriété privée qui fournit 84% des lits. Aux États-Unis, 70% des établissements dits « de soins infirmiers certifiés » étaient à but lucratif. En France, 30% des EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), le type de soins résidentiels le plus courant pour les seniors, relèvent du secteur privé à but lucratif.
Concernant le nombre élevé de décès dus au coronavirus dans ces maisons, trois facteurs sont déterminants : le fonctionnement à but lucratif, l’incapacité du gouvernement à faire appliquer les réglementations, et une mauvaise gestion. Les liens entre la financiarisation et la dégradation de la qualité des services sont connus. Pour obtenir de faibles coûts et des bénéfices élevés, les établissements à but lucratif manquent de personnel, sous-rémunèrent leurs travailleurs et fournissent des soins de mauvaise qualité. Depuis le début de la pandémie, les régulateurs n’ont pas appliqué les normes de contrôle de la prévention et des soins face aux infections. Les responsables ne fournissent pas une formation ou une protection adéquate au personnel et aux patients. Ces carences sont présentes dans les trois pays, telles qu’illustrées ci-dessous.
Un fonctionnement à but lucratif : à partir de 1990, le Royaume-Uni a exigé des conseils locaux qu’ils consacrent 85% de leur financement à l’achat de services de soins auprès de prestataires privés. Dans le même temps, le gouvernement a choisi de cibler le secteur des soins pour les politiques d’austérité, laissant les prestataires de service sans leur principale source de financement face à l’effondrement financier. Le capital-investissement est entré dans la brèche, et les maisons de retraite ont commencé à emprunter massivement, à utiliser des structures d’entreprise complexes et des mesures de réduction des coûts telles que l’évasion fiscale.
Ce modèle économique protège de la responsabilité du remboursement de la dette les « sociétés en participation ». Après un succès initial, ces choix ont laissé les établissements instables et sujets à des turbulences financières à long terme. Lorsqu’une entreprise fait faillite, elle met les gens en danger. En 2011, Southern Cross, un important fournisseur national de maisons de retraite qui détenait 9% du marché national et 30% de toutes les places dans le nord-est de l’Angleterre, a fait faillite, laissant les conseils locaux sous-financés alors que 37 000 personnes devraient être accueillies dans les établissements.
Échec de la réglementation gouvernementale : le gouvernement américain supervise la plupart des maisons de retraite, qui comptent environ 2,5 millions de résidents à l’échelle nationale, car Medicaid finance environ 60% des soins de longue durée. Lorsque l’administration Trump est entrée en fonction en janvier 2017, toute avancée concernant de nouvelles réglementations fédérales a été stoppée, y compris celles qui auraient obligé le secteur de la santé à se préparer à une pandémie de maladies infectieuses aéroportées comme le COVID-19. Il n’existe toujours pas de réglementation fédérale spécifique pour protéger les travailleurs de la santé.
Le secteur des « maisons de soins infirmiers » est une cible du programme de déréglementation agressif de l’administration Trump, alors même que ce secteur connaît une réglementation réduite, des inspections peu fréquentes, des amendes plus faibles en cas d’infraction, tout en subissant une diminution des dépenses réglementaires. Dans le même temps, l’industrie des maisons de retraite déploie une batterie de lobbyistes, dont beaucoup ont des liens étroits avec l’administration Trump, dans sa quête d’allégements fiscaux, d’infusion de liquidités fédérales et de protection contre les poursuites.
Ce n’est qu’en mai 2020 que le gouvernement fédéral a commencé à suivre les contaminations et les décès au COVID-19 dans les « maisons de soins infirmiers ». Chacune des cinq plus grandes entreprises à but lucratif – Genesis HealthCare, Life Care Centers of America, Ensign Group, SavaSeniorCare et Consulate Health Care – qui exploitent plus de 850 établissements dans 40 États, a vu se multiplier les cas de coronavirus dans leurs établissements. Genesis HealthCare, le plus grand exploitant de maisons de soins infirmiers du pays, a signalé plus de 1 500 décès dans 187 établissements. En mai 2020, Genesis a reçu €256 millions de subventions et de prêts du gouvernement.
Le facteur le plus critique pour la qualité des soins aux résidents est la dotation en personnel. Les travailleurs, en nombre insuffisant, se plaignent aussi du fait que Genesis fournit des soins infirmiers en mode dégradé par rapport aux normes en vigueur. Les « maisons de soins infirmiers » à capitaux privés présentent un taux disproportionné de cas de COVID-19 et de décès parmi le personnel.
Mauvaise gestion : En France, « la négligence du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire a pris une tournure tragique dans ces établissements », écrit Philippe Baqué à propos des décès par coronavirus dans les EHPADs. Ceux-ci sont depuis longtemps confrontés à un manque de ressources ; dans la crise actuelle, la pénurie de tests et d’équipements de protection individuelle et le refus d’accès des patients à un traitement spécialisé ont fait grimper les taux de morbidité et de mortalité.
Le gouvernement français a sous-estimé la gravité de l’épidémie et a pris très tardivement en compte la propagation rapide du virus dans les maisons de retraite. En outre, les EHPAD ont été considérés comme ne relevant pas de la catégorie des structures de soins, donc non prioritaires dans l’attribution d’équipements de protection. Dans ces lieux fermés, l’absence totale de tests, de masques, de blouses, a eu des conséquences effroyables dès le début de l’épidémie : soignant.e.s et résident.e.s ont été décimé.e.s par le COVID19, ou, pour ces derniers, par l’absence de soins dans le cas d’autres pathologies non soignées pendant la première période épidémique. La seconde vague en cours fait monter l’inquiétude puisqu’en dehors des « gestes barrières », aucune mesure structurelle n’a été prise pour remédier au manque criant d’effectifs et de moyens dans ces établissements.
Les plus grands groupes privés gérant des EHPAD en France sont Korian (environ 25 000 lits), Orpea (20 000 lits) et DomusVi (17 000 lits). Korian est le leader et parmi les plus rentables : au premier semestre 2020, son chiffre d’affaires a augmenté de 6,2% (€1,88 millions), son portefeuille immobilier est évalué à plus de €2,3 milliards. Les informations faisant état de graves carences dans les maisons de retraite Korian ont fait la une des journaux français au plus fort de la pandémie en avril. Korian a refusé de reconnaître l’existence de cas de COVID-19 à Clamart.
Dans une maison de retraite gérée par Korian à Mougins, il y a eu 37 décès. À la Ferme du marais de Korian à Mée-sur-Seine (Seine-et-Marne), au moins 20 résidents sont morts. Au Perrier, EHPAD de Korian à Marseille, des infections respiratoires ont commencé à circuler début mars, mais seul le personnel a été dépisté ; la direction a refusé toutes les questions des membres de la famille sur le nombre de travailleurs testés positifs ou le nombre de cas et de décès parmi les résidents. Le 26 avril 2020, Sophie Boissard, PDG de Korian, a annoncé 606 décès dans les EHPAD gérés par Korian. Le 19 mai, une enquête pénale conjointe a été ouverte suite à des plaintes de familles concernant plusieurs maisons de retraite médicalisées des Hauts-de-Seine.
COVID 19 : un risque du travail, un danger grave et imminent
Mais les soignant.e.s, en milieu hospitalier ou en EHPAD, sont loin d’être les seuls travailleurs « à risque ». Sont aussi concernés : l’industrie agroalimentaire – des saisonniers agricoles aux intérimaires et autres salariés des abattoirs -, les chantiers de construction, les filières de maintenance industrielle dont les travailleurs – sous-traitants et intérimaires – font partie des catégories de salariés les moins considérés, la logistique et la grande distribution, la livraison à domicile, les centres d’appels, les plateformes du e-commerce telle la firme américaine Amazon, les chantiers de nettoyage, les filières de gestion des déchets, tout le secteur des travailleurs à domicile et d’aide à la personne, et bien d’autres encore.
S’agissant d’un danger grave et potentiellement mortel, le COVID-19 devrait faire l’objet d’une surveillance médicale renforcée telle que définie dans le droit du travail français et surtout aux modalités nécessaires non seulement à la prise en charge des cas (et des contacts) mais à l’interruption des chaînes de contamination. A cela s’ajoute l’absence de contrainte et de contrôle pesant sur les employeurs, en dépit de la recrudescence inquiétante des cas au cœur de l’automne 2020, l’essentiel des « clusters » se trouvant en milieu de travail. La responsabilité en est imputée par les autorités publiques, non pas à l’absence d’évaluation des risques et d’organisation de la prévention sur les lieux de travail, mais exclusivement à ce qui serait de l’ordre de la négligence individuelle, conduisant à l’instauration, en France, du couvre-feu de 21h à 6h du matin depuis le 17 octobre 2020. Ainsi la vie se réduit-elle au rituel « métro – boulot – dodo », laissant aussi le secteur de la culture totalement sinistré.
Derrière le message envoyé par les autorités publiques se dessine la protection des marges et des profits financiers des grandes firmes qui continuent, en France, d’exercer la pression sur les ministres, comme l’a montré dans un autre domaine de la santé, la victoire du lobby de la betterave de faire lever l’interdiction des néonicotinoïdes, pesticides « tueur d’abeilles ».
Cet automne 2020, déprogrammation des soins pour les autres pathologies
Entre les deux vagues de l’épidémie, l’absence de mesures structurelles d’augmentation du nombre de lits hospitaliers et de recrutement de personnel conduit aux mêmes drames. En France, les décès augmentent. Les soignants des hôpitaux publics, épuisés, voient leurs congés supprimés. Et les personnes souffrant d’autres pathologies devront attendre la fin de l’épidémie pour enfin bénéficier des soins dont ils ont besoin. Les autorités sanitaires ont déjà décidé de « déprogrammer des soins », une expression technocratique faite pour occulter la non assistance à personne en danger.
Sachant que l’épidémie de cancer a atteint en France les 400 000 nouveaux cas par an, ce sont donc des dizaines de milliers de personnes atteintes de cancer qui ont subi au printemps et subiront cet automne un retard au diagnostic, signant une perte de chance en matière de traitement et de guérison. Sans parler de tous ceux et celles attendant une prothèse de hanche ou de genou, une intervention nécessaire à la thyroïde ou autres désordres endocriniens ; et ceux qui attendent de pouvoir enfin bénéficier d’une rééducation fonctionnelle après un accident, une opération, une maladie, y compris les anciens malades du COVID.
Le témoignage de cette jeune femme atteinte de la maladie de Parkinson permet de mesurer la mise en danger de dizaine de milliers de malades atteints de maladie chronique, notamment neuro-dégénérative, qui ne pourrons bénéficier des soins qui leur sont nécessaires pour survivre (encadré).
Voilà 4 ans que, chaque jour, je me bats pour mener une vie aussi normale que possible malgré le mal qui m’habite, la maladie de Parkinson. J’ai 44 ans, je suis avocate. Jamais je n’ai cessé de plaider. En 4 ans, mes arrêts maladie ont été très peu nombreux. Un jour ou deux au moment de ce diagnostic douloureux, une semaine pour rééquilibrer mon traitement. Depuis ce rééquilibrage, j’allais mieux. Mes progrès moteurs étaient flagrants lors des séances de kinésithérapie. Avec mon kinésithérapeute, nous travaillions, une fois par semaine, mon sens de l’équilibre bousculé par cette maladie. Ma motricité devenait plus fine et j’étais étonnée de réussir des exercices difficiles. Les deux, trois séances de sport que je faisais par semaine me permettaient de dompter la douleur physique. Les séances d’hypnotherapie m’apprenaient à décolorer la douleur pour la rendre plus douce, supportable. Les séances chez mon psychothérapeute m’épaulaient, me permettant d’expurger ma colère d’être malade si jeune et calmaient mes angoisses.
J’avais conscience de pouvoir bénéficier de soins interdits à la majorité des malades, du fait de leur coût non pris en charge par la sécurité sociale. Je bénéficiais du deuxième palier de soins de cette médecine tristement à deux vitesses, en m’interrogeant régulièrement sur le sort de ces malades qui n’avaient pas les moyens financiers de s’offrir ces soins qui me faisaient tant de bien. Physiquement, j’étais en équilibre voire en progression.
Puis le SARS-COV-2 est rentré dans nos vies. Comme tous, je me suis confinée, me pliant aux règles de ce gouvernement qui après nous avoir incités à aller au théâtre, nous avoir asséné que les masques ne servaient à rien, nous enfermait pour combattre la pandémie.
Le confinement signait l’arrêt de tout ce qui me maintenait en équilibre. Plus de séances de kinésithérapie, plus de salle de sport, plus de piscine. Mon corps s’est engourdi puis est devenu de plus en plus douloureux. Les crises de douleurs se sont rapprochées puis sont devenues quotidiennes, m’obligeant à m’allonger, à fermer les yeux, à me bourrer d’anxiolytiques, qui je I’espérais, pourraient détendre mes muscles ankylosés par le manque d’activité et l’absence de kinésithérapie. Pour ralentir la progression de Parkinson, on encourage les malades à faire du sport, et à faire régulièrement des séances de kinésithérapie. La gestion gouvernementale de la pandémie m’a empêchée de suivre ces encouragements qui sont même des règles de base.
Privée de soins, je suis sortie très douloureuse du confinement et moins mobile. Mes symptômes s’étaient accrus. Les séances de kinésithérapie ont repris peu à peu mais sous forme de massages antalgiques pour palier à l urgence. Les salles de sport ont tardé à réouvrir. Au début de l’été, mes raideurs sont devenues de plus en plus importantes et ma mobilité de moins en moins facile. Aggravation des raideurs, de la dystonie, perte de mobilité. Avec la réouverture des salles de sport, j’ai cru pouvoir faire marche arrière. Mais rapidement le gouvernement a décidé de fermer à nouveau les salles, sauf pour les activités scolaires et pour les sportifs de haut niveau. Pas un mot pour les personnes qui, comme moi, souffrent d’affection de longue durée et s’équilibrent avec des séances de sport.
Aujourd’hui ce que j’avais identifié comme une décompensation de mes symptômes s’est transformée en aggravation. Mon corps ne répond plus assez favorablement à la dopamine. Les fluctuations que connaissent tout parkinsonien ont augmenté en cadence, m’épuisant, me rongeant. Moi qui en février franchissait fièrement un nouveau palier d’exercice chez mon kinésithérapeute, adopte désormais une démarche de flamant rose, victime de cette dystonie que je ne maîtrise plus.
Cette aggravation était attendue mais plus tard. Cette aggravation est survenue sans conteste avec le confinement et toutes les règles sans dérogation qui s’en sont suivies. Aucune considération n’a été accordée aux malades au long court qui ont été privés de leurs soins habituels.
Existait il un moyen de mieux gérer cette pandémie ? Je ne sais pas. Probablement. En écoutant la voix de tous, en écoutant, aussi, les besoins et les douleurs de ceux qui sont déjà porteurs d’autres maladies que ce virus.
Je me suis confinée. J ai porté un masque. Je me suis lavée les mains avec du gel hydro-alcoolique. Les règles je les ai respectées, craignant d’attraper ce virus et de décompenser. Je n’ai pas attrapé ce virus, mais mes symptômes ont décompensé, pire se sont aggravés. Demain je me ferai poser une pompe à dopamine ou des électrodes sur le cerveau. Je ne sais pas encore, la suite reste à construire avec mon neurologue.
Suis je en colère ? Je crois que je n’en ai pas la force, ni l’énergie. Je suis triste. Assurément triste de m’être battue pas à pas pendant 4 ans, d’avoir effleuré en ce début d’année 2020 la satisfaction de la progression, et de me voir aujourd’hui, douloureuse, perdant la maîtrise de mon corps. Parfois je croise dans la rue la silhouette d’une femme, marchant comme un robot et levant la jambe comme un flamant rose. Ce reflet c’est la femme que je suis aujourd’hui, ployant sous le poids de cette maladie devenue un fardeau.
Mais j’ai la chance d’avoir un neurologue de talent, un homme formidable qui partage ma vie, une famille et des amis aimants. Que deviendront tous ceux qui ont décompensé en 2020 et qui, eux, sont seuls ?
Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni font partie des gouvernements qui choisissent de protéger les intérêts financiers des actionnaires de grands groupes financiers au détriment de la vie et de la santé des malades, des handicapés, des résidents des maisons de retraite pour personnes âgées et des aides-soignants et travailleurs hospitaliers, mais aussi de tous les travailleurs et travailleuses qui doivent quitter leur domicile et prendre les transports en commun pour se rendre à leur travail tous les jours, conduisant à une catastrophe sanitaire injuste qui aurait pu être évitée.
Alors que le nombre total de morts dans le monde dépasse le million, la pandémie de COVID-19 est loin d’être contrôlée et de nombreuses inconnues subsistent quant à son évolution. Il faut tout d’abord tirer les enseignements de ce qui s’est passé, là où le pouvoir cherche au contraire l’effacement de la mémoire et des traces. Aux États-Unis, l’administration Trump parle du virus au passé tout en essayant de supprimer les rapports statistiques sur les cas et les décès. Chaque gouvernement des trois pays cités dans cet article dissimule son incapacité à organiser des soins cohérents et fait de la course au vaccin l’essentiel de sa politique de lutte contre l’épidémie.
Pourtant les soignants ont porté leurs revendications dans la rue. Les syndicalistes aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France reconnaissent leur double rôle de travailleurs et de citoyens. Préoccupés par les choix qui sont faits dans l’organisation du travail et les conditions de travail, ils en appellent à une réforme en profondeur des systèmes de santé répondant aux besoins.
L’urgence est à un investissement massif du gouvernement dans la formation et le recrutement d’agents de santé et l’expansion du secteur public de santé, une refonte des conditions de travail et la création d’une démocratie sanitaire pour s’opposer à une bureaucratie inhumaine. Les professionnels de la santé doivent construire un front commun avec les usagers des services de santé pour exiger que les besoins sanitaires et humains des patients, ainsi que les conditions de travail et de vie des soignants, soient placés au cœur d’un système public de santé réorganisé. La prévention ne peut pas dépendre uniquement d’un vaccin ; il faut également réduire les inégalités sociales en matière de santé et de soins de santé. Ces politiques devraient être des priorités sociales et économiques nationales et internationales conformément aux principes de la Déclaration d’Alma Ata.
Meredeth Turshen et Annie Thébaud-Mony
Meredeth Turshen est professeur émérite, Bloustein École de planification et de politique publique, Université Rutgers, turshen@rutgers.edu
Annie Thébaud-Mony est directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), spécialiste de la santé des travailleurs (http://iris.ehess.fr/index.php?115), annie.mony@gmail.com
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