La critique « postmarxiste » du marxisme
Marqué par l’expérience politique de son pays, l’Argentine, et son engagement dans un courant socialiste du mouvement péroniste, Laclau émerge sur la scène intellectuelle comme un marxiste dans la lignée d’Althusser et de Poulantzas, en plaçant la question de l’idéologie au centre de la compréhension de la spécificité des phénomènes politiques[1]. Dans les années 1980, il débute son aggiornamento théorique « postmarxiste », mené conjointement avec Chantal Mouffe, comme une contribution à la « stratégie socialiste » – même si, nous y reviendront longuement, le socialisme est ramené au rang de composante du projet de « démocratie radicale ». Ce positionnement paraît d’autant plus novateur qu’il déploie une terminologie touffue que Gramsci qualifierait volontiers de « subversiviste », saturé d’« antagonismes », de « chaînes d’équivalences », d’« articulations contingentes » et autres « positions subjectives » affichant une « radicalité » ostentatoire. Le sens de cette radicalité apparaît cependant d’emblée comme profondément différent de celui que la « stratégie socialiste », dans ses diverses variantes, lui a attribué, à savoir la rupture avec le capitalisme. Tout au long des chapitres de l’ouvrage, le socle théorique qui fonde cette tradition, c’est-à-dire le marxisme, fait l’objet d’une démolition en règle, qui vise à en démontrer la déficience fondamentale, déficience que l’ensemble des penseurs et dirigeants qui s’en sont réclamé sont, par-delà la diversité de leurs approches, censés avoir partagée. Énoncée de façon ramassée, cette déficience revient à ceci : en tant que projet, mouvement et théories politiques, le marxisme repose sur le présupposé d’un sujet social-historique unifié : la classe ouvrière chargée d’une mission révolutionnaire. L’unité du sujet en question est, à son tour, fondée sur une vision déterministe des rapports sociaux, selon laquelle la centralité de la lutte (et de la conscience) de classe est garantie par la « détermination en dernière instance par l’économie », hypothèse fondatrice du matérialisme historique. De cette détermination, le marxisme a pensé pouvoir déduire comme sa conséquence nécessaire l’existence d’un sujet doté d’une conscience de classe visant à mettre fin au capitalisme. En un mot le marxisme serait coupable d’« essentialisme », terme cardinal de la critique postmarxiste du marxisme, et, de ce fait, de moins en moins apte à comprendre les formes de subjectivation et les conjonctures politiques contemporaines. Pour le dire autrement, l’« essentialisme » n’est qu’une tentative, aussi illusoire, sur le plan analytique, que vaine, sur le plan pratique, de combler l’indétermination du social et le décentrement des formes de subjectivation. À l’encontre de cela, le postmarxisme met en avant le rôle constitutif des articulations discursives, radicalement externes au social et seules susceptibles de surmonter, sur un mode partiel, contingent et temporaire, son éclatement inhérent et de donner lieu à des formes de subjectivation. L’approche postmarxiste rend ainsi intelligible la pluralité irréductible des sujets politiques qui succèdent à la défunte centralité ouvrière, à savoir les « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, écologie, mouvements de minorités), tout en contribuant positivement à leur émergence. Ce qu’il s’agit donc de clarifier c’est l’horizon qui se dégage pour ces mouvements dans le cadre théorique ainsi défini. Quel est, en d’autres termes, le contenu précis de la « démocratie radicale » qui entend intégrer mais, tout autant, dépasser la perspective du socialisme ? Et, d’une façon générale, comment thématiser le rapport entre ce social constitutivement dépourvu d’unité et cette interpellation discursive extérieure, qui semble concentrer en elle les énergies politiques de ce que l’on n’est plus vraiment en droit de nommer la totalité sociale ?
Renverser le capitalisme : entre non-sens et tentation totalitaire
La publication d’Hégémonie et stratégie socialiste avait déclenché de vives polémiques, qui portèrent à la fois sur le caractère discursif de leur « ontologie sociale » et sur l’abandon de la politique de classe au profit des « nouveaux mouvements sociaux ». Certains y ont même vu le point d’aboutissement logique de la refondation du marxisme entreprise en France sous l’impulsion d’Althusser, et qui s’est prolongée dans les travaux sur les classes sociales de Poulantzas. D’autres se sont focalisés sur l’« extravagance » conceptuelle du post-marxisme, c’est-à-dire son constructivisme intégral, sur la base d’un rappel raisonnable des thèses marxistes sur la détermination par l’économie ou la centralité du conflit de classes. La démonstration consiste alors à exonérer ces dernières des reproches de réductionnisme et à les soustraire au chantage du tout au rien (le déterminisme intégral ou la contingence absolue, la continuité massive « essentialiste » ou la singularité fluide des constructions hégémoniques etc.) auquel les soumettent Laclau et Mouffe[2]. Avec le recul, on peut dire que ces débats illustrent davantage la baisse des énergies théoriques et politiques caractéristique des années 1980 qu’une confrontation un tant soit peu comparable à celle suscitée par le « révisionnisme » de la fin du 19e et du début du siècle précédent. Le reflux du mouvement ouvrier et, à l’inverse, l’essor des « nouveaux mouvements sociaux », se développant sur des axes distincts de la lutte des classes, voire en rupture avec celle-ci, semblaient de toute façon confirmer la validité du tournant postmarxiste. Le débat s’est donc rapidement déplacé sur le terrain même défini par Laclau et Mouffe, celui du contenu du projet de « démocratie radicale » annoncé par leur ouvrage programmatique.
A partir des années 1990, Laclau a réorienté sa démarche pour dépasser ce qui a été perçu comme une limite de leur approche antérieure. La critique de l’« essentialisme » classiste est en effet apparue comme une adhésion, typiquement postmoderne, à la fragmentation des formes de subjectivation qui découle de l’explosion des particularismes à l’œuvre dans les logiques sociales dominantes. L’accent s’est donc déplacé sur les modes de construction d’un nouveau sujet de la politique, déconnecté de tout présupposé essentialiste mais porteur d’un projet unifiant, en mesure de prendre le relais du mouvement ouvrier. Dans ces grandes lignes, cette nouvelle articulation du l’universel et du particulier repose sur le déploiement de la logique hégémonique en tant que voie d’accès à un universel défini comme un « espace vide », i.e. dépourvu d’un « contenu » prédéterminé, qu’un particulier tente de combler sans jamais y parvenir[3]. Cette tentative tout à la fois nécessaire mais impossible est justement ce qui vient empêcher toute « clôture » de la perspective d’universalisation dans un sens « essentialiste », à l’instar de la notion de prolétariat en tant qu’incarnation de la classe révolutionnaire. La reconnaissance de la finitude du sujet de la politique implique également de rompre avec le double postulat de la pensée de l’émancipation, entendue ici dans un sens large, qui englobe à la fois les Lumières et la tradition socialiste qui en est issue : celui de la coupure dichotomique entre un « avant » et un « après » séparés par un « acte de fondation pleinement révolutionnaire » de la société, acte nécessaire à l’avènement d’une future société « pleinement transparente », qui aurait éliminé le conflit et plus généralement, l’ « altérité radicale ». Le premier aspect est réfuté au nom de l’antinomie entre, d’une part, l’exigence de « radicalité » de la coupure, qui présuppose l’existence d’un « terrain » (ground) commun à l’avant- et l’après-révolution sur lequel s’opère la transformation « radicale » en question, et celle du « chiasme », de la discontinuité qui sépare ces deux moments et les rend incommensurables[4]. Le rejet du second postulat part de la nécessité d’admettre « l’impossibilité même de l’élimination de l’altérité radicale » prônée par le grand récit du Salut émancipateur et son remplacement par les « dichotomies partielles et précaires constitutives du tissu social (the social fabric) » dont les « nouveaux mouvement sociaux » sont porteurs[5]. Il s’agit donc d’accepter la « nature plurielle et fragmentée des sociétés contemporaines » et de l’inscrire, par la mise en œuvre de la logique de l’universalisation esquissée auparavant, dans un espace d’équivalence qui « rend possible la construction d’une nouvelle sphère publique »[6].
Il faudra attendre la fin des années 1990 et l’émergence de différenciations de plus en plus affirmées du côté de penseurs initialement regroupés, à tort ou à raison, au sein du « postmarxisme » et/ou du « poststructuralisme » pour qu’un véritable débat sur ces thèses puisse se tenir. Les échanges entre Laclau, Žižek et Butler de la fin des années 1990 signalent en ce sens un tournant[7]. Leur dimension souvent polémique laisse apparaître des lignes de confrontation dont l’enjeu va au-delà de discussions purement spéculatives sur l’ontologie du social. Pour la première fois sans doute après les polémiques intra-marxistes des années 1980, sont questionnées la signification d’une remise en cause du capitalisme. Les termes du débat sont posés par Laclau : parler de rupture avec le capitalisme n’est qu’un signifiant dépourvu de référent réel, raisonner de la sorte n’est qu’un résidu de la vision « classiste-essentialiste » du monde social. La « question cruciale » devrait, selon lui, se formuler ainsi : « dans quelle mesure le système est systématique ? »[8]. Deux solutions se présentent dès lors : d’un côté, la croyance en des « lois endogènes de développement » censées garantir la « destruction du système », soit par le biais de son effondrement interne soit comme résultat de la non moins mythique mission révolutionnaire du prolétariat ; de l’autre, la compréhension de la systématicité en tant que « construction hégémonique », effet foncièrement contingent de dispositifs discursifs. Posée en ces termes, la réponse ne saurait naturellement faire de doute. Qui de nos jours oserait encore défendre un mélange (parfaitement incohérent du reste) de déterminisme naïf et de croyance messianique à la mission du prolétariat face aux attraits de l’« ouverture », de la « contingence » et de la « pluralité des positions subjectives » ? De ce fait, poursuit Laclau, la distinction opérée par Žižek entre « luttes internes au système » et « luttes pour changer de système » est dépourvue de toute pertinence : « de telles assertions ne veulent rien dire … son anticapitalisme [de Žižek] n’est qu’un discours vide… Ses injonctions à renverser le capitalisme et à abolir la démocratie libérale n’ont aucun sens »[9]. L’idée d’une remise en cause à la fois de l’économie capitaliste et la démocratie libérale suscite chez le théoricien argentin une bouffée véritable de colère. Žižek se voit ainsi reproché de vouloir revenir aux « régimes bureaucratiques communistes d’Europe de l’Est sous lequel il a vécu », et de trahir ainsi son propre passé de dissident dans l’ex-Yougoslavie titiste.
Si l’on écarte ses formulations polémiques, quelles sont les raisons de fond qui conduisent à cette conclusion ? Laclau, nous l’avons vu, rejette par principe l’idée « dichotomique » de la rupture révolutionnaire ainsi que la vision d’une société émancipée ayant surmonté l’« ambigüité inhérente à toutes les relations antagoniques ». Refusant toute idée de « clôture », il défend le maintien d’une « relation antagonique », dont il s’agit « faire jouer les deux côtés [afin de] produire des résultats en empêchant l’un d’eux de l’emporter de façon exclusive »[10]. Le changement social doit désormais être pensé comme un « déplacement des relations entre les éléments – certains internes et d’autres externes à ce que le système a été ». Comment interpréter ces formulations alambiquées ? La suite de son propos permet d’y voir plus clair : « des questions telles que celles-ci peuvent être posées : comment est-il possible de maintenir une économie de marché qui soit compatible avec un haut degré de contrôle social du processus de production ? Quelle restructuration des institutions démocratiques libérales est nécessaire pour que le contrôle démocratique soit effectif et ne dégénère pas en une réglementation émanant d’une bureaucratie toute-puissante ? Comment concevoir la démocratisation pour qu’elle produise des effets politiques globaux qui soient toutefois compatibles avec le pluralisme social et culturel existant dans une société donnée ? »[11].
Davantage encore que le nécessaire maintien de l’« économie de marché », euphémisme habituel utilisé pour désigner le capitalisme, économie dont les « institutions démocratiques libérales » sont présentées comme le complément indissociable et (moyennant quelque « restructuration ») comme seule modalité possible de la démocratie tout court, c’est sans doute la dernière question qui est la plus révélatrice de la teneur du projet intellectuel de Laclau. La « démocratie radicale » se conçoit en effet comme un processus d’extension et de généralisation de la logique libérale-démocratique à un nombre croissant d’espaces sociopolitiques. Mais attention : cette « radicalisation » ne doit pas franchir certaines limites, celles précisément qui conditionnent, dans les termes de Laclau, le « pluralisme social et culturel dans une société donnée », c’est-à-dire, en bonne logique libérale, l’économie de marché et la propriété privée.
Dans leur ouvrage de 1985 déjà, Laclau et Mouffe postulaient une tension constitutive entre égalité et liberté et soulignaient la nécessité d’« équilibrer » la première par la seconde, pour garantir le caractère « pluriel » de la démocratie[12]. Ce qui les amenait à la position bien connue depuis les diatribes lancées par Edmund Burke et les penseurs libéraux à l’encontre de la Révolution française selon laquelle la « logique du totalitarisme » serait interne à « toute tentative de démocratie radicale » dans la mesure où la logique expansive de celle-ci la pousse à « instituer un centre qui élimine radicalement la logique de l’autonomie et reconstitue autour de lui la totalité du corps social »[13].
Si le socialisme s’inscrit bien dans la continuité de la radicalisation du projet démocratique porté par la Révolution française, et plus particulièrement par son aile jacobine, sa faillite présumée ne peut que conduire à l’exigence d’une autolimitation de la démocratie. Aux yeux de Laclau et Mouffe, à l’unisson de François Furet, le « totalitarisme jacobin » demeure le risque inhérent à tout processus démocratique, risque dont la constitution d’une « sphère publique commune » est censée nous prémunir[14]. Démocratie « radicale » donc, ma non troppo…
Une fois dépassée la logique totalitaire du jacobinisme et de son héritier marxiste, la « question politique principale » devient celle du choix entre la « prolifération des particularismes » (ou leur « unification autoritaire », qui n’en est que l’autre face) et les « nouveaux projets émancipateurs compatibles avec la multiplicité complexe de différences qui façonnent la fabrique (the fabric : le mécanisme interne) de la société actuelle »[15]. Cette insistance sur la « compatibilité » du changement social souhaitable avec les structures des rapports sociaux existants, désigné par les euphémismes typiques du libéralisme comme le « pluralisme des intérêts », est hautement symptomatique. Les accents « totalisants » de la nouvelle problématique, qui intègre sélectivement des éléments de la dialectique classique du particulier et de l’universel, ne modifient en rien l’orientation d’ensemble : ce dont il est question c’est toujours de préserver comme une richesse cette « complexification du social »[16] qui caractérise l’ordre social actuel. Et ce d’autant que la plasticité attribuée à cet ordre est quasiment illimitée puisqu’elle autorise un déploiement continu « toujours précaire et réversible » du processus hégémonique qui constitue « le point de départ de la démocratie moderne »[17]. En d’autres termes, tout se passe comme si aucun obstacle d’ordre structurel, relevant précisément de cette « hétérogénéité du social », ne venait limiter l’ouverture au défi (challenge) permanent de tout « contenu » fixe censée caractériser la « société démocratique ».
On pourrait même dire que Laclau va, en un sens, encore plus loin dans la reprise de la thématique « antitotalitaire » par rapport à ses thèses antérieures. Dans les années 1980, il s’agissait, en bonne logique libérale, de contrebalancer et contenir la logique égalitaire par celle de la « liberté ». En conclusion d’un essai initialement paru en 1992, il appelait à prendre congé de la notion totalisante, dichotomique et eschatologique, d’« émancipation » au profit de de celle de « liberté »[18]. Désormais, c’est la logique de la liberté elle-même qui doit s’autolimiter pour ne pas entraver le « pluralisme » : « la réalisation complète de la liberté équivaudrait à la mort de la liberté, car toute possibilité de dissensus aurait été éliminée de son sein ». La conclusion demeure fondamentalement la même : « la division sociale, l’antagonisme et sa conséquence nécessaire – le pouvoir – sont les véritables conditions d’une liberté qui n’élimine pas la particularité »[19]. C’est pourquoi Laclau déclare que « même si ma préférence est pour une société libérale-démocratique-socialiste, il est pour moi clair que si, dans des circonstances données, je suis forcé de choisir l’une des trois, ma préférence est incontestablement pour la démocratie »[20]. Une démocratie qui, nous l’avons vu, est posée comme inséparable de la « compétition entre groupes » et du « pluralisme des intérêts » inhérents à l’« économie de marché ». Subordonner l’égalité à la liberté, et le socialisme à la démocratie, voilà donc le fond de l’argument qui conçoit le rapport entre ces termes comme inéluctablement antinomique. Le « nouvel imaginaire politique » de cette « démocratie radicale » constamment sommée de s’autolimiter demeure de ce fait entièrement interne à celui du libéralisme. Nous sommes ici, faut-il le souligner, aux antipodes des tentatives constantes des marxismes hétérodoxes de repenser le rapport immanent entre socialisme et démocratie, que ce soit celle du Lukacs tardif de Demokratisierung Heute und Morgen[21], qui redéfinissait le projet socialiste comme une démocratisation de la vie quotidienne s’attaquant au noyau même des rapports de production, ou du dernier Poulantzas[22], dont Laclau s’est initialement voulu le continuateur, qui disséquait l’« étatisme autoritaire » impulsé par le néolibéralisme ascendant et posait le socialisme comme seul avenir possible des acquis démocratiques arrachés de haute lutte par les classes subalternes.
La « raison populiste », ou l’hégémonie comme formalisme vide
La reformulation du projet de Laclau en termes de « raison populiste »[23] peut être comprise comme un approfondissement de sa recherche sur les conditions d’accès à l’universalité non-substantielle des sujets de la politique. Si l’on compare avec le manifeste postmarxiste de 1985, le changement de ton s’accentue. Au centre de la discussion se trouve désormais la rationalité propre de la politique comme construction de sujets unificateurs, de « peuples », ou plus exactement des configurations toujours singulières, construites dans la contingence des conjonctures, du « peuple ». Pour le dire autrement, le « populisme » tel que défini par Laclau n’est ni un régime, ni un mouvement politique particulier, qu’il se réclame lui-même ou non de cette dénomination. Le populisme ne renvoie à aucun contenu social ou politique prédéterminé, il est la forme même de constitution du politique – une forme vide qu’une pluralité de « contenus » essaieront de remplir et d’occuper – par une construction hégémonique – sans jamais l’épuiser. Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, cette forme est rationnelle, elle révèle même la rationalité profonde de la politique moderne. En son cœur se loge un processus d’universalisation enclenché par l’irrépressible excès des « demandes démocratiques » particulières, surgissant de l’hétérogénéité même d’une société différenciée, sur tout système sociopolitique donné. Cet excès révèle à son tour l’impossibilité irréductible d’une totalité à satisfaire l’ensemble des demandes qui lui sont adressées : l’une d’entre elles, au moins, se heurtera à une fin de non-recevoir. S’ouvre de ce fait la possibilité d’une « chaîne d’équivalences », qui permet à cette demande particulière d’entrer en résonance avec d’autres, et de rompre avec la « logique différentielle », qui consiste à traiter, et à satisfaire, chacune de ses demandes prises séparément, sur un mode sériel.
Le « peuple » se constitue dans cette logique métonymique, où la partie devient le nom de la totalité. La nomination se présente ainsi l’acte constitutif du politique, attestant de son caractère fondamentalement discursif. Mais la tension entre la logique différentielle et celle de l’équivalence demeure irréductible : rien ne saurait (ou ne devrait ?) éliminer la « différence », la singularité. Le « peuple » demeure une totalité non-pleine, surgissant de l’impossibilité de « boucler » sur le mode gestionnaire l’hétérogénéité constitutive du social – ou, faudrait-il ajouter, de l’échec à l’abolir sur un mode « totalitaire ». Il est une construction par principe régie par la contingence et l’incomplétude. La logique immanente de cette forme vide de la politique n’est pas autre chose que l’« hégémonie », qui reçoit ici une extension maximale et devient coextensive de la rationalité politique, ou, ce qui revient à la même chose, de la « raison populiste ».
Attardons-nous un instant sur l’acte de nomination, acte fondateur, nous venons de le voir, qui érige le « peuple » en sujet de la politique. Il ne saurait, selon Laclau, être déduit d’une opération conceptuelle (de connaissance) car cela reviendrait à présupposer l’unité a priori de ce sujet, une unité directement dérivée de l’immanence du fonctionnement social, donc un « essentialisme ». L’acte de nomination est tout à la fois intégralement constitutif et radicalement contingent : l’« hétérogénéité » du social signifie que la demande autour de laquelle est susceptible de se nouer la chaîne d’équivalence peut surgir d’une multiplicité de lieux (de « points d’antagonisme »), sans hiérarchie ou position privilégiée préétablie : selon les situations, il peut s’agir d’une lutte ouvrière, d’une revendication nationale ou « sociétale », de l’antiracisme ou de l’attitude face à un conflit armé. Pour le dire autrement, le point de nouage est lui-même un enjeu de la lutte hégémonique, d’un discours qui le constitue « ontologiquement », et non pas le dérivé, ou l’expression, d’une logique d’unification préexistante, d’un contenu « ontique » déterminé, et tout particulièrement d’une supposée « détermination en dernière instance par l’économie ».
Le « populisme », entendu comme le processus générique de constitution du sujet-peuple de la politique, comporte donc une triple dimension :
– l’unification d’une pluralité de demandes en une chaîne d’équivalences, qui fait de la particularité le nom même de la totalité trouée, sans toutefois annuler son particularisme, empêchant de la sorte toute fixation définitive, ou substantielle, de cette identité unifiée. Pour le dire autrement, les particularités ne sont pas supprimées dans une unité indistincte mais articulées dans une chaîne qui est elle-même le produit d’une lutte contingente.
– le traçage d’une ligne de démarcation séparant deux camps, le « peuple » et son « adversaire », étant entendu que, là encore, cette ligne n’est pas immuable, parce qu’elle dépend tant de la modalité selon laquelle se noue l’hégémonie populaire, et le principe d’exclusion qui en découle, que de la capacité du système à intégrer les demandes qui lui sont adressées en les disjoignant de la chaîne où elles s’articulent.
– la consolidation de la chaîne d’équivalences dans une identité qui est à la fois rupture, surgissement d’une singularité inédite à travers l’acte de nomination et advenue d’un agencement nouveau. La dynamique hégémonique dont ce sujet est porteur réagit en effet à une dislocation systémique et inscrit la pluralité de demandes dans une même surface discursive et symbolique. Cette consolidation est censée dépasser le pseudo-dilemme changement graduel (« réforme ») révolution au profit d’une exigence fondamentale, mais d’ordre strictement transcendantal-formel, irréductible à un contenu déterminé : celle d’un choix en faveur d’un ordre, d’un « ensemble discursif/institutionnel qui assure sa propre survie à long terme »[24].
On peut assurément reconnaître dans la « raison populiste » du dernier Laclau une phénoménologie générale de la constitution politique d’identités de groupes surgissant, au gré des conjonctures, sur le devant de la scène historique. Mais, justement, le caractère descriptif et formel assumé de cette approche pose une question fondamentale : celle de son statut critique, à savoir de sa capacité à orienter quelque choix déterminé que ce soit. Rejetant la catégorie hégélienne-dialectique de « négation déterminée »[25], Laclau propose explicitement un cadre transcendantal, déductible a priori, de la forme de la logique politique en tant que telle. Autoréférentielle, la construction discursive de l’hégémonie devient ainsi l’instance constitutive de tout mouvement politique, indépendamment de son orientation. Et même si la plupart des « populismes » qu’il analyse, des réformateurs états-uniens de la fin du 19e siècle au communisme italien de l’époque de Togliatti et de la Longue Marche des troupes de Mao au péronisme de son pays d’origine, relèvent plutôt de « la gauche », il n’en demeure pas moins qu’ils se situent sur un même continuum que les fascismes, les mouvements autoritaires et xénophobes : ils relèvent, au sens strict, d’une même typologie[26]. Plus concrètement, la demande particulière qui permet d’articuler une chaîne d’équivalences peut tout aussi bien consister dans l’exigence de la fin des discriminations raciales que dans l’antisémitisme, dans la libération nationale que dans l’expansionnisme colonial, dans la revendication d’un Etat social ou dans le populisme autoritaire de Thatcher et de ses émules. Seul garde-fou, celui de la distance du social dont il s’agit de préserver négativement l’« ouverture » et l’ « indétermination » : pour rester compatible avec la démocratie, la logique hégémonique doit s’autolimiter pour brider toute volonté de « suture du social » qui ne peut que mener aux totalitarismes.
Au-delà de cette délimitation négative, typiquement libérale, de la démocratie, en quoi consiste donc l’apport du processus hégémonique ? Celui-ci repose en effet sur la construction d’un clivage entre « sujet populaire » et « ennemi », qui le rend enclin à des considérations « de contenu », toujours susceptibles de débordements totalitaires, fascistes ou communistes. Selon Laclau, la « demande démocratique » conduisant à une chaîne d’équivalences est qualifiée comme telle de façon « strictement descriptive », c’est-à-dire formelle, sans préjuger en rien de son contenu, et en particulier de son contenu social. Elle est démocratique dans la mesure où elle est adressée au système par un « défavorisé d’une espèce ou d’une autre (underdog of sorts) », ce qui lui confère une « dimension égalitaire », ou, plus exactement, « équivalentielle ». Ainsi, par exemple, l’énoncé antisémite « nous sommes tous équivalents en tant que non-juifs » s’avère tout aussi « démocratique » que l’énoncé symétriquement inverse : « nous sommes tous des juifs allemands » (à l’exclusion donc des nazis et de leurs semblables). Tous deux remplissent une même fonction de révélateur de l’impossible complétude de la totalité sociale[27]. Cette définition purement formelle vise à expurger de toute trace d’essentialisme, c’est-à-dire de détermination socio-économique, la logique politique, dont le « populisme » est le nom. Toutefois, au-delà même de sa récusation de toute visée anticapitaliste, cette conception échoue précisément à capter la spécificité de la logique « populiste » qui consiste comme l’a bien relevé Slavoj Žižek, dans l’opération d’externalisation de l’antagonisme social[28] : le clivage séparant le « peuple-sujet » de son « adversaire » est d’emblée conçu comme une frontière opposant un « élément externe », pathologique et intrusif, à un « peuple » réifié, réclamant le retour au fonctionnement « normal » de la totalité sociale. Pour reprendre les exemples cités par Laclau lui-même, ce qui fait du discours chartiste un discours populiste est le fait qu’il oppose au corps des « vrais producteurs » (ouvriers, artisans, indépendants) une minorité d’« oisifs et de parasites », qui s’accaparent les richesses et s’approprient l’Etat grâce au suffrage censitaire[29]. De même, les discours des « progressistes » états-uniens de la fin du 19e siècle, ou du mouvement péroniste, opposent un peuple de gens ordinaires et humbles à des minorités d’« accapareurs », des « oligarchies » vues comme autant d’excroissances monstrueuses sur un corps, qui est avant tout un corps national, fondamentalement sain[30]. Les mots d’ordre des « populismes » contemporains n’innovent guère, qui opposent le « peuple » à la « caste » ou à l’ « oligarchie », voire, dans les versions contemporaines du fascisme, aux « élites mondialistes » et à la « submersion migratoire ».
Allons plus loin : ce qui spécifie les mouvements « révolutionnaires » (au sens précis de : porteurs d’une remise en cause d’ensemble de l’ordre social existant) est que, justement, ils ne se constituent pas autour de « demandes », présupposant l’Autre d’un système apte ou non à les satisfaire[31], mais autour de « mots d’ordre » qui ciblent le système en opérant la condensation des points de rupture de sa logique d’ensemble tels qu’ils émergent dans la conjoncture[32]. Et cette condensation est toute autre chose que la simple « transparence » d’un principe unificateur présupposé, interne au social, comme le suggère Laclau lorsqu’il polémique avec le marxisme[33] : elle unifie la connaissance de la situation avec la nomination de la tâche politique qui correspond à la singularité de la conjoncture. Le mot d’ordre cristallise « l’analyse concrète de la situation concrète », pour parler comme Lénine, dans la mesure où il y intervient pour la transformer, en produisant des effets inédits de subjectivation (des « corps politiques ») et de modification des lignes de démarcation. En d’autres termes, lorsque les acteurs impliqués s’en emparent pour agir et modifier le rapport de forces et le cours des événements. L’« effet-mot d’ordre » indique ainsi que la matérialité du discours, qui en fait un principe agissant et non le « reflet » passif d’un substrat préconstitué, dépasse le clivage du nom et du concept, de la performativité et de la connaissance. Elle renvoie à leur inscription dans une situation concrète, leur articulation à une chaîne de pratiques faite de corps en mouvement, d’institutions, d’actes de langage, de modalités d’action, bref de pratiques matérielles qui ne sauraient se réduire à une « multiplicité » informe, non-structurée.
C’est pourquoi le propre des mouvements « révolutionnaires », qui se réfèrent à la lutte de classes et non à la simple opposition entre le « peuple » et ses « ennemis », réside précisément dans leur conception du sujet de la politique comme une entité contradictoire, non-réifiée. Il y a des « contradictions au sein du peuple », pour parler comme Mao, ce qui peut également se dire : le « peuple » n’est pas autre chose que l’ensemble (structuré) de ses contradictions[34]. Pour le dire autrement, si toute mobilisation politique est, à un degré ou à un autre, inévitablement interclassiste, le propre d’un mouvement « populiste » sera de dénier les contradictions inhérentes à cette différenciation interne. La référence au « peuple » cesse alors d’opérer comme un opérateur d’unification politique des groupes subalternes et devient un vecteur de neutralisation idéologique de l’antagonisme fondamental. De là le rôle décisif, dans les mouvements proprement « populistes », du chef charismatique, qui leur confère souvent leur nom (péronisme, kémalisme, etc.). Contrairement à ce qu’affirme Laclau, c’est donc bien la référence aux contradictions de classe qui agit comme un opérateur de déconstruction de l’unité réifiée du « peuple » projetée par la « raison populiste », sans pour autant la rabattre sur l’introuvable « pureté » des oppositions de classe, qui ne fait sens qu’à un niveau élevé d’abstraction analytique. C’est elle aussi qui permet d’analyser le caractère composite de ces forces, d’en dégager les polarités et les contradictions, et de se prononcer finalement sur leur potentiel anticapitaliste. Un potentiel qui renvoie bien à la complexité des configurations de classe en œuvre dans chaque situation et non au simple résultat contingent d’une lutte autour d’un signifiant flottant.
L’hégémonie sans le pouvoir ?
Dans ses élaborations marxistes originelles, celles de Lénine et de Gramsci, la notion d’hégémonie était d’emblée pensée dans la perspective d’une conquête (et de l’exercice) du pouvoir par le bloc historique des subalternes porteur d’une idée nouvelle de l’organisation de la société et de la civilisation. À cet égard, la « logique hégémonique » de Laclau procède à un double renversement. D’une part, nous l’avons vu, pour éviter de tomber dans le piège totalitaire, elle refoule toute idée de transformation de la structure des rapports socio-économiques ; de l’autre, et c’est sur cet aspect qu’il convient à présent de s’attarder, elle élude la question de la conquête du pouvoir d’État au nom de la préservation du jeu souple et perpétuellement « réversible » des pouvoirs diffus au sein de la « société civile ». Or, dans une perspective de construction hégémonique, il paraît difficile de se contenter de construire discursivement l’adversaire dans le champ ainsi clivé de la confrontation politique. À un moment ou à un autre, la dynamique même de l’hégémonie pose inévitablement, si les mots ont encore un sens, la question de lui ôter la capacité de se maintenir au pouvoir, c’est-à-dire de remplacer une forme d’hégémonie par une autre. Pour le dire autrement, en déclenchant une dynamique d’hégémonie, un « défavorisé » [underdog] ne peut rester éternellement tel, il arrive bien un moment où, si son entreprise réussit, il sort de sa condition subalterne pour accéder à son tour à une position hégémonique de pouvoir.
Laclau se réfère certes par moments favorablement à la vision de Sorel (ou d’un Sorel relu par le jeune Walter Benjamin) d’une « grève générale prolétarienne » distincte de la « grève générale politique » au sens où elle ne vise pas un « changement du système de pouvoir » mais « la destruction du pouvoir en tant que tel »[35]. S’attaquant à la « forme même du pouvoir », elle devient de la sorte porteuse d’une visée proprement universelle. Or les mouvements populistes évoqués par Laclau sont, dans leur totalité, des mouvements orientés vers la conquête du pouvoir politique, et l’ayant souvent concrètement exercé, en aucun cas des expériences libertaires visant à « détruire le pouvoir », ou à construire des relations sociales alternatives au sein d’espaces autonomes dégagés de l’emprise étatique. Le péronisme, au sein duquel il a commencé son propre militantisme et qui est toujours resté au centre de sa réflexion, en est le cas d’école. Le soupçon s’installe alors : les catégories de Laclau ne sont-elles pas inadéquates à leur objet, c’est-à-dire à la compréhension des dynamiques qui permettent (ou pas) à un « populisme oppositionnel » de réussir, donc de se transformer en « populisme au pouvoir » ?
Suivons, à titre d’exemple, la discussion proposée dans La raison populiste du cas turc, sans doute la plus révélatrice à cet égard. Selon Laclau, « le populisme d’Atatürk présuppose une communauté unifiée, dépourvue de fissures internes »[36] dans la mesure où il se fonde sur une congruence entre une conception « solidariste » -corporative de la structure sociale et un nationalisme qui « met l’accent sur une identité homogène et l’élimination de tout particularisme différentiel ». Ce nationalisme façonne l’« étatisme » foncier du projet kémaliste, qui élargit l’aire de l’intervention légitime de l’Etat à l’ensemble des sphères sociales. La conclusion tirée de cette analyse ne laisse pourtant pas d’étonner. Atatürk aurait été « incapable de suivre une voie populiste » parce que « son homogénéisation de la ‘nation’ s’est effectuée non pas à travers des chaînes d’équivalences entre des demandes démocratiques effectives mais à travers l’imposition autoritaire »[37]. Ce n’est « que pendant la guerre d’indépendance qui a suivi la première guerre mondiale que le kémalisme s’est appuyé, dans une certaine mesure, sur la mobilisation de masse »[38]. La faiblesse de ces distinctions saute aux yeux : peut-on imaginer une « homogénéisation de la nation » qui s’opère sans intervention d’« en haut », c’est-à-dire de l’État, et qui ne repose que sur l’articulation des demandes venant d’« en bas » ? Y a-t-il discontinuité totale entre le kémalisme d’avant la prise du pouvoir et celui parvenu aux commandes de l’État, ou bien, à l’inverse, ne convient-il pas de voir dans cette trajectoire un cas exemplaire de la dynamique des mouvements nationaux-populistes ? Bref, Atatürk représente-t-il un écart de la « raison populiste » ou, au contraire, une excellente illustration de sa vérité profonde ?
Cette incapacité à rendre compte d’un véritable basculement d’hégémonie, au sens gramscien d’un bloc au pouvoir succédant à un autre, est d’autant plus frappante que Laclau invente une opposition totalement introuvable chez le penseur communiste italien entre « devenir État » d’un groupe subalterne et « conquête du pouvoir »[39]. L’aporie du « devenir État » d’une « raison populiste » réduite à une grammaire formelle de la constitution de subjectivités trouve son pendant dans l’incapacité à rendre compte du mouvement opposé, c’est-à-dire de la logique de délitement du bloc populiste. La configuration populiste cesse, selon lui, d’être opérante lorsque la logique différentielle reprend le dessus, et s’avère capable de briser la chaîne d’équivalence en extrayant de la chaîne d’équivalences l’une, ou, par itération successive, plusieurs parmi ces demandes qu’elle intègre dans son activité gestionnaire. C’est dans ces termes qu’est analysé, à partir des travaux de Gareth Stedman Jones, l’échec du chartisme : la transformation des politiques étatiques à partir de la fin des années 1840, dans le sens de l’adoption d’une législation sociale et d’une régulation des forces du marché, a rendu inopérant le discours chartiste classique, qui politisait les demandes particulières à travers une opposition frontale à l’État assimilé en bloc à l’ennemi. En « donnant satisfaction à des demandes sociales individuelles »[40], l’État a brisé les chaines d’équivalences, donc les liens créés entre classes laborieuses et classes moyennes et des modalités de construction discursive d’une articulation hégémonique. Désormais, les demandes ouvrières seront formulées sur le mode du syndicalisme moderne, en tant que demandes sectorielles, visant une négociation dans le cadre délimité par l’action de l’État. L’« hégémonie bourgeoise » se construit ainsi, « infailliblement », au moyen du « primat de la logique différentielle sur la logique d’équivalence »[41]. Il y aurait peu à objecter à une telle analyse, guère originale à vrai dire, si ce n’est que le propre de l’hégémonie bourgeoise fondée sur la « négociation différentielle des demandes au sein d’un État social élargi »[42], consiste en ce qu’elle n’intègre pas, comme le voudrait Laclau, de façon discrète des « demandes individuelles » mais bien des chaînes d’équivalences, des logiques sociales cohérentes et expansives – dans la mesure où elles demeurent compatibles avec les fondamentaux des rapports capitalistes. Ce qui distingue la forme politique de l’« État social » keynésien d’un simple agrégat de concessions ponctuelles aux revendications des classes populaires réside précisément dans la cohérence, certes relative et non dénuée de limitations internes, d’un compromis social qui a assuré pendant plusieurs décennies la stabilité de l’« État social ».
Cette réalité massive révèle la dimension profondément problématique de la catégorie de « demande démocratique » : en tant que demande adressée à un Autre (le système, le pouvoir, le groupe dominant, etc.), elle ne peut penser sa propre transformation hégémonique, son dépassement/abolition dans un « devenir État ». Elle ne peut de surcroît concevoir les demandes en question que sur le mode de singularités disjointes, dépourvues de relations internes, ne trouvant un principe de mise en relation et d’unification qu’à travers un discours extérieur à elles-mêmes, seul capable de dépasser la supposée « hétérogénéité radicale du social ». Elle ne permet pas, en d’autres termes, de penser les fondements des demandes en question dans les rapports sociaux et, de ce fait, le rapport entre la politique et ses conditions socio-économiques, que Laclau agglomère sous le terme fourre-tout d’« hétérogénéité du social ». Cette hétérogénéité est présentée comme une donnée quasi-naturelle, qui ne peut être matériellement transformée, mais seulement ré-articulée sur un plan symbolique, c’est-à-dire nommée différemment par l’entremise d’un signifiant vide, susceptible de représenter l’incomplétude de la totalité sociale. La distance entre cette position et la réduction de l’entreprise hégémonique à une question essentiellement rhétorique devient mince, et il semble bien que Laclau la franchisse lorsqu’il fait de la capacité des discours à susciter un certain type d’« imaginaire politique » le facteur déterminant l’issue d’une lutte politique[43]. Devient ainsi impensable, non seulement une intervention politique « révolutionnaire », visant au renversement du système, mais, tout autant, un authentique projet réformiste/social-démocrate, dont le potentiel hégémonique repose avant tout sur sa capacité à aménager les aspects fondamentaux du rapport capital/travail dans un sens favorable aux classes dominées.
La ruse de la raison postmarxiste
À la racine du problème, nous retrouvons la position « ontologique » fondamentale de Laclau, qui signe son tournant « postmarxiste », selon laquelle toute pensée de l’objectivité sociale, qui lui confère une structure intérieurement contradictoire (donc transformable), serait synonyme de postulats « essentialistes », incompatibles avec la dimension constitutive des articulations symboliques et politiques. À cette conception, que le marxisme est censé partager avec d’autres courants de pensée, s’oppose la thèse selon laquelle « l’antagonisme n’est pas inhérent aux rapports de production mais s’établit entre les rapports de production et une identité qui leur est extérieure »[44]. Curieusement, cette conception de rapports de production comme extérieurs à l’antagonisme conduit Laclau à accuser le marxisme de vouloir « dériver [la cohérence du capitalisme en tant que formation sociale] de sa propre logique endogène », elle-même « dérivée de l’analyse logique des contradictions implicites de la forme-marchandise »[45]. Cette accusation extravagante – on serait bien en peine de trouver une seule analyse « marxiste », même la plus coupable d’économisme vulgaire, qui prétende dériver la domination de classe au sein d’une formation sociale d’une simple analyse logico-dialectique des formes les plus abstraites du mode de production – sert ici de pare-feu à une aporie interne à sa propre construction : son incapacité à penser des mouvements hégémoniques s’attaquant à ce que Laclau reconnaît pourtant comme une « évidence », à savoir que la « centralité de l’économie… est le résultat du fait évident que la reproduction matérielle de la société a davantage de répercussion sur les procès sociaux que d’autres instances »[46]. « Fait évident » mais néanmoins impensé. Voilà sans doute pourquoi le « nom des noms » censé donner la clé de la rationalité politique, à savoir celui du « peuple », n’apparait en fin de compte guère justifié. Car de deux choses l’une : soit le peuple indique une sorte de positivité protéiforme, garantissant une sorte de permanence à elle-même de la substance « populaire », solution rejetée par Laclau – malgré ses clins d’œil répétés à des termes comme celui de « plèbe » ou d’underdog – car contrevenant à l’« anti-essentialisme » de principe. Soit, comme il l’affirme explicitement, nous avons affaire à une discontinuité entre configurations subjectives absolument singulières[47], dont le seul trait commun réside dans la continuité du nom qui leur est conféré par l’acte qui les constitue en sujets de la politique. Ce qui voudrait dire que le nom de « peuple » constitue le trait commun, le seul mais dans un sens purement formel, de la subjectivation politique moderne telle qu’elle émerge de la Révolution française à la Grande Marche, d’Octobre 1917 au péronisme, du communisme occidental de la période des « Trente Glorieuses » aux mouvements d’extrême-droite actuels. Affirmation dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est difficile à démontrer… Nul hasard donc si l’ouvrage théorisant la « raison populiste » se contente d’énumérer rapidement des « exemples » concrets, hâtivement juxtaposés, sans trop s’appesantir sur l’analyse de situations spécifiques et de véritables séquences historiques.
La difficulté de cette construction à rendre compte de sa propre position d’énonciation, en d’autres termes son déficit de réflexivité, et donc de teneur critique, n’en apparaît que plus clairement. Tantôt, en effet, Laclau prétend qu’il ne fait que « décrire » des demandes, proposer une « typologie » de processus politiques autoréférentiels, contingents et singuliers, tantôt il recourt à ce qu’il faut bien qualifier de tentative de détermination des processus en question par des tendances attribuées à l’évolution sociale, donc à une forme d’objectivité préexistant aux opérations discursives de constitution du social[48]. Se pose alors la question de la cohérence des critiques adressées au marxisme. Car de deux choses l’une : soit le marxisme est simplement dépassé, en tant que la théorisation adéquate d’un moment historique désormais révolu, celui d’une société « plus homogène » que celle dans laquelle nous vivons[49], soit il comportait dès le départ un vice « essentialiste », car il se fondait sur une ontologie sociale erronée (réductrice, déterministe, téléologique, etc.).
On pourra certes dire que Laclau n’a jamais nié « une effectivité historique à la logique des positions structurelles différentielles », se contentant de la distinguer de l’idée d’une « infrastructure pouvant déterminer, par elle-même, les lois du mouvement de la société »[50]. Mais comment rapporter, dans ce cas, l’« ontologie sociale » centrée sur le discours qui sert de soubassement à la démarche tout entière à cette esquisse allusive de théorie du changement historique ? Laclau semble en effet admettre que c’est bien le « capitalisme mondialisé » qui constitue le « label sous lequel peuvent être subsumées… les conditions interdépendantes » qui sont « la cause du déplacement d’équilibre croissant en faveur de l’hétérogénéité [sociale] »[51]. Et il poursuit en soulignant que « nous ne pouvons plus comprendre le capitalisme comme une réalité purement économique, mais comme un complexe dans lequel des déterminations politique, militaire, technologique et autres, chacune disposant d’une logique propre et d’une certaine autonomie, entrent dans le mouvement de l’ensemble. En d’autres termes, l’hétérogénéité appartient à l’essence du capitalisme »[52]. Une thèse qui n’est guère d’une bouleversante originalité et amène, pour reprendre une remarque de Marc Saint-Upéry, à se « demander si on avait vraiment besoin de toute cette machinerie théorique pour arriver à des conclusions aussi peu renversantes »[53].
Ce recours, en apparence paradoxal, à une « ontologie » du social aussi triviale qu’incompatible avec la raison (d’être) populiste ne peut se comprendre qu’en tant que tentative pour attribuer un contenu, une apparence de concrétude, à des catégories qui ont sombré dans la mauvaise abstraction. Par un ultime retournement ironique, c’est une sorte de « marxisme spectral », d’une variante particulièrement évolutionniste et historiciste, en deux mots : un marxisme « vulgaire » au sens précis où Marx qualifiait de « vulgaire » l’économie politique qui a succédé aux « classiques », qui vient hanter un « postmarxisme » s’acharnant à liquider l’idée même de la révolution.
Notes
[1] Cf. son premier ouvrage paru en anglais Politics and Ideology in Marxist Theory, New Left Books, Londres, 1977 – réédition Verso, Londres & New York, 2011.
[2] Cf. respectivement Ellen Meiksins-Wood, The Retreat from Class. A New « True » Socialism, Verso, Londres & New York, 1986 et Norman Geras, Discourses of Extremity. Radical Ethics and Post-Marxist Extravagances, Verso, Londres & New York, 1990. Cf. également la réponse de Laclau et Mouffe, « Post-Marxism Without Apologies », New Left Review, I/166, novembre-décembre 1987, p. 79-106.
[3] Cf. notamment, Ernesto Laclau, Emancipation(s), Verso, Londres & New York, 2007 (1ère édition 1996).
[4] Ibid. p. 4.
[5] Ibid. p. 17.
[6] Ibid. p. 65.
[7] Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Žižek, Contingency, Hegemony, Universality. Contemporary Dialogues on the Left, Verso, Londres & New York, 2000. Rappelons que les premiers ouvrages de Slavoj Žižek en langue anglaise étaient parus dans la collection dirigée par Laclau aux éditions Verso et que lui-même était souvent cité, en tant que lacanien idiosyncratique, par les figures de proue du postmarxisme.
[8] Ernesto Laclau, « Constructing Universality », in Contingency, Hegemony, Universality, op. cit., p. 293.
[9] Cf. respectivement, Ernesto Laclau, « Structure, History and the Political », in Contingency, Hegemony, Universality, op. cit., p. 206 et « Constructing Universality », ibid., p. 290.
[10] Emancipation(s), op. cit., p. 28 : « l’ambigüité en tant que telle ne peut jamais être résolue ».
[11] Laclau, « Constructing Universality », in Contigency, Hegemony, Universality…, op. cit., p. 293 – je souligne.
[12] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Verso, Londres & New York, 1985, p. 184.
[13] Ernesto Laclau, « Structure, History and the Political », op. cit., p. 186.
[14] Emancipation(s), op. cit., p. 65.
[15] Ernesto Laclau, « Identity and Hegemony », in Contingency, Hegemony, Universality…, op. cit., p. 86.
[16] « Une société démocratique n’est pas celle où le ‘meilleur’ contenu domine de façon non-contestée mais plutôt une société où rien n’est définitivement acquis et où existe toujours la possibilité du défi (challenge) », Emancipation(s), op. cit., p. 100.
[17] « Comme la société change au cours du temps, ce processus d’identification [du signifiant vide] sera toujours précaire et réversible, divers projets ou volontés tenteront d’hégémoniser les signifiants vides de la communauté absente. La reconnaissance de la nature constitutive de ce décalage (gap) et son institutionnalisation sont le point de départ de la démocratie moderne », ibid., p. 46.
[18] « Nous pouvons peut-être dire que nous sommes aujourd’hui à la fin de l’émancipation et au début de la liberté », ibid., p. 18.
[19] Laclau, « Structure, History and the Political », op. cit., p. 208. Žižek a relevé le strict parallélisme avec la position kantienne de la nécessaire limitation des capacités humaines en tant que condition positive de la liberté. Cf. Slavoj Žižek, « Holding the Place », in Contingency, Hegemony, Universality… , op. cit. p. 320.
[20] Emancipation(s), op. cit., p. 121.
[21] Trad. française : Gÿorgy Lukacs, Socialisme et démocratisation, Messidor / Editions sociales, Paris, 1989.
[22] Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Les prairies ordinaires, Paris, 2013 (1ère édition 1978).
[23] Ernesto Laclau, On Populist Reason, Verso, Londres & New York, 2005.
[24] Ibid., p. 89.
[25] « Nous n’avons pas affaire ici à la « négation déterminée » au sens hégélien : alors que cette dernière est issue de la positivité apparente du ‘concret’ et qu’elle ‘circule’ à travers des contenus qui sont toujours déterminés, notre notion de négativité dépend de l’échec dans la constitution de toute détermination », Emancipation(s), op. cit., p. 14. Dans ce tour de passe-passe rhétorique, tout se passe comme si cet « échec » pouvait mystérieusement se passer d’un terme par rapport auquel il se pose comme échec, et qui le « détermine ».
[26] « Il n’y a pas d’intervention politique qui ne soit, dans une certaine mesure, populiste… je vais situer des phénomènes en apparence disparates au sein d’un continuum qui permettra de les comparer entre eux… », ibid., p. 154 et p. 175. A noter que le niveau de populisme d’une intervention n’a rien à voir avec son contenu ou son orientation mais uniquement avec l’« extension [atteinte] par la chaîne d’équivalences unifiant les demandes sociales », ibid., p. 154.
[27] « Ces demandes sont adressées au système par des défavorisés d’une espèce ou d’une autre – il y a en elles une dimension égalitaire implicite ; leur émergence présuppose une forme d’exclusion ou de manque », ibid. p. 125.
[28] Cf. Slavoj Žižek, « A Leninist Gesture Today. Against the Populist Temptation », in Sebastian Budgen, Stathis Kouvelakis, Slavoj Žižek (dir.), Lenin Reloaded. Toward a Politics of Truth, Duke University Press, Durham, 2007, p. 81 et suiv.
[29] On Populist Reason, op. cit., p. 90.
[30] Ibid., p. 201-208 et p. 214-222. Le mode d’insertion du signifiant « national » dans les discours politiques sert incontestablement de révélateur de clivages autrement plus profonds que ce que laisse entendre le spectre de variations internes à une même matrice « populiste ».
[31] « Cette expérience initiale n’est toutefois pas simplement celle d’un manque. Le manque, nous l’avons vu, est lié à une demande non satisfaite. Mais cela implique d’inclure dans le tableau le pouvoir qui n’a pas donné satisfaction à la demande. Une demande s’adresse toujours à quelqu’un », ibid., p. 85-86.
[32] Cf. le texte célèbre de Lénine, « À propos des mots d’ordre », in Œuvres complètes, t. 25, Editions du progrès, Moscou,1971, p. 198-206, et le commentaire indispensable de Jean-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Paris, PUF, 2004, p. 94-100.
[33] On Populist Reason, op. cit., p. 98.
[34] Ce qui, soit dit en passant, permet de tracer une ligne de démarcation entre le marxiste qui a sans doute fait l’usage le plus emphatique du terme de « peuple », Staline, inventeur du syntagme-clé du discours soviétique : le « peuple tout entier » (l’Etat soviétique était censé être celui du « peuple tout entier » et non plus la « dictature du prolétariat »), et le « peuple » de Lénine, de Gramsci ou de Mao, qui désigne les formes politiques d’unification tendancielle (et seulement tendancielle) des subalternes dans une configuration donnée des contradictions de classe, i.e. dans une conjoncture.
[35] Emancipation(s), op. cit., p. 31-32.
[36] On Populist Reason, op. cit., p. 209.
[37] Ibid., p. 212.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 261, note 27.
[40] Ibid., p. 92 – c’est Laclau qui souligne.
[41] Ibid., p. 93.
[42] Ibid., p. 92.
[43] Laclau affirme par exemple que l’avantage actuellement détenu par les forces de droite sur celle des gauches tient au fait que les premières se meuvent au niveau d’un « imaginaire politique d’un certain type » tandis que les secondes se sont repliées sur le discours moral des droits, ou que la défaite durable des Républicains aux Etats-Unis dépend d’une « réarticulation drastique de l’imaginaire politique », ibid. p. 138.
[44] Ibid., p. 149. Je souligne.
[45] Ibid., p. 235.
[46] Ibid. p. 237.
[47] « L’histoire est plutôt une succession discontinue de formations hégémoniques qui ne peuvent être ordonnées qu’une récit transcendant leur historicité contingente », ibid., p. 226.
[48] Cf. par exemple : « nous vivons dans un terrain historique où la prolifération des points de rupture et des antagonismes exige de façon croissante des formes politiques de réagrégation », ibid. p. 230 – je souligne. Certes, Laclau s’empresse de souligner qu’il ne s’agit pas de « logiques sociales sous-jacentes mais d’actes au sens décrit auparavant » (ibid.). Il n’en reste pas moins que ce trend à la complexité croissante est irréductible à la contingence indéterminée d’actes discontinus et singuliers, d’où la nécessité de se référer à la catégorie de « capitalisme » (cf. également : « un capitalisme mondialisé crée une myriade de points de rupture et d’antagonisme », ibid., p. 150 – je souligne) et même de conclure sur cette affirmation étonnante d’« essentialisme » : « l’hétérogénéité appartient à l’essence (essence) du capitalisme » (ibid., p. 230) !
[49] Par exemple dans cette formulation : « nos sociétés sont bien moins homogènes que celles dans lesquelles les modèles marxiens ont été formulés… la dissolution de la métaphysique de la présence n’est pas une opération purement intellectuelle. Elle est profondément inscrite dans l’expérience d’ensemble des décennies récentes », Emancipation(s), op. cit., p. 82.
[50] Ibid.
[51] On Populist Reason, op. cit., p. 230.
[52] Ibid.
[53]Marc Saint-Upéry, « Y a-t-il une vie après le postmarxisme ? », Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 12, juillet 2009, disponible sur http://www.revuedeslivres.fr/y-a-t-il-une-vie-apres-le-postmarxisme-marc-saint-upery/
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