Une histoire de violence et de répression
L’intense période électorale en Colombie vient de connaître sa première conclusion avec le 1er tour qui s’est tenu dimanche dernier 28 mai. Le candidat de gauche, Gustavo Petro, sort gagnant de l’élection présidentielle en Colombie, avec 40,33 % des voix exprimées. Le candidat indépendant, Rodolfo Hernandez, arrive en deuxième avec 28,14 %, selon les résultats officiels provisoires publiés en soirée et après un dépouillement de 97 % des bulletins exprimés. Le candidat conservateur Federico Gutierrez, représentant la droite traditionnelle colombienne, est en troisième position avec 23,9 %.
Le deuxième tour est prévu pour le 29 juin et opposera M. Petro à M. Hernandez. La campagne sera serrée pour ce deuxième tour, alors que les courants des élites politiques conservatrices et centristes se rassembleront pour faire barrage à Gustavo Petro. La mobilisation populaire reste l’avantage du candidat de gauche.
Un moment historique
La Colombie vit en 2022 un moment historique sans précédent, après les événements d’avril 2021. L’histoire politique de la Colombie en est une de répression violente sans issue. Au moins quatre candidats présidentiels de la gauche et de la social-démocratie, qui avaient de fortes chances de remporter leur élection, ont été assassinés depuis 35 ans1. L’histoire de la Colombie est caractérisée par une succession de cycles de violence, promue par l’État, qui ne s’est jamais déclaré comme une dictature, mais au contraire se présente comme un pays démocratique. Il s’agit d’une démocratie assez particulière, de « basse intensité » suivant la caractérisation de Maurice Lemoine (1997), où le trafic de la drogue, l’exploitation minière et pétrolière, et la spéculation financière constituent une grande partie de l’économie. Il s’agit d’une économie construite sur la mort, la violence et contre une population démunie, appauvrie par des décennies de violence et exclusion.
Les années 90 ont été marquées par des massacres perpétrés par les forces militaires et les corps de sécurité avec la complicité des groupes paramilitaires. Ces exactions étaient présentées par les autorités comme des gestes de légitime défense de l’État en temps de guerre civile. Des stratégies d’impunité particulièrement efficaces étaient relayées par les médias qui présentaient l’État comme victime et non-instigateur du conflit en Colombie.
Selon les différentes commissions de vérité, l’État lui-même a utilisé des mécanismes légaux et illégaux en permettant un emploi arbitraire et excessif de la force (Cepeda-Castro et Girón-Ortiz, 2005 ; Peña Jaramillo, 2005). Près de la moitié de la société colombienne a vécu ou vit encore les conséquences du conflit armé avec un bilan désastreux :
• six millions de personnes déplacées au sein du pays entre 1985 et 2013 (Núñez et Hurtado, 2013) ;
• au moins 82 846 personnes déplacées par la force en 2021, majoritairement Afro-Colombiens et autochtones ; il s’agit de la pire année depuis les Accords de paix de 2016 ;
• 6 402 assassinats ont été perpétrés auprès de la population paysanne et chez les jeunes ; ils sont présentés comme des guérilleros morts au combat dans le conflit armé entre 2002 et 2008 ;
• 2 507 massacres ont été recensés entre 1982 et 2007, avec au moins 14 660 victimes (Verdad Abierta, 2008).
La situation n’a pas changé avec la période de dialogue sur la paix. La violence a diminué, mais les violences sont réapparues avec l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et sa promesse de briser les accords. Elles se sont produites surtout dans les régions stratégiques pour l’extraction minière et énergétique, le trafic de la drogue et des mégaprojets touristiques et d’infrastructure, ainsi que dans les territoires hostiles au gouvernement. Actuellement, selon l’Instituto de Estudios para el Desarrollo y la Paz — INDEPAZ (indepaz), on dénombre plus de 1 500 leaders sociaux et communautaires assassinés et plus de 300 ex-combattants-es et signataires des accords était décimés (Indepaz 2021). En 2022, on compte déjà 79 leaders et 21 signataires tués (Indepaz 2022).
Ce contexte crée un risque de remettre en question l’élection démocratique. Il y a des régions, comme l’Arauca, aux frontières avec le Venezuela à l’est du pays, qui est militarisé depuis au moins six mois et qui a connu plusieurs confrontations armées avec des assassinats de civils. Ça occasionne une sorte de confinement de la population dans leur résidence, ce qui crée des contraintes dans l’exercice de leur droit de vote.
On retrouve aussi cette situation au Chocó et au Cauca, des régions où le conflit n’a jamais cessé, qui comptent le plus grand nombre de leaders sociaux assassinés. La population vit avec la présence constante de groupes armés liés au trafic de la drogue, sans que le gouvernement n’offre de protection ou de présence qui ne soit pas militaire. Dans cette région, les confrontations visent à maintenir les populations isolées, qui sont ainsi des victimes faciles pour la violence et qui sont tout autant des barrières à l’exercice de la démocratie.
La situation électorale
Trois candidats qui ont la possibilité de passer en deuxième tour sont en liste. Le premier candidat qui a le plus de chances de remporter pour la première fois dans l’histoire, c’est Gustavo Petro, leader du centre gauche, longtemps parlementaire, qui a mis en évidence les liens entre le paramilitarisme et la politique gouvernementale d’Alvaro Uribe. M. Petro, maire de Bogota de 2011 à 2015, a reçu de sérieuses menaces de mort et s’est exilé à plusieurs reprises dans sa vie. Il défend la constitution de 1991, qui est le fruit d’un accord de paix en Colombie.
En lien avec les mouvements sociaux et régionaux, il propose un programme d’industrialisation agricole et de développement centré sur l’autonomie, la décentralisation et l’expertise régionales. Il veut taxer les plus fortunés et il soutient la mise en œuvre des accords de paix de 2016. Il favorise la représentation des femmes en politique et développe un programme du protection de l’environnement qui comprend l’abandon des énergies fossiles.
Gustavo Petro est confronté à Federico Gutierrez, un ex-maire de Medellín, la ville probablement la plus technologique du pays, mais aussi la plus violente, étant donné le contrôle exercé par la mafia paramilitaire sur l’économie informelle, mais aussi formelle. M. Gutierrez représente la continuité avec l’ancien président Alvaro Uribe et avec l’actuel, Iván Duque, son successeur. Il est soupçonné de collaboration avec l’« oficina de envigado », une agence clandestine d’achat de mercenaires et de trafic de drogue. Sa campagne poursuit l’orientation de ses prédécesseurs sur le renforcement de la sécurité armée et fait la promotion d’une économie basée sur les énergies fossiles.
Le troisième candidat est aussi un ex-maire de la ville de Bucaramanga dans le nord-est du pays. Il propose de lutter contre la corruption, ce qui constitue le 15 % du budget national du pays. Par contre, il est critiqué pour avoir donné des contrats clés à sa famille durant son mandat. La campagne de peur que les médias poursuivent contre Petro lui permet de capter le vote du centre, pour celles et ceux qui ne veulent pas prendre position.
Les options des mouvements sociaux
Le paysage politique n’est pas évident pour la population, mais les aspirations à une plus grande démocratie sont appuyées largement par les mouvements sociaux, les peuples autochtones et afrodescendants, ainsi que pour beaucoup des personnes de classes populaires et moyennes et même pour une partie de la bourgeoisie, qui se montre favorable à un gouvernement de transition. En Colombie, les gouvernements successifs ont eu recours à l’État d’urgence comme forme de gouvernement et se sont toujours donnés des pouvoirs spéciaux afin d’éliminer les contraintes démocratiques.
Aujourd’hui, la majorité des institutions de contrôle sont aux mains du parti au pouvoir. Le procureur de l’État a récemment destitué l’actuel maire de Medellín, allié à Gustavo Petro. La « fiscalia » (le procureur) poursuit aussi les jeunes et autres leaders sociaux qui ont participé aux manifestations l’an dernier, sans avoir des arguments fondés. Il s’agit d’un système d’intimidation et de harcèlement des mouvements sociaux et des oppositions.
Malgré tout et malgré la campagne de peur et d’intimidations, les différentes forces politiques alternatives unies autour de la campagne du pacte historique avec Gustavo Petro et de Francia Marquez, comme président et vice-présidente, ont la forte conviction de la possibilité d’une victoire populaire, qu’il faudra défendre. Ainsi, si la droite l’emporte contre le vote populaire, par l’achat de votes, l’intimidation et la fraude perpétrée par les organismes de contrôle électoral, une chasse aux sorcières et l’approfondissement de la violence s’annoncent comme moyen de gouverner le pays.
La vigilance de la communauté internationale est nécessaire devant un processus historique, qui a une vocation de changement dont les conséquences auront un impact pour l’ensemble de l’Amérique latine. De nombreuses personnes observatrices sont sur place actuellement en Colombie afin de témoigner de cette élection.
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Notes
1. Le communiste Jaime Pardo Leal (1987), le libéral Luis Carlos Galan (1989) et les opposants de gauche Bernardo Jaramillo et Carlos Pizarro (1990), tous aspirants à la présidence, ont été assassinés. Par ailleurs, déjà en 1948, un candidat libéral à la présidence, Jorge Eliecer Gaitan était assassiné de de trois balles sur une avenue de Bogota, ce qui a déclenché de fortes manifestations.
Références
Cepeda-Castro, Ivan, et Claudia Girón-Ortiz. 2005. « Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie ». Le Monde Diplomatique, 2005, mai 2005, édition.
Indepaz. 2021. « Balance en cifrasde la violencia en los territorios, Registros del Observatorio de Derechos Humanos y Conflictividades d ». Bogota : INDEPAZ. https://indepaz.org.co/5-anos-del-acuerdo-de-paz-balance-en-cifras-de-la-violencia-en-los-territorios/.
Lemoine, Maurice. 1997. Les 100 portes de l’Amérique latine. Éditions de l’Atelier.
Núñez, Carlos Enrique, et Ingrid Paola Hurtado. 2013. « El desplazamiento forzado en Colombia : La huella del conflicto ». El desplazamiento forzado y la imperiosa necesidad de la paz, 1 — 6.
Peña Jaramillo, Daniel García. 2005. « La relación del Estado colombiano con el fenómeno paramilitar : por el esclarecimiento histórico ». Análisis político 18 (53) : 58‑76.
Verdad Abierta. 2008. « Masacres : la ofensiva paramilitar ». Article : https://verdadabierta.com/masacres-el-modelo-colombiano-impuesto-por-los-paramilitares/.
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