Édition du 19 novembre 2024

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« Comment notre monde est devenu cheap »

Une histoire inquiète de l’humanité.

“Jobs à la con” et “marchandises cheap” : tels seraient les deux avatars du capitalisme contemporain, si l’on en croit ces deux ouvrages. Et de montrer qu’en les promouvant, le système obéit bien à une logique structurelle, mais parfois irrationnelle. (Brian Szczepanik)

Raj Patel et Jason W. Moore

Si l’on vous demande ce qu’évoque pour vous la modernité, il y a fort à parier que vous répondiez réseaux sociaux, smartphones, voitures autonomes et voyages sur Mars. L’économiste Raj Patel, l’historien Jason W. Moore et l’anthropologue David Graeber ont quant à eux une réponse nettement moins reluisante. Pour les deux premiers, auteurs de Comment notre monde est devenu cheap, les nuggets de poulet vendus par seaux dans les fast-foods du monde entier en disent bien plus sur notre monde que n’importe quel algorithme hypersophistiqué : il s’agit d’un produit bon marché, fabriqué à bas coût, à partir d’une viande de poulet de mauvaise qualité. Les auteurs mettent en lumière tout un système du cheap, effet du capitalisme mondialisé : la « cheapisation » du monde touche la nature, les vies, le travail, le care – le secteur du soin –, l’énergie et l’argent lui-même, et désigne « les processus par lesquels le capitalisme transmute la vie non monnayable en circuits de production et de consommation dans lesquels ces relations ont le prix le plus bas possible ». Nous serions non pas à l’ère de l’Anthropocène, période géologique qui sacre l’influence néfaste de l’homme sur son environnement, mais du Capitalocène, ce qui suppose de « prendre au sérieux le capitalisme, en y voyant bien plus qu’un système économique : un ensemble de relations entre les hommes et le monde ».

L’idée n’a rien d’intuitif. Patel et Moore montrent que, loin de créer de la valeur, le capitalisme crée au contraire ce qu’on n’a pas d’autre choix que d’appeler, en bon français, de la m****. À ne pas confondre avec ce que les économistes appellent une externalité négative, soit le fait pour une activité économique d’engendrer en périphérie des conséquences négatives. Non, il s’agit bien du cœur même du fonctionnement du capitalisme. Et celui-ci a des origines bien plus anciennes que les historiens ou économistes classiques ne les définissent.

Habituellement daté de la fin du XVIIIe siècle avec la première industrialisation, l’essor du capitalisme remonte selon les auteurs aux débuts de la colonisation. En abordant les rivages de ce qu’il croit être les Indes, Christophe Colomb se désole de ne pas reconnaître les espèces végétales et, surtout, de ne pas savoir encore comment en tirer profit. Voici l’esprit du capitalisme à l’œuvre. Tirer profit d’une ressource naturelle suppose de la réduire à moins que rien, par exemple en conceptualisant l’homme, la culture, comme séparés de la nature : la nature se retrouve « cheapisée », Descartes à l’appui – « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », préconise-t-il. Cela implique aussi de l’exploiter avec le minimum de coût : l’esclavage est inventé, un travail ainsi que des vies « cheapisés ». S’ensuit une marchandise elle-même cheap, puisque produite en grande quantité, transportée grâce à de l’énergie cheap, le tout financé par un système de crédits, d’argent transformé lui-même en marchandise, donc « cheapisé ». Si le capitalisme ignore les frontières géographiques, il se nourrit de frontières conceptuelles – entre l’homme et la nature, les hommes et les femmes, les Européens et les indigènes, les Blancs et les non-Blancs –, sans lesquelles toute « cheapisation », et donc tout profit, sont impossibles.

À cette analyse économique quantitative s’ajoute celle, qualitative, de David Graeber auteur de Bullshit Jobs. Ce dernier s’intéresse exclusivement au travail et à un phénomène aussi répandu que peu discuté : les « jobs à la con », soit « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ». Ce job à la con, c’est celui dans lequel vous avez tenu un an à rédiger des rapports dont vous saviez pertinemment que personne ne les lirait. Ou celui à l’intitulé pompeux – gestionnaire de marché innovant, analyste de contrôle de chaîne globale, chef de projet réseaux – dans lequel vous avez tout au plus fait suivre quelques e-mails à votre supérieur tout en passant vos journées à regarder des vidéos de chats rigolos. Ou encore celui où vous jouiez les assistants d’un chef qui n’avait besoin de vous que comme faire-valoir. Ce type de jobs, qualitativement cheap car pauvres en contenu tout en étant bien payés, prolifèrent. Bizarre ?

Là encore, le constat est contre-intuitif : dans une économie de marché censée reposer sur la rationalité, soit la minimisation des coûts pour générer un maximum de profits, une proportion importante d’emplois semblent ne servir à rien, secteurs public et privé confondus. À une étude menée en 2015 par un institut de sondage britannique, 37% des personnes interrogées ont répondu non à la question « Votre emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? » Comment justifier l’existence de ces emplois, dont la plupart pourrait être remplacés par des machines, voire disparaître totalement sans que la face du monde en soit changée ? À grand renfort de témoignages qui oscillent entre ironie et désespoir, Graeber propose une explication politique. Sa thèse est audacieuse : le capitalisme ne serait rien d’autre qu’un féodalisme. Les jobs à la con n’existent souvent que pour gonfler artificiellement l’importance d’un chef, d’une administration ou d’une branche entière. Voilà à quoi tient leur utilité : asseoir le pouvoir d’une ou plusieurs personnes. Ce système de « féodalité managériale » conduit à un système hyper hiérarchisé et à des effectifs croissants à qui il est bien difficile de trouver une occupation réelle – à défaut, on leur confie souvent des « tâches à la con ». Car moralement, rien ne serait pire que l’oisiveté…

Que faire face à ces constats désolants ? Graeber plaide pour un revenu universel de base. Patel et Moore invitent à briser les frontières conceptuelles engendrées par l’esprit du capitalisme. En somme : « cheapisés » de tous les pays, unissez-vous !

Trad. de l’anglais P. Vesperini

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