Édition du 1er avril 2025

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Contextualisation de la Crise d’octobre 1970 (Texte 2 : Deuxième partie)

La Révolution tranquille

L’élection générale du 22 juin 1960 suscite une participation élevée. Plus de 80% (81%) des électrices et des électeurs se présentent aux urnes. Le Parti libéral du Québec l’emporte

Il s’est engagé, durant la campagne électorale, à mettre en place plusieurs réformes dans les domaines social, économique et culturel. Les résultats donnent certes une majorité de députés au Parti libéral, mais il ne s’agit pas d’un raz-de-marée. L’Union nationale conserve de solides appuis dans les milieux ruraux. Ce parti parvient à faire élire 43 députés (8 de moins que le Parti libéral de Jean Lesage). La grande majorité des nouveaux députés libéraux élus (soit 34 des 51 nouveaux députés libéraux) obtiennent une majorité inférieure à 5 pour cent. C’est plutôt faible. Malgré ce faible écart, le soir du 22 juin 1960, Jean Lesage semble nager dans la joie. Il déclare : “C’est plus qu’un changement de gouvernement, c’est un changement de la vie. Le peuple méritait cette victoire. Malgré les chaînes, il a voulu se libérer de l’esclavage !”

https://histoire-du-quebec.ca/jean-lesage/ . Consulté le 26 septembre 2020.

Il ne saurait faire de doute que la victoire électorale du Parti libéral du Québec instaure un changement majeur dans la conception de la place que l’État doit occuper dans le développement économique, social et culturel, en mars 1961, le premier ministre du Québec, Jean Lesage, précise à ce sujet ce qui suit :

« L’État québécois est le point d’appui collectif de la communauté canadienne-française. L’État québécois n’est pas un étranger parmi nous. Allons-nous le comprendre ! C’est à nous. Il est à nous. Il nous appartient et il émane de nous. »

http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/21197.html. Consulté le 26 septembre 2020.

Deux ans plus tard, en 1962, le Québec est de nouveau plongé dans une élection générale dont l’enjeu est la poursuite de l’œuvre d’Adélard Godbout : la nationalisation de l’électricité. Lors de cette la campagne électorale, le Parti libéral du Québec publie un manifeste dans lequel le propos est susceptible d’inspirer des personnes intéressées par la lutte de libération nationale du Québec :

« Un peuple comme le nôtre, doit se servir des instruments de libération économique dont il peut disposer. D’abord, nous devons nous affirmer dans des domaines comme ceux des finances, de l’industrie et du commerce (...) Le moment est venu de nous attaquer à fond, sans délai et sans hésitation, à l’oeuvre exaltante de la libération économique du Québec (...) Pour la première fois dans son histoire, le peuple du Québec peut devenir maître chez lui ! L’époque du colonialisme économique est révolue. Nous marchons vers la libération ! »


http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/20947.html . Consulté le 26 septembre 2020.

Le soir de l’élection générale du 14 novembre 1962, le Parti libéral du Québec obtient une majorité décisive de 56% des voix et fait élire 63 députéEs. L’Union nationale va chercher pour sa part 42% des votes et fait élire 31 députés. Ce soir-là, Jean Lesage exulte et déclare :

«  Je vous ai demandé de me donner la clé de notre libéralisation économique. Vous me l’avez donnée. Et soyez assurés que, dès demain, nous allons ouvrir les portes sur l’avenir économique du Québec avec cette clé que vous nous avez confiée, celle de la nationalisation de l’électricité. Nous avons atteint la maturité politique. Nous sommes prêts maintenant pour la libération économique. Il n’y a plus de "maintenant ou jamais". Ce soir, nous devons dire "c’est maintenant que nous deviendrons maîtres chez nous" ».


https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/443348/rev-tranq-nationalisation-elec . Consulté le 26 septembre 2020.

Entre Maurice Duplessis et Jean Lesage, il y a certes un certain nombre de ruptures dans plusieurs orientations gouvernementales, mais c’est surtout dans le ton qu’il y a des différences importantes. La Révolution tranquille inspire l’horizon idéologique du mouvement ouvrier et alimente la réflexion critique du mouvement national de l’époque. La Révolution tranquille est révélatrice par ailleurs des contradictions du processus de changement politico-administratif qui s’amorce au Québec à partir du 22 juin 1960. Il s’agit pour l’essentiel d’un processus de modernisation de certaines des structures politiques et sociales fondamentales de la société québécoise, mais, et c’est ce qui donne le caractère tranquille du processus, ces changements s’effectuent pour l’essentiel par le haut (Top / Down), par les agents politiques qui gèrent l’appareil d’État provincial. Ce processus s’inscrit par conséquent dans les limites des rapports sociaux (économiques et politiques surtout) existants. La Révolution tranquille n’implique pas une transformation radicale des structures économiques et politiques en place (maintien du capitalisme intégré au continent américain et maintien du lien fédéralisme canadien)[1].

La Révolution tranquille fait précisément référence aux processus sociaux et politiques à travers lesquels les contraintes seront levées par la mise en œuvre de tout un ensemble de transformations des structures politiques. La Révolution tranquille correspondant à la restructuration de certaines composantes du système administratif et de services au Québec de façon à créer les conditions des 3 politiques suivantes :

a) politiques de programmation / planification / régulation de l’économie de façon à satisfaire aux nouvelles exigences de l’heure… planification économique, politique sociale, éducation, recherche,

b) politique de soutien à la restructuration de certains secteurs de l’activité économique via la SGF, Hydro, élargissement des dépenses du Gouvernement créant des débouchés pour certaines entreprises. Développement d’un secteur québécois d’industrie lourde et d’une politique de contrôle du développement des ressources naturelles (transformation ici de ces ressources qui créent des occasions de sous-traitance) aménagement du territoire dans les régions où font affaire des petites et moyennes entreprises. Donc politique visant à freiner provisoirement la marginalisation soit par l’intégration plus poussée, soit par le soutien de l’État à leur restructuration (amorce de développement d’une bourgeoisie québécoise).

c) politique enfin d’intégration du mouvement ouvrier via l’adoption de nouvelles lois du travail ayant pour effet de restructurer les procédures de la négociation. Ici on crée les conditions en vue de favoriser une intégration idéologique du mouvement ouvrier et d’une insertion de la classe ouvrière au marché de la consommation. Cette politique suppose que les employeurs (du secteur privé et du secteur public) consentent à de plus hauts salaires et à de meilleures conditions de travail.

La Révolution tranquille va représenter ainsi une nouvelle formule politique ouvrant à un desserrement des contraintes générées par le duplessisme à travers une politique de réaménagement et de modernisation institutionnelle. La Révolution tranquille va mettre en place une restructuration des appareils de l’État ouvrant la voie à une plus forte intervention de l’État devenue nécessaire à la fin des années 50. La nécessité structurelle de la Révolution tranquille est mise en évidence par le fait que dès la mort de Duplessis, c’est l’Union nationale elle-même qui va l’amorcer. Sauvé va procéder durant son bref règne à un réajustement majeur de la politique du gouvernement du Québec à l’égard du mouvement ouvrier. La nécessité de mener à bien de grandes réformes institutionnelles et d’élargir les droits démocratiques à l’égard du mouvement ouvrier commence à se faire sentir au Québec comme des mesures urgentes à adopter. L’introduction de ces changements exigeait d’importants réalignements idéologiques et une modification du personnel politique dirigeant… car il s’agissait de mettre en œuvre une nouvelle formule politique à laquelle l’idéologie et la pratique de l’Union nationale ne correspondaient pas.

Les limites de la Révolution tranquille

La Révolution tranquille se voulait une transformation importante du système institutionnel politique de la société québécoise sans une remise en question substantielle de toute la structure économique et politique… tout au plus s’agissait-il de « rattraper » ce retard considérable que le Québec avait pris au plan institutionnel sous Duplessis.

De fait, ce qui se passe au Québec entre 1960 et 1966 et même jusqu’en 1970 se déroule aussi dans les autres provinces canadiennes et un peu partout dans certains pays d’Europe de l’Ouest. Ce qui semble spécifique au Québec et qui fait apparaître cette période comme une période « révolutionnaire », c’est la rapidité et l’ampleur des réformes amorcées et plus particulièrement la rhétorique moderniste, anticolonialiste et progressiste utilisée par les autorités politiques pour légitimer et mettre en œuvre ces réformes. De fait, une analyse approfondie et comparative des réformes opérées montre qu’il s’agit là de réformes dont les résultats sont à peu près semblables à ceux des réformes faites au même moment dans les autres provinces canadiennes. Les réformes de la Révolution tranquille ne sont ni plus ni moins importantes et profondes que celles qui sont initiées ailleurs. En fait, ce qui spécifie la Révolution tranquille c’est bien plus un style et une stratégie de réforme que les changements et les réformes elles-mêmes. Ainsi, les principales réformes de la Révolution tranquille sont constamment précédées de commissions d’enquête et de grands débats politiques (nationalisation de l’électricité en 1962) qui suscitent les attentes et les espoirs les plus grands à travers la projection ou la mise en avant de grands idéaux sociaux démocratiques. Les réformes amorcées sont légitimées par un rappel incessant de grands principes libéraux démocratiques : Égalité des chances ; défense du patrimoine national ; propriété collective des ressources naturelles ; démocratisation de l’enseignement ; médecine globale ; etc. Une fois ces grands débats et ces grandes enquêtes achevés, une fois les réformes formulées et les espoirs créés, le gouvernement introduit à une vitesse foudroyante sans consultation prolongée et sans véritables expériences pilotes des réorganisations globales très audacieuses.

Résultat : quelques années après, on constate que ces réformes comportent des limites non seulement parce qu’elles laissent sans véritable solution concrète les problèmes sociaux d’origine, mais aussi parce qu’elles sont très éloignées des idéaux sociaux démocratiques projetés. C’est le pouvoir bureaucratique qui l’emporte sur l’idéal initial de la réforme. Cet écart extraordinaire entre les idéaux et leur opérationnalisation concrète crée les conditions d’une nouvelle série de crises sociales et politiques encore plus explosives et plus complexes. Cet écart donne lieu également à une radicalisation sans précédent de la Question nationale et de certaines composantes du mouvement indépendantiste : il s’agit ici de la composante radicale, extrémiste, terroriste et qui se dit révolutionnaire : le Front de libération du Québec (le FLQ). Cet écart donnera lieu également, au début des années soixante-dix, à la radicalisation du mouvement syndical. Les grandes organisations syndicales (CEQ, CSN et FTQ) publieront, à partir du début des années soixante-dix, des manifestes dénonçant le capitalisme et l’État au service du capital et elles se diront dorénavant en faveur de la souveraineté du Québec. La radicalisation du mouvement syndical effraie le patronat. Est-il nécessaire de préciser que le Patronat s’oppose à l’indépendance du Québec, au socialisme et, à cette époque, à l’émancipation des femmes.

Conclusion

Ce sera durant les années soixante que les autorités catholiques perdront le contrôle sur certaines institutions de la société québécoise. Les « fidèles » déserteront les églises et l’influence du clergé sur la population sera en chute libre. Les communautés religieuses commenceront à voir leurs effectifs chuter, elles amorcent un véritable déclin. L’aggiornamento qui accompagne Vatican II et la prise de position de Paul VI sur la contraception y seront pour quelque chose dans cette descente aux enfers du clergé catholique romain de la Province de Québec. Durant les années soixante, la question des femmes commence à être mise à l’avant-plan. Claire Kirkland Casgrain devient, lors d’une élection partielle en 1961, la première femme élue députée à l’Assemblée législative du Québec. Le gouvernement fédéral met sur pied la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (la Commission Bird). Il y aura à partir du milieu des années soixante des luttes en faveur du salaire égal pour un travail égal et, par la suite, des luttes syndicales au sujet de l’équité salariale et des mobilisations majeures relatives au droit à l’avortement. Bref, des luttes pour reconnaître aux femmes des droits égaux et surtout le droit à contrôler leur corps.

Yvan Perrier

28 septembre 2020

yvan_perrier@hotmail.com

[1] Au sujet de la Révolution tranquille, Claude Morin dira : « En somme, la Révolution tranquille, c’était les positions de Duplessis, mais à la moderne. Nous ne faisions pas juste réclamer, nous agissions ». http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/21197.html. Consulté le 26 septembre 2020.

Le présent texte provient de mes notes de cours et s’appuie en grande partie sur les documents suivants :

Bergeron, Gérard et Réjean Pelletier (dir). 1980. L’État du Québec en devenir. Montréal : Boréal express, 413 p.

Boismenu, Gérard. 1981. Le duplessisme : Politique économique et rapports de force, 1944-1960. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 553 p. http://classiques.uqac.ca/contemporains/boismenu_gerard/duplessisme_pol_econo/duplessisme_pol_econo.html . Consulté le 23 septembre 2020.

David, Hélène. 1975. « L’état des rapports de classes au Québec de 1945 à 1967 ». Sociologie et sociétés, VII, (2). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, p. 33-66. http://classiques.uqac.ca/contemporains/david_helene/etat_rapports_de_classe/rapports_classe.html . Consulté le 23 septembre 2020.

Denis, Roch. 1979. Luttes de classes et question nationale au Québec : 1948-1968. Montréal\Paris : PSI-EDI, 601 p.

Dickinson, John-A et Brian Young. 2003. Brève histoire socio-économique du Québec. Québec : Septentrion, 455 p.

Linteau, Paul-André, et.al.. 1989. Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930. Montraél : Boréal, 834 p.

Plusieurs auteurs. 1984. Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes. Montréal : CSN-CEQ, 328 p.

Rouillard, Jacques. 2004. Le syndicalisme québécois : Deux siècles d’histoire. Montréal : Boréal, 335 p.

Rouillard, Jacques. 2015. « Aux sources de la Révolution tranquille : le congrès d’orientation du Parti libéral du Québec du 10 et 11 juin 1938 ». Bulletin d’histoire du Québec, vol. 24 no 1, p. 125-158. https://www.erudit.org/fr/revues/bhp/2015-v24-n1-bhp02095/1033397ar/ . Consulté le 23 septembre 2020.

Roy, Fernande. 1993. Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles. Montréal : Boréals express, 127 p.

Saint-Pierre, Céline. 2017. La première Révolution tranquille : Syndicalisme catholique et unions internationales dans le Québec de l’entre-deux-guerres. Montréal : Del Busso éditeur, 235 p.

Saint-Pierre, Céline et Jean-Pierre Warren. 2006. Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 351 p.

Zone contenant les pièces jointes

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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