Édition du 17 décembre 2024

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Libre-échange

Entretien avec François Burgat

Comment le régime syrien a « construit » la guerre civile

Paru en décembre 2013, Pas de printemps pour la Syrie associe 30 chercheurs et journalistes qui décortiquent avec minutie chacun des aspects du conflit, et soulignent la faillite complète de la stratégie portée par les Occidentaux. Entretien avec François Burgat, co-directeur de l’ouvrage.

C’est certainement l’un des ouvrages les plus complets sur la crise syrienne. Paru en décembre 2013 aux Éditions La Découverte, Pas de printemps pour la Syrie associe 30 chercheurs et journalistes (dont notre collaboratrice Caroline Donati) qui décortiquent avec minutie chacun des aspects permettant de comprendre les dynamiques du conflit, la réalité sur le terrain et les causes de la permanence du régime de Bachar al-Assad comme de l’absence de leadership au sein de l’opposition.

Le livre documente en outre les mobilisations et modes de résistances pacifiques peu mis en avant dans les médias, pour reconsidérer in fine les rôles des forces djihadistes et souligner la faillite complète de la stratégie portée par les pays occidentaux. Entretien avec le politologue François Burgat, directeur de recherches au CNRS, co-directeur de l’ouvrage.

Pour expliquer le tragique marasme dans lequel la Syrie est actuellement plongée, vous évoquez en introduction les « équilibres » qui ont « verrouillé », selon vous, les « premiers espoirs printaniers syriens ». De quoi s’agit-il ici ?

François Burgat.- Je voulais simplement rappeler qu’en occident, en 2011, on a eu le sentiment que les printemps, tunisien et égyptien, s’opéraient grâce à l’émergence d’une génération politique (la « génération twitter ») composée d’individus lavés en quelque sorte de toutes les scories anxiogènes de leur appartenance à l’orient politique arabe. Puis le double processus d’internationalisation de ces « printemps » (avec notamment l’intervention militaire de l’Otan en Libye) et plus encore l’affirmation électorale de forces politiques (islamistes) jugées par le regard extérieur comme antinomiques avec tout processus de démocratisation sont venus contrarier cet optimisme initial.

Pourtant, je ne pense pas de mon côté qu’il ait eu une transformation structurelle de la nature ou de l’assise politique de la protestation syrienne. Je dirais plutôt que c’est la stratégie du régime – visant à confessionnaliser et à radicaliser ses opposants – qui est malheureusement parvenue à brouiller leur image.

Ce dont je veux me démarquer, c’est l’idée que « cela a été d’abord toute la société syrienne, dont les chrétiens et/ou la gauche laïque et républicaine qui s’est rebellée, et puis, progressivement que la révolte s’est rétrécie aux seuls islamistes ». Il ne s’est produit aucun déplacement de ce type du centre de gravité de la mobilisation populaire. Le regard occidental, qui se montre plus « anti-islamiste » que les autres composantes de la rébellion, tend à exagérer une fracture entre gauche et islamistes dont la réalité, dans les rangs des combattants, est en fait bien moindre. Il y a un mois de cela, je me suis trouvé, notamment, dans le camp de réfugiés de Zaatari (à la frontière jordanienne), au contact de militaires tout à fait « barbus », commandants des brigades à l’appellation tout à fait « islamiste », telles qu’Ahl ou Ansar el-Souna. J’étais alors accompagné par Nawar Boulboul, comédien syrien très connu et identifié à la gauche la plus laïque. Et pourtant, le marxiste prenait dans ses bras l’islamiste. De même, le chrétien Michel Kilo répète à l’envi le danger qu’il y avait à exagérer la fracture confessionnelle au sein de l’opposition syrienne, en expliquant qu’il avait lui aussi été accueilli à bras ouverts par des membres de Jabhat en-Nusra (groupe combattant de 5 000 personnes se réclamant d’Al-Qaïda).

Comment intégrez-vous, dans le constat que vous faites, l’affrontement militaire au sein même de l’opposition, en ce moment même dans la ville de Raqqa, pour ne citer que cet exemple, et les nombreux témoignages de tortures et d’emprisonnements entre l’Armée syrienne libre (ASL) ou le front islamique d’un côté, et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) de l’autre ?

Ces faits sont indéniables. Mais même s’ils consacrent la division de l’opposition armée, ces affrontements ont néanmoins quelque chose de positif. Ils sont en effet destinés à affaiblir l’EIIL et donc à renforcer les brigades non djihadistes. Le fait qu’ils aboutissent paradoxalement à renforcer également le Front en-Nusra n’est pas aussi contradictoire qu’il y paraît. Il se trouve en effet que la réputation de la composante demeurée en théorie fidèle au leadership irakien d’Al-Qaïda tranche en fait clairement avec celle de l’EIIL, où les combattants étrangers sont par ailleurs plus particulièrement concentrés. Au cours de ces entretiens effectués récemment en Jordanie, mes interlocuteurs semblaient oublier le rigorisme religieux pour ne retenir du “Front” que sa rigueur éthique (pas d’exécutions sommaires), son professionnalisme militaire, mais aussi et surtout la qualité de sa relation avec la population, aux antipodes de celle de l’État islamique.

Marqué par mon expérience de la guerre civile algérienne des années 1990, où j’étais relativement isolé en affirmant que les expressions les plus inadmissibles de l’opposition ne venaient pas de ses rangs mais de ceux des services du régime, je dirais aujourd’hui qu’il y a indiscutablement en Syrie un compartiment de l’opposition en proie au radicalisme, mais que c’est également au sein de ce compartiment que manœuvrent, comme alors en Algérie, les officines du régime. Tout ce qui se passe d’inacceptable dans les territoires contrôlés par l’EIIL manifeste la présence incontestable de militants sectaires, mais c’est là tout autant le produit des manœuvres d’infiltration et de manipulation du régime pour accroître cette radicalité et sa visibilité. L’un des compartiments de la stratégie du régime, à côté de la répression pure et simple, a été de faire en sorte que le camp de ses soutiens soit renforcé par la cohorte grandissante de tous ceux qui entendent seulement… s’opposer à ses opposants ! Aux yeux de la communauté occidentale, Bachar est parvenu à radicaliser une partie de son opposition et à faire disparaître tout le reste derrière cette image, effectivement inacceptable, de ces pratiques autoritaires, intolérantes et sectaires, attribuées aux combattants de l’EIIL.

Pour résumer, oui, les djihadistes existent, mais ils ne représentent pas le visage de l’opposition syrienne. Et tout dérapage dans l’appréciation de leur importance se fait au bénéfice du régime.

Vous mettez l’accent dans l’ouvrage sur ce que vous appelez la « construction de la guerre civile » par le régime de Bachar al-Assad. Comment selon vous s’est-elle opérée ?

Le premier chapitre de l’ouvrage s’appelle « Diviser pour survivre ». Ce qui a fait la force du régime syrien, par rapport aux régimes tunisien ou égyptien, c’est la capacité qu’il a eue de diviser à la fois le front intérieur de ses opposants et, tout autant, le front extérieur de leurs soutiens potentiels. Il a exploité les failles du maillage ethnique (arabes, kurdes) et confessionnel (chrétiens, sunnites, chiites, druzes, ismaéliens) propre aux sociétés du Proche-Orient. Il s’est, pour l’essentiel, employé à criminaliser la majorité de ses adversaires potentiels, c’est-à-dire les sunnites. Il s’est efforcé de faire passer une protestation qui était, au moins dans toute la classe intellectuelle, démocratique, laïque, universelle et pacifique, pour une protestation sectaire, radicale, portée par les seuls sunnites. Il a employé pour ce faire d’innombrables procédés, dont le traitement répressif différencié des communautés.

Les Druzes ont ainsi eu le privilège, au moins relatif, de connaître les gaz lacrymogènes, alors que les sunnites ont immédiatement été confrontés aux balles réelles. Je cite dans l’ouvrage un témoin, qui me dit : « Crois-moi, à Lattaquié, si tu étais sunnite, il t’était impossible de ne pas prendre les armes. » Je cite aussi un soldat de confession ismaélienne. Après sa défection, il prend contact avec les gens de l’Armée syrienne libre (ASL). Ils s’aperçoivent qu’il n’est pas très religieux et ne sait pas prier. Ils lui disent, après avoir appris qu’il était ismaélien : « Ça n’est pas important ! Mais… si tu n’es pas sunnite, pourquoi donc as-tu fait défection ? »

Il y a bien eu ainsi un traitement particulier appliqué aux sunnites pour que la rébellion puisse être identifiée, alors que c’était loin d’être le cas, à l’expression d’une seule communauté, qui devenait de ce fait une menace pour les autres. Autre exemple : avec les Kurdes, le régime a joué un jeu parfaitement cynique, puisqu’il a soutenu les autonomistes, contre son intérêt premier qui était de préserver le « ciment national ». Il leur a fait tout un tas de concessions pour les séparer du front de ses adversaires « arabes ».

Champion autoproclamé de l’arabisme, le régime baasiste syrien n’a ainsi pas hésité à jouer contre son camp. L’une des caractéristiques de sa riposte est bien que sur l’autel de sa survie, il a brûlé tout ce qu’il était censé avoir adoré, la laïcité et l’arabisme, ces deux fondements idéologiques supposés assurer la coexistence interconfessionnelle et donc l’unité de la nation !

Le livre met l’accent sur les mobilisations pacifiques, dont on parle pourtant très peu aujourd’hui, contrairement aux affrontements armés. Les mobilisations des premiers mois de 2011 ont donc perduré malgré la répression ?

Si vous êtes attentif aux informations diffusées sur les réseaux sociaux, vous pourrez constater que vendredi dernier encore, des manifestations pacifiques se sont tenues dans un grand nombre de zones, libérées ou non. Il faut tout de même redire pourquoi ces manifestations sont passées au second plan et dans quelles conditions elles ont cédé la place à la militarisation défensive d’abord, offensive ensuite, de l’opposition. Le capitaine de la Garde républicaine, unité d’élite du régime, rencontré à Zaatari, a expliqué les raisons qui l’avaient poussé à déserter :

« Au tout début du soulèvement, nous sommes allés assister, sans armes, à une manifestation elle-même pacifique à Douma dans la banlieue de Damas. À notre grande surprise, nous nous sommes fait tirer dessus par des civils postés sur les toits des immeubles. Ils faisaient feu à la fois sur les manifestants, et sur nous, les forces de l’ordre ! Nous sommes revenus le vendredi suivant, en armes. Nous avons réussi cette fois à assiéger un des bâtiments à partir desquels on nous tirait dessus et à y tuer huit personnes. Terrible surprise : tous appartenaient à la sécurité d’État du colonel Hafez Makhlouf. Nous avons ainsi compris que la stratégie du régime ne consistait pas seulement à dissuader les manifestants pacifiques en leur tirant dessus, mais également à radicaliser les forces de l’ordre en les persuadant que le régime était attaqué par des commandos armés venus de l’étranger. Pendant des mois, le régime a donc tiré à balles réelles sur des manifestants pacifiques. Par la suite, il a eu ce qu’il souhaitait en face de lui, c’est-à-dire des opposants armés, beaucoup plus mal que lui d’ailleurs, mais qui “justifiaient” son recours aux armes lourdes, terrain sur lequel il savait sa supériorité écrasante. »

On ne peut donc pas reprocher aux manifestants syriens d’avoir cessé de se laisser assassiner. De surcroît, ces manifestations pacifiques continuent, de manière plus ponctuelle et parfaitement désespérée.

Une autre chapitre conteste la vision religieuse du conflit, et évoque davantage une « territorialisation » qu’une « confessionnalisation » de la guerre civile.

Le chercheur Matthieu Rey montre en effet dans cette partie que dans la phase fondatrice de ses débuts, l’unité de base de la mobilisation a été territoriale avant d’être confessionnelle. D’autres chercheurs diront à juste titre que la territorialisation, par exemple dans Homs, était confessionnelle, les gens d’une même confession habitant ensemble. Ce n’est pas faux, mais c’était loin d’être partout le cas. Encore une fois, l’assise de la mobilisation était transconfessionnelle, et l’analyse des quartiers que fait ce chapitre le montre bien.

Le problème du « leadership impossible » au sein de l’opposition est également abordé en tant que tel. Comment l’expliquez-vous ?

Il faut rappeler que dans un environnement autoritaire, comme pouvait l’être par exemple la Libye de Khadafi, un leader oppositionnel d’ampleur ne peut émerger, car à peine identifié en tant que tel, il serait éliminé ou contraint à l’exil. Si l’opposition syrienne s’est avérée divisée, c’est en premier lieu parce qu’elle n’a pu prendre appui sur un processus électoral pour répartir le pouvoir entre ses différentes composantes. Mais c’est aussi et surtout parce que ses sponsors étrangers étaient eux-mêmes profondément divisés ! Les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, le Qatar, l’Arabie saoudite n’ont pas le même agenda politique, ni les mêmes interlocuteurs, loin s’en faut ! Je l’ai encore vérifié auprès des commandants de l’ASL en Jordanie, le mois dernier. Leur grand désarroi est de ne pas bénéficier de filières constantes, stables, d’approvisionnement logistique, et d’être soumis au bon vouloir de leur environnement international.

L’un d’entre eux a employé une image très éloquente : « Nous sommes cinq dans cette pièce. Imaginez qu’une jeune fille entre et offre une rose seulement à l’un d’entre nous. Les quatre autres vont se demander : “Qu’est-ce qui se passe ?” Ils ne vont pas comprendre pourquoi ils ont été écartés. » L’un des commandants m’a dit : « Oui, l’Europe et les États-Unis m’aident un peu, mais voyez-vous, pendant quatre mois, sans que je puisse savoir pourquoi, je n’ai plus rien reçu. Or une action militaire, c’est avant tout lié à des ressources financières et matérielles. »

Le grand paradoxe, c’est que nous avons exigé de l’opposition syrienne en exil qu’elle nous fournisse des garanties politiques qui excédaient complètement ses possibilités objectives, un petit peu comme si, pendant la Seconde Guerre mondiale, on avait exigé que la résistance française se débarrasse des communistes avant d’être aidée. Ou que l’on écarte de ses rangs ceux que l’on entendait dire trop souvent Alléluia, sous prétexte qu’ils auraient été… des agents du Vatican !

C’est bien sûr à l’encontre des islamistes que nous avons eu très tôt des exigences à mon sens inopportunes : dès le début, le Conseil national syrien a été perçu comme trop proche des Frères musulmans. Nous avons donc exercé des pressions sur le Conseil, et nous l’avons déstabilisé par rapport au tissu politique syrien, pour arriver à cette situation où le substrat politique de l’ASL n’était plus en prise avec le tissu militaire de l’intérieur. Nous tentons maintenant de corriger à grand-peine cette situation en essayant d’établir des liens avec le Front islamique, une fédération de groupes armés créée en novembre 2013.

Disons un mot également des pays arabes : on a dit beaucoup de bêtises sur le soi-disant soutien saoudien aux djihadistes. C’est parfaitement erroné ! Les Saoudiens ont eu un comportement très cohérent depuis le début du conflit : ils ont avant tout essayé de confier la gestion de la rébellion aux militaires professionnels de l’armée syrienne qui avaient fait défection. Et donc, surtout pas aux groupes djihadistes, Jabhat en-Nusra ou à l’État islamique dans les rangs desquels ils ont autant d’ennemis que les pays occidentaux ! Ils ont échoué, ils ne sont pas parvenus à constituer un leadership fonctionnel et c’est seulement alors qu’ils se sont ralliés à ce qui était plutôt la stratégie du Qatar, c’est-à-dire faire confiance à des groupes islamistes proches du tissu politique central de la Syrie, autour des Frères musulmans.

S’agissant des Occidentaux, un point important encore : nous aurions pu influer sur le processus de mise en place d’un leadership oppositionnel, si nous lui avions donné la logistique financière et militaire afférente à ses ambitions ! Si « monsieur Occident » avait pu faire entrer régulièrement des armes en qualité et en quantité suffisantes, il aurait réussi à se constituer une « clientèle » plus proche de ses attentes. Mais nous avons saupoudré une petite aide militaire, plus symbolique qu’autre chose, et nous n’avons jamais donné à « nos hommes » les moyens militaires de se crédibiliser au sein du tissu de la résistance.

Les paradoxes d’une guerre mondialisée

Le grand paradoxe de cette guerre, c’est le sentiment de désintérêt global pour la tragédie qu’elle représente et les plus de 120 000 victimes du conflit, et en même temps, le fait qu’il s’agisse d’un conflit mondialisé, dans lequel chaque partie du globe est indirectement impliquée. Comment expliquer ce décalage entre ces deux réalités, de terrain et géopolitique ?

Si les Syriens ne s’étaient pas rebellés après les Libyens, on aurait très bien pu imaginer que le scénario qui a eu lieu en Libye se serait produit en Syrie. Le problème du scénario libyen, c’est qu’il ne pouvait pas s’appliquer une seconde fois.

En Syrie, ceux qui ont soutenu le régime ont immédiatement cerné la vraie priorité, qui était de maintenir sa suprématie militaire, que ce soit la Russie avec le verrouillage diplomatique et l’approvisionnement de l’aviation et de l’artillerie lourde, l’Iran avec son aide technologique et logistique, et, bien sûr, le Hezbollah avec ses troupes au sol.

Pendant ce temps-là, nous, nous avons surtout financé des colloques, des rencontres, des palabres, mais nous ne nous sommes jamais décidés à donner à l’opposition les moyens militaires de parvenir à ses fins. Si nous l’avions fait, au cours de l’année 2011, le rapport de forces aurait parfaitement pu basculer.

Le drame de la Syrie, c’est que le conflit s’est externalisé selon une double logique. D’abord sur une logique banalement stratégique : « Je m’appelle Poutine, je soutiens Bachar al-Assad, non pas parce que je suis un baasiste dans l’âme, mais parce que je veux affirmer ma capacité de nuisance à l’égard de l’environnement occidental, qui m’a considéré comme une puissance secondaire, notamment dans le conflit libyen, et qui bien sûr, en Ukraine et dans toute la périphérie de mon ancien empire, vient me défier en alimentant des processus protestataires. »

Plus grave, le conflit s’est ensuite et surtout exporté le long des lignes confessionnelles qui divisaient la société syrienne. On sait maintenant, et il ne faut jamais oublier de le rappeler, qu’il y a aujourd’hui en Syrie plus de djihadistes étrangers combattants au service du régime que de l’opposition ! La mobilisation sectaire de milices shiites irakiennes, du Hezbollah, des Alaouites turcs ou libanais, a donné un regain d’efficacité aux troupes du régime. C’est cette confessionnalisation régionale qui fait que la crise syrienne est complètement sortie de la configuration, seulement nationale et plus banalement politique, de ce qui avait été la lutte contre Ben Ali ou contre Moubarak.

L’ouvrage est également riche des divergences de ses contributeurs, notamment sur la question de la « fréquentabilité » d’une partie du régime syrien, dans l’optique de la recherche d’une solution politique au conflit. Comment assumez-vous ces points de vue contradictoires ?

Il y a deux biais qui ont freiné le consensus des observateurs internationaux, y compris celui des chercheurs, et l’on peut effectivement en trouver la trace au sein des contributions de l’ouvrage. Penchons-nous plus particulièrement sur les forces de gauche, qu’elles soient arabes ou occidentales. Les militants, notamment pro-palestiniens, ont eu des difficultés à se mobiliser pour une protestation qui avait de « si mauvaises fréquentations ». Comment considérer comme légitime une révolte soutenue… par l’émir du Qatar, le roi d’Arabie saoudite, le premier ministre britannique, le président de la République française et celui des États-Unis, Al-Qaïda et disons, un courant intellectuel incarné par Bernard-Henri Lévy ?

Cette posture strictement réactive a empêché une partie des observateurs et des militants de réaliser que ce n’est pas parce qu’une mobilisation protestataire considérée comme légitime fait l’objet de tentatives d’appropriations par des forces considérées comme illégitimes qu’elle devient elle-même illégitime. C’est dans ce piège que sont tombés un grand nombre de militants de la cause palestinienne, de sympathisants du Front de gauche et, si j’en juge les réactions lues sous vos articles ou lorsque j’avais pris la parole sur votre site, d’un bon nombre de lecteurs.

Le deuxième malentendu naît de la couleur des forces politiques qui s’affirment dans cette conjoncture, celles qui emploient « le lexique musulman ». La découverte de cette centralité des islamistes a contribué à faire changer les grilles d’analyse de bien des acteurs, au Maghreb notamment. Elle a empêché qu’une partie des citoyens de ces pays associent spontanément les protestataires syriens à ceux de la révolution tunisienne, pour ne citer qu’elle. Ces deux biais ont donc grossi considérablement le front des « opposants aux opposants » de Bachar, pour le plus grand bénéfice de ce dernier.

Reste la question d’une éventuelle solution politique qui inclurait une partie du régime syrien. Est-elle envisageable, et possible ? Et qu’attendez-vous de la conférence de Genève 2, qui doit se tenir le 22 janvier ?

Le handicap de Genève 2 est double. D’abord, la représentation des parties du conflit est très incomplète puisqu’à l’heure où l’on parle, une quasi-majorité des effectifs militaires engagés sur le terrain y est opposée et n’y serait donc pas représentée. Ce déficit de représentation concerne également les acteurs régionaux : il n’est pas du tout certain que l’Iran pas plus que l’Arabie saoudite, pourtant des acteurs majeurs, soient associés à la négociation.

Ensuite et surtout, les deux parties censées discuter ne partagent pas l’agenda sur lequel elles sont supposées se mettre d’accord : le camp de l’opposition fait de la succession de Bachar à la tête de l’État un préalable non-négociable. Mais celui du pouvoir, à ce jour, n’a en aucune façon accepté de faire sien ce préalable.

Vous êtes très critique sur l’ensemble du processus de négociation politique. Vous estimez même que l’accord sur les armes chimiques conclu à l’initiative de la Russie a surtout « offert une heureuse porte de sortie » aux Occidentaux.

C’est la réalité ! Le démantèlement de l’arsenal chimique a un seul vrai bénéficiaire, le pays limitrophe qui se sentait menacé par ces armes. Ce n’est absolument pas l’opposition syrienne qu’on aide avec ce processus, qui a eu par ailleurs un effet extrêmement pervers, qui était de rétablir Bachar al-Assad, un temps désigné comme paria par les Occidentaux dans son rôle d’interlocuteur institutionnel indispensable. C’était déjà pour lui le signal qu’il n’était pas du tout question pour lui d’envisager un accord qui inclurait son départ.

Cet accord a coïncidé ensuite avec le renoncement à toute sollicitation militaire du régime. Or les sceptiques ou les « pacifistes » (qui avaient oublié de se manifester depuis que le régime tirait des missiles balistiques sur sa population) ont dit : « Ces frappes auraient de surcroît servi à rien. » Mais il y a beaucoup de Syriens, y compris des militaires, qui pensaient exactement le contraire ! Il y a certaines concentrations d’artilleries, par exemple autour de Damas, ou sur le chemin de la Jordanie, qui auraient pu être mises à mal par des frappes aériennes atténuant, de manière très significative, leur redoutable efficacité. Or l’accord sur les armes chimiques a mis fin à tous les espoirs de frappes.

Il y a eu ainsi en 2013 deux tournants dramatiques pour l’opposition syrienne. Celui de la bataille de Qousseir (dans l’ouest de la Syrie) où la communauté internationale a refusé de s’émouvoir de ce qui était pourtant une massive intervention étrangère lancée par les troupes du Hezbollah. On a débattu longtemps sur la légitimité et l’opportunité d’une intervention étrangère destinée à soutenir les opposants. Mais intervention étrangère, il y a déjà, massive, du côté d’Assad ! Dans ce contexte, l’accord sur les armes chimiques a constitué une pirouette d’un cynisme extrême, qui a achevé de signer le désengagement du soutien occidental à l’opposition armée syrienne.

Vous pensez donc que la solution de sortie de crise ne peut être que militaire ?

J’aimerais entendre un combattant, quelqu’un de présent sur le terrain, je veux dire quelqu’un d’autre qu’un militant pacifiste droit dans ses certitudes et ses solidarités automatiques, m’expliquer où se situe la crédibilité d’un processus de négociation consacrant le maintien de Bachar al-Assad. Jusqu’à présent, je n’ai trouvé personne pour le faire. Je ne pense donc pas qu’il pourra y avoir de règlement politique à court ou moyen terme, mais une lente érosion du rapport de forces militaires. À terme, mais avec un coût considérable, l’évolution devrait se faire en faveur de l’opposition.

Vous estimez que le « processus de réconciliation des sociétés du Proche-Orient avec leurs institutions politiques » paraît « inexorable ». Sans même parler de la Syrie, n’y a-t-il pas beaucoup de contre-exemples à cela, à commencer par celui des Palestiniens ?

Je fais là preuve d’optimisme, c’est vrai. J’ai également souvent dit par le passé que Bush me faisait plus peur que Ben Laden ! Quitte à être très provocateur, je dirais que j’ai plus confiance aujourd’hui en la capacité des sociétés de la Méditerranée arabe à accoucher d’institutions politiques fonctionnelles que dans celle des pays du nord de la Méditerranée à maintenir ces institutions démocratiques en état de fonctionnement ! J’ai davantage peur des tensions populistes qui sont en train de traverser notre société, des fractures qui s’exacerbent jour après jour à cause du dysfonctionnement avéré des mécanismes de répartition de la parole publique et des tensions « identitaires » que cela génère. À l’inverse, une situation comme celle de la Tunisie ou même celle de la Libye ne me paraissent pas du tout désespérées, tant s’en faut. Au sortir de la longue séquence autoritaire, le processus de construction institutionnel est nécessairement lent. On ne peut éviter une phase de faiblesse de l’État central et de réaffirmation des pouvoirs locaux.

Lorsque le ciment autoritaire central s’effrite, avant qu’un nouvel État prenne le relais, les solidarités infranationales, tribales, communales, reprennent logiquement un peu de vitalité. Mais il y a aussi en Libye des manifestants qui n’ont pas peur, au péril de leur vie, de descendre dans la rue pour faire accélérer le désarmement des milices ! La capacité des Syriens à surmonter les clivages confessionnels et ethniques est inscrite dans leur société et elle demeure porteuse d’espoir. Je pense donc effectivement qu’à terme, les sociétés de cette région du monde vont connaître le droit de jouir de la fonctionnalité de leurs institutions politiques. Ce stade-là ne me paraît pas hors de portée, quand bien même le chemin qui y conduit s’annoncerait encore long et douloureux.


Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013). Sous la direction de François Burgat et Bruno Paoli. Éditions La Découverte, décembre 2013. 360 pages, 23 euros.

Pierre Puchot

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