Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines

Coup de semonce pour la gauche ?

À la manière d’un véritable électrochoc, l’élection de Donald Trump à la présidence des É.-U. ne peut que nous amener à réfléchir sur les caractéristiques de fond de l’époque que nous vivons ainsi que sur les défis auquels cette dernière nous confronte inexorablement.

Qu’il était symptomatique de voir, le soir du 8 novembre, les journalistes et commentateurs « mainstream » de Radio Canada essayer par tous les moyens de minimiser ce qui pourtant est vite apparu comme inévitable ! Comme si l’on ne voulait pas imaginer qu’un homme aussi « narcissique, mythomane et agressif », qui plus est misogyne, raciste et homophobe, puisse devenir en cette deuxième décennie du 21e siècle, le président des É.-U., l’incarnation du pouvoir exécutif de la première puissance mondiale.

Et il était symptomatique de les voir se raccrocher à des raisonnements apparemment très logiques pour ce soir-là, maintenir l’espoir d’un autre scénario possible et tenter de sauver la mise d’Hillary Clinton. Avant d’avancer — au fur et à mesure du dévoilement des résultats — quelques explications à l’emporte-pièce. Mais sans y parvenir de manière convaincante, tant leur attachement de facto au statu quo politique actuel, et faute de mieux, leur parti-pris pro Clinton, les empêchaient de saisir ce qui était en train de se jouer devant leurs yeux.

Une profonde désorientation

On ne le dira jamais assez : ce qui malgré tous les traits de caractère détestables et a priori non présidentiables du personnage, a permis la victoire de Donald Trump, ce n’est pas seulement « la volte-face blanche » des perdants de la mondialisation (« the white clash »). Ce n’est pas non plus la seule tendance à la droitisation grandissante de l’électorat étatsunien. C’est aussi et en même temps une profonde désorientation, un désenchantement et un désabusement marqués de larges secteurs de l’électorat populaire étatsunien. Et qui se sont exprimés d’abord et avant tout à l’encontre de cette élite politique qu’incarnait le clan Clinton ; un clan certes démocrate et aux allures progressistes, mais en même temps profondément attaché aux valeurs et orientations de fond de l’establishment économico-médiatique du pays.

Les données électorales l’indiquent clairement. Si, en termes de votes populaires, Hillary Clinton l’a pourtant emporté avec quelque 200 000 voix de plus que son adversaire, elle n’a pas réussi néanmoins à atteindre les 270 grands électeurs fatidiques en se positionnant favorablement dans certains États clefs, notamment celui de la Floride. Et cela, parce que les citoyens et citoyennes susceptibles d’aller voter pour elle ne se sont pas déplacés ainsi qu’ils auraient dû le faire.

À ce niveau là, comme le rappelle Antoine Casgrain [1] , les chiffres décisifs et sur lesquels il faut s’arrêter nous montrent qu’à cette élection la non-participation au vote (qui dépasse les 50%) a encore augmenté (environ 10 millions de personnes de moins ont voté par rapport à 2008). Ils mettent aussi en évidence le fait qu’alors que le vote républicain a légèrement diminué (de 1 million de votes par rapport à 2012), le vote démocrate lui s’est littéralement effondré (6 millions de votes en moins par rapport à 2012 et 10 millions en moins par rapport à 2008) !

On est donc loin d’une victoire de la droite qui, par sa force intrinsèque ou par les vertus exceptionnelles d’un leader charismatique particulièrement habile, aurait tout balayé sur son passage. On est plutôt devant une victoire de la droite qui n’a pu devenir effective que par la faiblesse des adversaires qui se dressaient devant elle. Des adversaires qui par leurs atermoiements, leur double jeu, leur cautionnement des politiques des élites, mais aussi leur division et fragmentation, leurs propres fragilités, n’ont pas saisi ce qui était en train de se passer aux É.-U., ni non plus réussi à être à la hauteur du formidable danger qui se dressait devant eux.

Car ce qui est vrai, bien évidemment pour les élites dirigeantes du Parti démocrate, l’est aussi pour la gauche toutes tendances confondues. Comme l’évoque très justement Jean-Marie Cohen, « la victoire de Donald Trump est une défaite pour le parti démocrate et ses élites. Mais c’est aussi, et d’abord, une défaite pour la gauche au sens large, une gauche - notre gauche - qui ne parvient plus à parler aux classes populaires : à toutes ces personnes rendues plus pauvres par un système inégalitaire, et qui pourtant ont voté pour un Trump (...) » Certes, « Sanders aurait pu... Mais justement, Sanders n’a pas pu ! Il n’a pas pu parce que face à un appareil démocrate bien verrouillé (*), la gauche sincère qu’il a commencé à fédérer partait de trop loin. (...) ».

Pourquoi ?

Bien sûr, la question saute à l’esprit : pourquoi depuis plusieurs décennies n’arrive-t-on pas à bloquer la montée de la droite, à rejoindre un électorat qui, autrefois plutôt de gauche, semble aujourd’hui chaque fois plus tenté par des propositions de droite ? Qu’est-ce qu’on ne comprend pas, qu’on ne voit pas quand on est de gauche, qui n’est pas intégré suffisamment à ses analyses et à ses pratiques ? Et bien sûr aux É-U. où le phénomène Trump a de quoi faire réfléchir. Mais pas seulement : un peu partout au monde, puisqu’à l’évidence ce phénomène de la montée de la droite extrême et de ses accents xénophobes et autoritaires grandissants se retrouve en termes de tendance dans bien des pays du monde ?

S’il faut, bien sûr, prendre en compte les effets dévastateurs de la crise économique de 2008 aux É.-U. [2] ainsi que les dégâts sociaux alimentés par les logiques d’une mondialisation destructrice, faut-il pour autant réduire ces réactions populaires, comme le fait l’économiste latino-américain Oscar Ugarteche, à une réaction irrationnelle de peur provenant de « la perte du pouvoir mondial (…) » et « de la fragilité de l’hégémonie occidentale (étatsunienne, britannique et européenne), l’islamophobie s’étant substituée à l’antisémitisme, et la latinophobie prenant de nouvelles formes » ?

En panne de liens et de sens

N’y a-t-il pas quelque chose de plus qui aurait à voir avec un phénomène d’ordre essentiellement "politique et culturel" et qui ne toucherait pas seulement les vieux pays industrialisés avancés du Nord, mais aujourd’hui une bonne partie du monde ? Quelque chose qui aurait à voir avec « une panne de sens et de projets collectifs », en somme avec le sens même que l’on peut donner aujourd’hui à l’action politique et à la formidable crise qu’elle connaît un peu partout ; une crise se traduisant par la dissolution de liens sociaux et politiques ainsi que par la fragmentation, la segmentation grandissante des dires et des efforts de tous ceux et celles qui depuis le bas de la société, aspirent pourtant à un autre cours que celui que prend vaille que vaille le monde actuellement.

La campagne étatsunienne l’a bien mis en valeur : si le clan Clinton a plutôt mis l’accent, en termes de discours, sur des enjeux dits « sociétaux » (les droits des Afro-Américains, des femmes, des immigrés, des latinos, des LGBT, etc.) ainsi que sur la défense des droits individuels, elle n’a jamais mis vraiment au centre de son discours la question « sociale » comme telle, et partant celle du modèle économique étatsunien si profondément et injustement inégalitaire (seul Bernie Sanders l’a fait). L’empêchant ainsi non seulement d’unir dans un même projet de fond des forces profondément dispersées, mais encore de répondre aux attentes, frustrations ou aspirations de larges secteurs de la population d’en bas qui, faute de mieux, ont pensé trouver leur salut dans les mirages de la question identitaire brandie par le candidat Trump.

Le succès de Trump

Car c’est là le cœur de son succès : sa capacité à reprendre à son compte ce qui taraude une bonne partie de la société américaine et ne cesse d’alimenter mal de vivre collectif et angoisse souterraine : cette désorientation et sourde insatisfaction, cette panne de sens collectif, cette dissolution subreptice des liens sociaux et politiques, cet étiolement du vivre ensemble et d’une souveraineté possible sur ses conditions d’existence. En opposant justement ce qui semble faire défaut partout : l’image d’une volonté de changement radical, accompagnée de toutes les apparences de la force et de la capacité de décisions, symbole de cette puissance collective qu’on espère retrouver à travers lui, en adhérant à un projet qui paraît faire sens, ou tout au moins en osant voter pour celui dont le discours renvoie sans ambiguïté à la forte affirmation d’un nous collectif.

Mais Donald Trump n’est parvenu à de telles fins qu’en jouant sur la question identitaire et en le faisant sur le mode xénophobe, réactif, démagogue et autoritaire. En somme qu’en appelant ses supporters —pour retrouver cette force collective perdue— à se liguer réactivement contre ceux ou celles qui, à la manière de véritables boucs émissaires, seront présentés comme la source potentielle de tous les malheurs actuels : les terroristes, les délinquants, les latinos, les musulmans, les immigrants, les gays, etc.

On voit dès lors tous les dangers que peut représenter un tel homme, et tous les défis qui se dressent devant la gauche d’aujourd’hui. Et pas seulement aux É.-U.!

Des leçons pour la gauche

Ce qui est sûr en tous cas, et le succès important de Bernie Sanders nous l’a bien montré, c’est que ce n’est pas en tendant vers la modération ou l’atténuation de ses aspirations au changement vis-à-vis du modèle néolibéral, ou encore en passant de nouveaux pactes avec l’establishment, que la gauche retrouvera sa force d’attraction et de mobilisation d’antan.

Ce qui est sûr aussi, c’est que si la gauche veut commencer à connaître quelques victoires, ce n’est pas en faisant l’impasse sur le défi de bâtir pour l’aujourd’hui un projet politique à la fois profondément alternatif et unificateur ; un projet politique capable de proposer "sens et liens" à de larges secteurs de la population, en somme une nouvelle manière de penser le « vivre ensemble » et d’asseoir les bases d’une souveraineté populaire authentique.

Mais pas sur un mode réactif, droitier, autoritaire et xénophobe. Sur un mode radicalement "antisystémique", démocratique et ouvert sur le monde. C’est ce projet qu’il nous reste à reconstruire, réactualiser pour l’aujourd’hui.

Et l’arrivée de Donald Trump à la présidence des É.-U., nous montre comme jamais, combien il est urgent de s’atteler à cette tâche.


[1Données rassemblées et analysées par Antoine Casgrain de QS

[2Le PIB réel a crû seulement de 1,1% au second trimestre de 2016. Et dans les 7 dernières années, le PIB a crû de 2,1% ; et la période de 7 ans la plus lente depuis au moins 1940.

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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