Lettre au premier ministre Stephen Harper
La politique culturelle que vous mettez en oeuvre depuis votre arrivée au pouvoir nous porte à croire, certes, que vous connaissez bien l’oeuvre de Machiavel, ce qui est tout à votre honneur, mais nous oblige aussi à nous demander s’il n’y a pas « quelque chose de pourri » au royaume du Canada.
Dès 2007, nous déplorions la suppression des programmes Promart et Routes commerciales, deux programmes essentiels à la diffusion de la culture canadienne à l’étranger.
En avril 2012, nous apprenions une diminution considérable des crédits fédéraux accordés à la Société Radio-Canada, à l’Office national du film du Canada ainsi qu’à Téléfilm Canada.
Début mai 2012, nous apprenions la suppression des crédits à la recherche fondamentale ainsi que l’abolition du soutien fédéral au programme d’études canadiennes partout dans le monde, mesure qui met en péril la survie du Conseil international d’études canadiennes (CIEC), après trente ans d’existence.
Le 25 juin 2012, nous apprenions la fermeture définitive de la Bibliothèque du Centre culturel canadien à Paris, de même qu’une série de suppressions de postes dans plusieurs missions culturelles canadiennes, notamment ceux de responsable des arts de la scène à Berlin et de directrice adjointe (partenariats et communications), chargée des arts de la scène, de la littérature et du cinéma à Paris.
Conséquences dramatiques
Ces attaques répétées de votre gouvernement contre les milieux universitaire, intellectuel, artistique et culturel, au nom d’un soi-disant plan de redressement financier, nous inquiètent au plus haut point. Car elles ont des conséquences dramatiques non seulement sur l’ensemble de ces pratiques pourtant vitales au progrès et à la vitalité de notre pays, mais aussi sur l’ensemble de la population canadienne.
La politique culturelle de votre gouvernement - qui n’est rien d’autre que la mise en place brutale et savamment orchestrée de la destruction de notre patrimoine culturel national - nous amène légitimement à nous interroger sur la société canadienne que vous cherchez à bâtir et à douter de la pertinence de vos actes et décisions.
En effet, il est juste de se demander à quoi servira désormais le Centre culturel canadien à Paris, alors que plusieurs des secteurs culturels n’y sont plus représentés ? Comment, à Paris, à Berlin, à Londres, à Rome et ailleurs, les artistes canadiens se produisant à l’étranger seront-ils désormais soutenus ? Le seront-ils ? Ou seront-ils utilisés seulement comme faire-valoir de votre politique étrangère lors d’activités prestigieuses ?
Destruction du réseau culturel
Depuis plus de quarante ans, la culture canadienne s’est fait connaître à travers le monde entier grâce au soutien de programmes ambitieux mis en place par le gouvernement fédéral. C’est pourquoi nous ne pouvons que déplorer et dénoncer votre politique de destruction systématique du réseau culturel patiemment et efficacement mis en place au fil des décennies par vos prédécesseurs.
Margaret Atwood, Robert Lepage, David Cronenberg, Denis Marleau, Édouard Lock, Wajdi Mouawad, Philippe Falardeau, Marie Chouinard, Atom Egoyan, Fred Pellerin, Marie Brassard, Robert Carsen, Yann Martel, Alberto Manguel, Gilles Maheu, Denis Villeneuve, Nancy Huston, Paul-André Fortier, Denys Arcand, Guy Maddin, Marie-Nicole Lemieux, Yannick Nézet-Séguin, tous et bien d’autres encore ont porté très haut la renommée culturelle du Canada, et ce, bien au-delà de nos frontières nationales.
Nous croyons que chacun des actes que vous posez, en usant avec outrance de l’argument de la rentabilité économique, n’a d’autre visée que l’anéantissement de toute politique culturelle canadienne. À titre comparatif, la France - nation cofondatrice du Canada et membre comme celui-ci du G8 - affirmait récemment, via le site Internet de son ministère des Affaires étrangères, que l’« action culturelle est aujourd’hui indissociable de la prise en compte des enjeux globaux qui déterminent l’avenir de l’humanité et doit, en conséquence, pouvoir contribuer à une gouvernance harmonieuse de la mondialisation ».
Comment votre gouvernement peut-il choisir d’ignorer le fait que les milieux culturel, universitaire, intellectuel et artistique canadiens ont la capacité de pouvoir associer très largement, au-delà des partenaires de leurs propres réseaux, l’ensemble des êtres et des institutions qui composent la société civile et qu’ils permettent ainsi de générer des profits considérables ?
Un acte de sabotage
La volonté avec laquelle vous tentez d’annihiler un héritage et une vie culturels de renommée internationale s’apparente à un acte de sabotage et témoigne d’une politique dont les conséquences resteront durablement gravées dans la mémoire des futures générations canadiennes comme étant de votre fait. Chacun de vos choix politiques s’inscrit dans une tentative cynique et déterminée de marginaliser la culture, de la museler, voire de la censurer, en privant les artistes canadiens du soutien logistique, financier et humain essentiel à l’acte de création. Rien de moins.
Nous refusons cet obscurantisme d’État. Et nous choisissons aujourd’hui de le dénoncer publiquement en demandant officiellement le retour aux politiques fédérales qui prévalaient jusqu’à votre arrivée au pouvoir, notamment en matière de culture, de recherche, d’éducation et de protection du patrimoine canadien.
Vous anéantissez les moyens qui permettaient à la parole des artistes canadiens de voyager au-delà des frontières, des océans, des époques et des guerres, par-delà la diversité des cultures, des langues et des croyances.
Vous étouffez cet espace de liberté qui permet encore aux êtres humains de se reconnaître, de s’émouvoir, de réfléchir à notre condition de vivants et de se responsabiliser face aux défis que devront affronter les générations futures.
Cri et colère
Nous ne sommes que quelques-uns à signer cette lettre aujourd’hui. Mais nous sommes en réalité des millions, issus du monde entier, car à notre cri s’ajoute la colère de tous ceux qui, depuis des décennies, viennent à la rencontre de nos oeuvres, découvrant souvent en elles l’écho et le reflet de leurs propres rêves, espoirs et projets.
Comme l’écrivait dans ses Quatrains le poète médiéval Omar Khayyam, qui vécut en Perse, l’actuel Iran :
« Cette voûte céleste devant laquelle nous restons interdits,
Nous savons qu’elle n’est qu’une sorte de lanterne magique ;
Le soleil est la lampe ; l’univers, la lanterne ;
Et nous, les images qui tournent. »
N’oubliez pas, Monsieur le Premier Ministre, que vous aussi vous tournez.
L’auteur est acteur et metteur en scène
Appuie ce texte un collectif composé, à ce jour, des artistes suivants : Alexandrine Agostini, Sylvio Arriola, Hugo Bélanger, Audrey Bergeron, Hélène Blackburn, Monique Blin, Michel Marc Bouchard, Sophie Brech, Sophie Cadieux, Gil Champagne, Violette Chauveau, Fabien Cloutier, Sébastien Cossette, Véronique Côté, Marie-Dominique Cousineau, Yves Dagenais, Julie de Lafrenière, Marc Doré, Frédéric Dubois, Marcelle Dubois, Philippe Ducros, Martin Faucher, Ginette Ferland, Martine Francke, Steve Gagnon, Michel Gatignol, Jean Gaudreau, Marie Gignac, Cai Glover, Marc Gourdeau, Denis Gravereaux, Marie-Ginette Guay, Martin Héroux, Laen Hershler, Éric Jean, Jean-Philippe Joubert, Olivier Kemeid, Merryn Kritzinger, Christian Lapointe, Benoît Laroche, Jacques Laroche, Annick Lefebvre, Paul Lefebvre, Linda Laplante, Catherine Larochelle, Daphnée Laurendeau, Marcel Leboeuf, Véronique Makdissi-Warren, Julie McClemens, Michel Nadeau, Anne-Marie Olivier, Édith Patenaude, Jean-Philippe Pearson, Marilyn Perreault, Laurier Rajotte, Lydie Revez, Martin Robidoux, Isabelle Roy, Louis Sédillot, Philippe Soldevila, Emmanuel Schwartz, Christian St-Denis, Klervi Thienpont, Georges-Nicolas Tremblay, Michel Tremblay, Catherine Viau, Julie Vincent, Anne-Marie White.