La même journée, le porte-parole néo-démocrate Karl Bélanger réagissait sur Twitter en déclarant l’entrée en scène du Front national dans la campagne fédérale. La comparaison a été jugée « grotesque » par le Bloc et vivement décriée par d’anciens ministres du gouvernement Marois, dont celui qui avait porté le projet de « Charte des valeurs québécoises ».
Dans les jours suivants, Gilles Duceppe a dû revenir sur cette association après que les médias aient souligné les appuis problématiques de deux candidats sur les réseaux sociaux. La candidate dans Ville-Marie – Le-Sud-Ouest – Île-des-Sœurs a dû présenter des excuses pour avoir écrit être « de tout cœur » avec le groupe islamophobe Pegida Québec, qui organisait un rassemblement « contre l’austérité politique et religieuse ». Le candidat dans Montcalm, quant à lui, a dûse retirer de la campagne pour avoir publiquement fait l’éloge du FN et de sa présidente, Marine Le Pen.
Malgré ces tuiles, le chef bloquistemaintient qu’« il n’y a aucune communion d’idées entre le Front national et le Bloc québécois ». S’il est clair que le parti de Gilles Duceppe se distancie officiellement du FN et rejette toute association en ce sens, certaines questions méritent d’être posées.
Comment expliquer que les cas de candidats soutenant des organisations néo-racistes se concentrent au Bloc (et au PQ, où on a observéun cas identique en 2014) plutôt que dans les autres formations ?Qu’est-ce qui rend possible cette perméabilité ? Peut-on relever des similitudes entre les discours et les stratégies de partis politiques dans deux contextes nationaux distincts (en procédant par analogie) sans aller jusqu’à dire que l’un est la copie de l’autre (ce qui relèverait de l’homologie) ? Peut-on réinscrire les événements de la dernière semaine dans une trame plus large qui serait celle de l’évolution du mouvement souverainiste québécois depuis le début des années 2000 ?
Détour par une controverse oubliée
En 2001, le responsable au contenu du Forum jeunesse du Bloc Québécois était expulsé de l’organisation par la haute direction du parti pour avoir dirigé la publication de deux manifestes opposant à la conception dite « civique » de la nation de Gilles Duceppe un nationalisme défini comme plus en phase avec la « tradition canadienne-française ». Ce nationalisme traditionaliste était conçu comme une réponse à ce que les jeunes bloquistes nommaient alors le « problème immigrant ». En appui à cette orientation,l’un des manifestes citait Charles Maurras, figure de proue d’une organisation antisémite et contre-révolutionnaire qui allait devenir le principal mouvement d’extrême droite en France sous la Troisième République, l’Action française.
Dans la foulée de cette controverse, un étudiant en science politique de l’université McGill allait échanger des lettres ouvertesavec le responsable au contenu des jeunes bloquistes,qu’il accusait de défendre « un nationalisme pur laine éculé » en plus d’avoir des sympathies non-avouées pour le FN. Il s’appuyait sur un texte publié trois ans plus tôt par le militant du Bloc dans Le Devoir (10 août 1998, p. A7), alors qu’il était étudiant en sciences humaines au cégep Ahuntsic. Le jeune bloquiste y livrait son analyse de la politique française, plaidant pour une alliance stratégique entre la droite classique et le FN pour assurer la victoire aux forces conservatrices.
Les deux adversaires dans ce débat sont devenus des figures bien connues sur la scène politique et intellectuelle québécoise. Le premier, Mathieu Bock-Côté, sociologue d’orientation nationaliste et conservatrice, est sans doute le critique le plus audible du multiculturalisme à l’heure actuelle au Québec. Le second est devenu député de Rosemont – La Petite Patrie et travaille aujourd’hui à sa réélection sous la bannière néodémocrate. Il s’agit d’Alexandre Boulerice.
Renouveau nationaliste
Cet épisode est anecdotique, mais il permet en même temps de mesurer l’évolution des rapports de force au sein du mouvement nationaliste au Québec.
En 2001, la controverse au Bloc s’est rapidement éteinte. Bock-Côté a facilement été mis à l’écart. Il représentait une faction encore minoritaire au sein du mouvement, à un moment où l’idéologie du « nationalisme civique » demeurait hégémonique. De Lucien Bouchard à André Boisclair, le courant dominant dans le mouvement nationaliste combine un ralliement plus ou moins avoué au néolibéralisme et un discours « d’ouverture à l’autre » sur l’axe de la question nationale et des relations ethniques. La dimension socio-économique du projet souverainiste est marginalisée en faveur d’un accent sur les pouvoirs étatiques. Les voix conservatrices qui critiquent un nationalisme « sans âme », « déconnecté de l’héritage canadien-français » et incapable de faire face au « problème immigrant » sont alors à la marge, contenues dans les ailes jeunesse des partis souverainistes ou dans des organisations parallèles encore déconsidérées par les élites du mouvement.
À la suite de la défaite retentissante d’André Boisclair, la conception conservatrice du nationalisme s’impose et devient un élément central du réalignement idéologique du PQ. Les artisans de ce virage identitaire font partie d’un réseau de publications et d’organisations dont le discours est de plus en plus écouté par les péquistes. Ces intellectuels continuent de porter un regard attentif sur l’actualité politique française. Éric Bédard louangeait en 2007 le succès de Nicolas Sarkozy, notant que le leader de droite avait su prendre au sérieux les thèmes exploités par le FN : immigration, nation, insécurité, famille et école traditionnelle. (La Presse, 17 mai 2007). Les difficultés du PQ et la popularité de Mario Dumont sont alors expliquées par l’incapacité d’une élite souverainiste « bien-pensante » à effectuer un tel virage.
Une partie du programme imaginé dans ces think tanks alimente les politiques que tente de faire adopter le gouvernement minoritaire de Pauline Marois lors de son court passage au pouvoir : de la « Charte des valeurs québécoises » à la nouvelle mouture du cours d’histoire pensée pour « renforcer l’identité québécoise », en passant par la fondation de chaires de recherche sur le thème de l’identité nationale.
Cette réorientation est majeure et continue d’imprimer sa marque sur le mouvement nationaliste québécois. Cette année, avant les déboires récents du Bloc, Léo Bureau-Blouin avait dû intervenir pour mettre fin à un flirt entre l’aile jeunesse du PQ et des membres du FN.
Les « raisons fortes » soutenant le projet souverainiste, pour reprendre l’expression de Gilles Gagné et Simon Langlois, semblent s’être réalignées sur la volonté de préservation de contenus culturels réifiés face à un multiculturalisme perçu comme force dissolvante et à une immigration décrite comme menace assiégeante. Même ceux qui, comme Gilles Duceppe, représentaient dans un passé pas si lointain les opposants à ce courant conservateur sont contraints de reformuler leurs discours et leurs stratégies dans ce nouveau cadre politique. Le chef bloquiste peut bien continuer à se réclamer d’un « nationalisme civique », il demeure que son parti a fait de la question du niqab un enjeu central de sa campagne. Il trouve dans ce combat un surprenant allié en la personne de Stephen Harper, qui promet d’agir dans ce dossier et présente les conservateurs fédéraux commeseuls défenseurs des « valeurs canadiennes ».Thème connu.
Que Gilles Duceppe le reconnaisse ou non, le Bloc agit bel et bien comme acteur de la réorientation conservatrice du mouvement nationaliste québécois. Il se rapproche ainsi du discours et des pratiques des conservateurs fédéraux, mais aussi de certaines formations de la droite radicale en Europe. S’il n’y a pas homologie, on peut certainement parler d’analogie.
En 1962,Pierre-Elliot Trudeau écrivait que les nationalistes de gauche menaient un combat inévitablement réactionnaire en raison des forces en présence : une alliance entre nationalistes de droite et nationalistes de gauche jouerait nécessairement en faveur des premiers par la simple loi du nombre. Le constat était hautement discutable à une époque où les influences anti-coloniales et réformistes étaient majoritaires au sein du mouvement nationaliste. Aujourd’hui, toutefois, la réflexion à laquelle sont confrontées les forces de gauche est beaucoup plus difficile. On ne saurait se surprendre, dans tous les cas, de voir des militantes comme Alexa Conradi, dont le mandat à la Fédération des femmes du Québec vient de se terminer, se poser de sérieuses questions : « Le Bloc n’a rien appris du désastre de la Charte des valeurs. J’ai voté OUI au référendum de 1995. Aujourd’hui, sans une profonde remise en question du nationalisme par les leaders souverainistes, ça m’apparaît impossible de soutenir le projet indépendantiste. » L’acharnement récent du Bloc sur la question du niqab, en ce sens, serait simplement la goutte de trop.