Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Exécutions extra-judiciaires : la vengeance contre le droit

L’attaque israélienne au Liban a déclenché une vague « d’exécutions extra-judiciaires », justifiées par une « guerre contre le terrorisme » s’affranchissant du droit. Dans cette logique de vengeance où le « terroriste » est exclu du champ juridique et politique, les objectifs des deux camps se rejoignent dans une symétrie troublante : à tout prix, ne pas faire la paix, et nier l’existence de l’autre comme être politique.

17 octobre 2024 | tiré de aoc.media
https://aoc.media/opinion/2024/10/16/executions-extra-judiciaires-la-vengeance-contre-le-droit/

Le débat semble clos. Quand l’armée israélienne a déclenché sa contre-offensive contre le Hezbollah au Sud-Liban, elle a d’abord procédé massivement par « exécutions extra-judiciaires », ou, comme on dit encore, par « assassinats ciblés ». À ma connaissance, le recours à ce procédé n’a posé de problème à personne. Silence assourdissant.

Après l’assassinat de Nasrallah, le président Biden, rappelant l’attentat perpétré par le Hezbollah contre des soldats américains en octobre 1983, a salué « une mesure de justice ». De fait, il parlait de vengeance. De fait, il tenait la vengeance pour la justice. Sans doute nous sommes-nous habitués.

Depuis les années 2000, Israël a multiplié ce type d’opération, à Gaza, en territoire libanais, en territoire syrien, en territoire iranien… Dans les années 2010, l’administration Obama en a fait de même, à grande échelle, en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen. La capture et l’exécution de Ben Laden en furent l’apothéose. Le président Hollande a commandité lui aussi, comme il l’a évoqué, au moins un « assassinat ciblé ». Gages d’honorabilité ? Reste qu’à l’époque, dans la plupart des cas, ces opérations avaient suscité des débats, parfois vifs, quant à leur légitimité.

Apparemment, ce temps est révolu. C’est l’argument de la « lutte contre le terrorisme », inlassablement repris, qui a balayé les questions de droit, en un temps où, plus largement, le droit international semble en coma dépassé. Faut-il se résigner à cette défaite ? Faut-il admettre, sans s’en alarmer, que nous sommes entrés dans une ère où la force fait droit, où la vengeance pure est de retour ?

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dès la conférence de Téhéran (novembre 1943), puis à Yalta (février 1945), les dirigeants alliés, Roosevelt, Staline et Churchill, avaient engagé des discussions sur la manière dont il faudrait « punir » les dirigeants nazis à la fin des hostilités. Dans un premier temps, Churchill et Roosevelt étaient partisans d’une exécution sans jugement. Staline voulait un procès. De Gaulle, consulté en 1945, se prononça également en faveur du procès. Finalement, c’est Truman, arrivé à la présidence des États-Unis après le décès de Roosevelt en avril 1945, qui fléchit Churchill.
Le procès de Nuremberg s’ouvrit en novembre et jugea vingt-quatre hauts responsables nazis.

Nuremberg a été un très puissant catalyseur dans le processus d’élaboration d’un droit pénal international. Il a permis une définition plus précise du « crime contre la paix », ce délit relevant du jus ad bellum que nous appelons aujourd’hui crime d’agression. Il a stimulé la formulation des « crimes de guerre » (le jus in bello), en particulier quant au traitement des populations civiles dans les conflits armés, il a introduit la notion de crime contre l’humanité et préfiguré la catégorie de génocide. Le statut de Rome, qui porte la création de la Cour Pénale Internationale, adopté en juillet 1998, et entré en vigueur en juillet 2002, est le descendant direct du procès de Nuremberg. Comme souvent, ce sont les grands procès qui font avancer le droit.

Cela étant, il y a un paradoxe dans l’idée d’un tribunal pénal international. Il juge au nom d’un droit qui limite la souveraineté des États, sans qu’il puisse pour autant s’appuyer sur une puissance supranationale, sur une force capable de faire appliquer ses décisions, comme le fait un État – justice et police – à l’échelle des nations. L’État, dépositaire du monopole de la violence légitime, est ce Léviathan qui interdit aux particuliers de se faire justice eux-mêmes. Ce faisant, il met fin à l’ère des vengeances.

Dans Les Euménides, la dernière tragédie du cycle de l’Orestie d’Eschyle, les dieux décident qu’Oreste, qui a tué sa mère, sera jugé par un tribunal composé de citoyens d’Athènes, appelé à juger en vertu des lois de la cité. Les Erinyes, ces anciennes déesses assoiffées de sang qui réclamaient vengeance, voient alors leur règne finir. Elles deviennent les « Euménides », les « bienveillantes », des divinités chargées de protéger la cité. Fin du cycle interminable des vengeances. La tragédie célèbre l’avènement de l’État comme lieu unique du droit.

La transposition d’un tel dispositif à l’échelle des rapports internationaux est évidemment un exercice fragile. Reste que c’est l’honneur de l’après-guerre, une leçon tirée des crimes perpétrés par les nazis, une tentative pour mettre l’inhumanité hors-la-loi. Il est vrai que ce tribunal fut celui des vainqueurs. Faut-il pour autant tenir Nuremberg pour le dernier éclat de l’âge des Lumières, désormais révolu ?

La « guerre contre le terrorisme » s’affranchit du droit de la guerre. Le raisonnement crée une symétrie mimétique entre l’acte terroriste et la guerre contre le terrorisme.

On l’a dit, c’est au nom de la lutte contre le terrorisme, cette guerre asymétrique qui en général oppose des États à des groupes armés non-étatiques, que sont justifiées les exécutions extrajudiciaires. En ce sens, nous serions dans une situation incomparable avec celle qui a rendu possible Nuremberg, ou la traque et la capture d’Adolf Eichmann par le Mossad en 1960, suivies de son retentissant procès à Jérusalem.

À l’occasion d’une délibération de la Cour Suprême israélienne en décembre 2006, les représentants de l’État ont avancé l’argument suivant : les terroristes doivent être considérés comme des « combattants illégaux ». Portant des armes, ils ne sont plus des civils, mais ils ne sont pas non plus des combattants, puisqu’ils ne respectent pas le droit de la guerre. Les détruire relève donc de la légitime défense.

Le raisonnement consiste, au motif que le terroriste, dans ses crimes, exclut son adversaire du champ du droit en exerçant une violence pure, à exclure en retour le « terroriste » de ce même champ du droit, à la fois du droit de la paix et du droit de la guerre ; il ne relève plus de quelque droit que ce soit. Ce faisant, il entraînerait l’État qui le combat dans le monde du non-droit. Ce qui revient à dire que cet État s’exonère lui-même du droit, c’est-à-dire légitimise pour soi les procédés auxquels recourt le terrorisme. La « guerre contre le terrorisme » s’affranchit du droit de la guerre. Le raisonnement crée une symétrie mimétique entre l’acte terroriste et la guerre contre le terrorisme.

Il faut alors revenir à cette qualification de « terroriste ». Elle a d’une part une dimension purement juridique ; l’ONU en a esquissé une définition, inaboutie, le Conseil de l’Union Européenne, dans une décision-cadre de juin 2002, en a établi une définition plus complète, qui fait autorité en Europe. Il ne fait pas de doute qu’à la lumière de ces textes, il est parfaitement légitime – et nécessaire – de qualifier le 7 octobre d’acte terroriste. Par ailleurs – même si je n’ai aucune légitimité à dire cela – je crois justifié, à propos de ces massacres, de parler de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité », tels que définis par le protocole de Rome.

Cela étant, la qualification de « terroriste », à côté de sa définition strictement juridique, porte en elle une autre charge sémantique : elle consiste en une double exclusion ; le terroriste est mis hors champ juridique, comme on vient de le voir, et, par conséquent, hors champ politique.

Chaque protagoniste nie toute existence politique à son ennemi. Le terroriste n’appartient plus au monde où l’on se parle. Comme on dit, « on ne discute pas avec les terroristes » parce qu’avec eux, aucune relation contractuelle, donc aucune paix, n’est à jamais envisageable, comme font deux États belligérants qui concluent leur guerre par un traité. C’est admettre d’une part que la violence terroriste est inextinguible, parce que d’essence. Le terroriste est à jamais réduit à ses actes, c’est-à-dire à ses crimes. Et c’est admettre du même coup que la guerre contre le terrorisme ne s’achèvera qu’avec l’extermination complète de ses partisans, qu’elle implique d’aller tout au bout de la vengeance.

C’est précisément ce tabou que Yitzhak Rabin et Yasser Arafat avaient courageusement brisé au début des années 1990. Ils avaient vu qu’au contraire le cycle formé par les actes terroristes et par la « guerre au terrorisme » est une spirale infinie, chaque terroriste mort « en martyr » faisant naître d’autres terroristes assoiffés de vengeance. Ils avaient vu qu’à laisser la vengeance commander la politique, la violence ne s’arrête jamais. Ils avaient tenté de restaurer le politique contre la guerre : de fabriquer du droit pour mettre fin aux vengeances.

Rabin en est mort assassiné par un colon juif ultranationaliste religieux. Autrement dit, pour des raisons extraordinairement profondes, l’argument selon lequel, en « ciblant » un terroriste, on sauve les vies qu’il aurait pu supprimer, est un argument qui ne tient pas.

Les objectifs réels du terrorisme et ceux de la stratégie des exécutions extrajudiciaires sont identiques de part et d’autre, et étrangement mimétiques : à tout prix, ne pas faire la paix. À tout prix, nier l’existence de l’autre comme être politique.

Roland Schaer
Philosophe

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