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Chapitre 1 - Les premières mesures d’un gouvernement populaire
I. DIAGNOSTIC
Les grandes entreprises et les grandes banques, armés de lobbyistes, fixent l’agenda politique aux niveaux à la fois national et supranational. -Dans leurs grandes lignes, le contenu et les conséquences des politiques néolibérales de l’Union européenne ont été similaires dans tous les pays membres. Les grandes entreprises et les grandes banques, au moyen notamment d’une armée de lobbyistes, fixent l’agenda politique aux niveaux à la fois national et supranational. Le déclin corrélatif de la démocratie ainsi que la perte de souveraineté populaire en Europe reflètent un tournant historique en faveur du capital et au détriment du travail. Pour les travailleurs, ce tournant a eu pour conséquence une énorme augmentation de l’insécurité concernant l’emploi, le revenu, les soins médicaux, les retraites et allocations, etc. Pour les capitalistes, il a pris la forme d’une appropriation vorace des richesses de chaque pays, conduisant à des niveaux d’inégalité sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale. Les politiques de l’UE pour faire face à la crise de la zone euro ont contribué plus encore à favoriser le capital et à détériorer les conditions de vie des travailleurs. Elles ont renforcé le chômage de masse, particulièrement des jeunes et dans les pays de la périphérie de l’Europe, comprimé les salaires, généré un manque d’investissements et de services publics. Elles ont également augmenté de manière dramatique la prédominance économique et la domination politique du centre de l’Europe sur les périphéries du Sud et de l’Est de l’Europe. [1]
Face à cette impitoyable réalité, il est tout d’abord nécessaire pour la gauche populaire de s’attaquer à la croyance selon laquelle l’Union européenne (UE) pourrait être réformée de manière radicale de l’intérieur, c’est-à-dire en respectant les traités, en suivant les canaux et les procédures de décision des institutions européennes.
La machinerie de l’UE et l’autorité de la Cours de justice de l’Union Européenne s’assurent que les traités continuent d’être interprétés en faveur du maintien du néolibéralisme. De même qu’il n’y a pas de normalité dans la politique de l’UE, de même il ne peut y avoir de procédure normale pour contester le contour des institutions européennes. L’UE est une grande machine transnationale conçue pour le néolibéralisme et qui ne se meut que de manière hiérarchique. C’est une alliance hiérarchisée d’Etats-nations qui ont créé le cadre institutionnel d’un marché unique promouvant de manière implacable le néolibéralisme.
Dès lors, le principal problème est de savoir ce que devrait faire une force politique populaire qui accèderait au gouvernement et constaterait qu’il n’est pas possible de mettre en oeuvre des mesures progressistes sans une forte réaction négative de l’appareil économique de l’UE. Dans notre perspective, la souveraineté populaire et l’internationalisme sont non seulement compatibles mais encore se conditionnent l’une l’autre. Il est donc nécessaire de défendre une feuille de route politique combinant des mesures politiques populaires au niveau national et une approche internationaliste de la politique. Cette feuille de route politique consiste à mettre en oeuvre les mesures nécessaires pour rompre de manière unilatérale avec l’austérité, et donc à désobéir aux traités et aux pactes néolibéraux, tout en construisant un cadre alternatif de coopération avec les autres pays (qu’ils soient membres ou non de l’UE) permettant de développer un nouvel espace économique de solidarité en Europe.
A cette fin, un agenda radical de mesures démocratiques, sociales et économiques doit être mis en avant. La protection et l’extension du droit du travail, la création d’emplois et l’extension des droits sociaux et des services publics requièrent une économie politique incompatible avec les traités de l’UE. La gauche populaire doit faire de nouvelles propositions politiques capables de faire pencher la balance du pouvoir en faveur des travailleurs, de renforcer la démocratie, de récupérer de la souveraineté, et de promouvoir une perspective socialiste réaliste pour l’Europe. Pour que cela puisse devenir une réalité politique, cependant, la gauche populaire doit renouer avec son radicalisme historique, rejeter les mécanismes de l’Union économique et monétaire et de l’UE, et accepter les conséquences de sa politique de désobéissance. C’est sur cette base qu’elle pourrait, en pratique, défendre les droits des citoyens et des migrant-e-s, particulièrement des classes populaires.
II. PROPOSITIONS
Que devrait faire, alors, la gauche populaire européenne ? [2] La leçon de l’expérience de Syriza est primordiale à cet égard. Si la gauche prétend mettre en œuvre des politiques radicales et anticapitalistes et se confronter effectivement à la machine néolibérale de l’UE, elle doit être préparée à la rupture. Il doit y avoir un bouleversement, un renversement des conditions politiques existantes, pour que les choses changent en Europe. Il doit y avoir une rupture avec les structures de pouvoir nationales qui ont un intérêt direct dans l’état actuel des choses. Et il doit y avoir une rupture avec les institutions transnationales de l’UE qui soutiennent cet ordre dominant.
En ce qui concerne la politique économique et sociale d’un gouvernement populaire, la priorité est de mettre en œuvre, au niveau national, un programme de mesures permettant de défier le pouvoir du capital. Dans chaque pays, il faut bien sûr adapter le programme en fonction des besoins spécifiques, mais les éléments principaux sont valables pour tous les pays. A court terme, ces principaux éléments consistent à en finir avec l’austérité, à rétablir et étendre le droit du travail et les droits sociaux, à initier la redistribution des revenus et des richesses ainsi qu’un programme d’investissement public afin de satisfaire les besoins immédiats et fondamentaux ainsi que les aspirations des travailleurs et des pauvres.
Que devrait faire la gauche populaire si elle accédait au gouvernement dans un pays en Europe ?
Les mesures immédiates :
La priorité est d’en finir avec l’austérité. La politique fiscale et monétaire doit être conçue pour relancer la demande intérieure avec l’objectif de réduire le chômage et d’augmenter les revenus. Dans une grande économie telle que celle de l’UE, les sources de la demande doivent être cherchées en priorité à l’intérieur. Cela vaut pour les pays du centre comme pour ceux des périphéries, mais aussi pour le pouvoir hégémonique. L’Allemagne doit en finir avec le néo-mercantilisme en se concentrant sur son économie intérieure.
La stimulation de la demande intérieure doit nécessairement inclure la redistribution des revenus et des richesses en le transférant depuis le capital vers le travail. Il faut s’attaquer aux inégalités de manière urgente en Europe, à la fois dans le centre et dans les périphéries. Dans plusieurs pays membres de l’UE, il est tout à fait sensé, d’un point de vue économique, d’augmenter les salaires afin de soutenir la demande globale. Il est également sensé d’augmenter la charge fiscale des entreprises et des riches, y compris en ce qui concerne leurs richesses. La restauration des droits des travailleurs et des travailleuses, et la protection de l’emploi, de même que le renforcement de l’Etat social au moyen d’allocations et d’investissements dans les domaines de la santé, du logement et de l’éducation notamment constitue une dimension à part entière de la réduction des inégalités. Il n’y a rien d’infaisable dans de telles politiques au sein de l’Europe. Il s’agit d’une question de choix politiques et sociaux reflétant la balance du pouvoir entre le travail et le capital.
On peut diviser les mesures nécessaires en une partie sociale et une partie économique. Concernant le droits sociaux, un gouvernement populaire devrait immédiatement :
• augmenter le salaire minimum et les droits de retraite ;
• étendre les services publics universels et gratuits dans le domaine de la santé, de l’éducation, du soin des enfants et des personnes âgées, des transports collectifs, ainsi que du logement au moyen de logements sociaux ;
• créer des emplois de grande qualité à cette fin, et initier un processus de transition écologique, incluant pour tous les logements un plan d’isolation et de rénovation ainsi que la réquisition des logements vacants ;
• mettre en œuvre, par voie législative, une réduction conséquente du temps de travail ;
• mettre en œuvre une nouvelle réforme progressiste du droit du travail afin de limiter le pouvoir des propriétaires dans l’entreprise, et de se diriger vers une démocratie dans l’ensemble des espaces de travail.
• Un gouvernement populaire devrait aussi mettre en œuvre une série de mesures économiques afin de garantir cet agenda social et de soutenir son développement. Il lui faudrait :
• interrompre le respect du Pacte européen de stabilité et de croissance ;
• établir un contrôle temporaire du mouvements des capitaux pour prévenir la fuite des capitaux et l’évasion fiscale ;
• établir un contrôle des prix sur les biens de première nécessité ;
• suspendre le paiement de la dette publique, sur la base d’un moratoire ou d’un audit citoyen de la dette publique, en optant pour un défaut sélectif permettant de protéger les caisses de sécurité sociale et de paiement des retraites ainsi que les avoirs des petits épargnants ;
• réguler et limiter le système bancaire privé, et créer un nouveau système bancaire public sous contrôle démocratique et social ;
• mettre en œuvre une réforme progressiste de la fiscalité (avec plus de taxes sur les profits et les richesses), permettant de taxer en priorité le capital, les grandes entreprises et les très hauts salaires, afin de financer la politique d’investissement public ;
• créer des emplois dans le domaine de la transition energétique, protéger les classes populaires en cas de diminution temporaire des recettes nationales, et faire payer la crise aux classes dominantes.
L’élection d’un gouvernement populaire ouvrira immédiatement une période d’intense contre-attaque idéologique et d’initiatives des forces économiques et politiques pro-capitalistes pour neutraliser ces mesures progressistes. Ces mesures impliquent de désobéir avec les traités européens et les institutions européennes. Ces dernières réagiront nécessairement pour essayer d’empêcher leur mise en œuvre. En réalité, l’élection d’un gouvernement populaire ouvrira immédiatement une période d’intense contre-attaque idéologique et d’initiatives des forces économiques et politiques pro-capitalistes pour neutraliser ces mesures progressistes. Cette contre-attaque des classes dominantes européennes peut prendre la forme de la fuite des capitaux ou de l’augmentation des taux d’intérêt par exemple, mais aussi d’un chantage politique opéré par les bourgeoisies nationales et les institutions européennes afin de contraindre le gouvernement populaire à abandonner sa politique en faveur des classes populaires ainsi que son mandat démocratique.
Au cours de cette période, le gouvernement populaire nouvellement élu devrait donc mobiliser à la fois la population et les mouvements sociaux pour soutenir ces politiques radicales et les travailleurs des secteurs stratégiques (notamment les banques) pour empêcher les « saboteurs » de l’économie et de la démocratie de réussir. Il devrait également rassurer la population concernant la garantie de son épargne, de la valeur de son argent et de ses conditions de vie et de travail, tout en s’adressant aux autres peuples d’Europe afin d’obtenir leur soutienactif.
La nécessité d’une telle défense à l’égard de la contre-attaque pro-capitaliste et d’un tel renforcement du soutien et de la mobilisation populaires exige que le gouvernement populaire nouvellement élu soit prêt à promulguer des décrets dès le premier jour de son entrée en fonction, concernant :
• la sécurisation des dépôts (jusqu’à un certain montant) ;
• le contrôle des banques, des compagnies d’assurance, etc. ;
• la Banque centrale, qui devrait être placée immédiatement sous l’autorité du gouvernement, et devra être autorisée à émettre de la monnaie ;
• un moratoire sur le service de la dette publique ;
• le contrôle des capitaux ;
• au moins une mesure importante permettant d’améliorer immédiatement et de manière évidente les conditions de vie du plus grand nombre, par exemple l’augmentation du salaire minimal.
Sur cette base et dans le même temps, elle devrait initier immédiatement des discussions publiques avec d’autres gouvernements et s’adresser aux autres peuples de l’UE afin de lancer des campagnes internationales pour soutenir ces politiques.
Mesures de moyen terme au niveau national :
Comme indiqué précédemment, il faut d’abord s’attendre à une hostilité de la part des mécanismes du pouvoir dont les intérêts seraient directement menacés au niveau national. Il faut également s’attendre à une hostilité de la part des institutions européennes, car une politique industrielle fondée sur la propriété publique et une série de mécanismes de contrôle public de l’économie irait directement à l’encontre de la logique du marché unique. La machine néolibérale de Bruxelles ne tolérerait pas une telle remise en cause de l’organisation institutionnelle de l’UE et du pouvoir de l’acquis communautaire. La perspective de représailles, de sanctions, d’un retrait de financement ou même de l’expulsion de l’UE deviendrait inévitable.
Face à l’hostilité de l’UE, la gauche populaire devrait donc rejeter le marché unique et son cadre institutionnel et juridique. Elle devrait plaider en faveur d’un contrôle de la circulation des biens, des services et des capitaux, sans lequel il serait impossible d’appliquer un programme radical dirigé vers le socialisme. Elle devrait également rejeter l’autorité de l’acquis communautaire et de la Cour de justice de l’Union Européenne, et commencer ainsi à dissocier la législation nationale de la législation communautaire. Enfin, elle devrait s’appuyer sur les luttes sociales pour imposer des avancées et réalisations dans les domaines des relations de travail, de la répartition des richesses, de la coopération entre les peuples et de la protection de l’environnement, et initier des processus constituants pour créer de nouvelles institutions démocratiques aux niveaux national et international. En fin de compte, il n’y a pas d’autre moyen de recouvrer la souveraineté populaire. Cette récupération de la souveraineté populaire doit être compatible avec l’internationalisme, dans la mesure où elle sera ouverte à la solidarité et permettra de partager les bénéfices de ces politiques entre différents peuples dans le cadre d’une coopération démocratique. Si cela implique de se voir opposer un ultimatum pour quitter l’UE, qu’il en soit ainsi.
Concernant la manière de répondre à la très probable réaction hostile des institutions de l’UE, la question cruciale est celle de la souveraineté monétaire. À cet égard, un gouvernement populaire devrait envisager deux options possibles.
Scénario 1. Sortie de l’Union économique et monétaire et création d’une nouvelle monnaie nationale
Une étape cruciale sur la voie que devra emprunter un gouvernement populaire est le rejet de l’Union économique et monétaire (UEM), et de sa structure économique néolibérale telle qu’elle existe actuellement. L’UEM est l’épine dorsale du marché unique et le dispositif disciplinaire aujourd’hui le plus efficace pour imposer une politique et une idéologie néolibérales. Les nations d’Europe n’ont pas besoin d’une monnaie commune pour engager une coopération libre et fructueuse entre elles, et elles n’ont certainement pas besoin de l’euro. Inversement, plus longtemps l’UEM se maintient et plus elle devient rigide, plus il sera difficile de mettre en œuvre des mesures anticapitalistes en Europe.
Démantèlement total de l’union monétaire et mise en place de dispositifs alternatifsPour les pays périphériques, et en particulier pour la périphérie du Sud de l’Europe, la sortie de l’UEM telle qu’elle existe actuellement, est impérative. Sortir de cette cage d’acier est un moyen nécessaire pour mettre en oeuvre des politiques permettant de développer l’économie, d’absorber le chômage par la création d’emplois bien rémunérés, de réduire la pauvreté et de mettre les pays sur la voie d’une croissance soutenue et soutenable. La sortie n’est certainement pas un processus facile, mais il existe aujourd’hui des connaissances considérables au sujet de la façon d’y parvenir avec le moins de perturbations possible. [3] Si la sortie était consensuelle, les coûts en seraient encore réduits.
Pour les pays du centre, la question de l’UEM est beaucoup plus complexe, car elle implique le démantèlement total de l’union monétaire et la mise en place de dispositifs alternatifs. L’UEM ne devrait certainement pas être remplacée par une concurrence sans entraves entre les pays sur les marchés des changes. L’Europe a besoin d’un système de stabilisation des taux de change et d’un moyen de paiement entre pays. Les connaissances techniques pour atteindre ces objectifs existent, et certains des mécanismes de l’ancien système monétaire européen existent encore.
L’UE est une énorme entité économique dans laquelle la plupart des échanges commerciaux ont lieu entre les États membres. Dans une telle économie, il est certainement possible de stabiliser les taux de change et de produire des résultats économiques bien meilleurs que ceux obtenus par l’euro au cours de ses deux décennies d’existence. Pour cela, il serait nécessaire de choisir une monnaie d’ancrage de même que d’appliquer des contrôles sur la circulation des capitaux à travers l’Europe. La flexibilité pourrait alors consister à rééquilibrer les relations extérieures des économies de l’UE. Avec un contrôle des capitaux en place, il serait même plausible de concevoir un nouveau moyen de paiement commun basé sur des principes de solidarité qui ne serait utilisé par les Etats européens que pour faciliter les transactions internationales et non comme monnaie nationale.
Le démantèlement de l’UEM permettrait d’ouvrir la voie à un changement radical plus vaste au sein de l’UE. Cela signifierait une modification radicale du caractère de la BCE, de l’Eurogroupe et du Mécanisme européen de stabilité. (MES). Cela permettrait de supprimer les contraintes externes pesant sur les opérations des autres institutions de l’UE, y compris le contrôle des activités fiscales des États membres. Ce démantèlement permettrait d’assouplir l’acquis communautaire en supprimant toute une série de directives et de règlements. Et cela supprimerait également le dispositif disciplinaire le plus strict parmi ceux qui sont actuellement dirigés à l’encontre des travailleurs dans une grande partie de l’Europe. S’il est provoqué par les forces populaires, le démantèlement de l’UEM pourra constituer un pas important contre le régime néolibéral de l’UE.
Scénario 2. Une monnaie alternative en restant dans l’UEM
L’avantage politique d’une monnaie alternative, même si elle est simplement complémentaire, est qu’elle permet, sans devoir se débarrasser de la monnaie internationale, de répondre à plusieurs défis. Tout en facilitant l’émergence de certaines activités secondaires, qui, autrement, ne seraient pas très étendues ou se dérouleraient de manière informelle, les pouvoirs publics disposeraient ainsi d’une plus grande marge de manœuvre pour traiter les paiements.
Il pourrait s’agir d’une mesure ex ante, en relation avec d’éventuels conflits politiques causés par des représailles de l’UE en raison de divergences liées à la politique économique adoptée. C’est le cas par exemple des représailles à l’égard de politiques qui ne s’inscrivent pas dans les Traités européens ou dans le Pacte de stabilité et de croissance, et qui pourraient consister en une menace de retrait de liquidités ou en des mécanismes d’expulsion ou de sortie de l’UEM. Dans ce cas, la mise en place d’une monnaie complémentaire permettrait de se doter d’un moyen garantissant les transactions internes, et évitant ou atténuant tout processus de transition désordonnée. Elle offrirait un moyen pour une souveraineté monétaire permettant de remplacer l’euro.
Dans un premier temps, la monnaie complémentaire serait utilisée pour le paiement des fonctionnaires et des services liés au secteur public. Le gouvernement accepterait le paiement des impôts dans cette monnaie. Pour éviter un rejet de cette nouvelle monnaie, elle devrait avoir, au moins dans un premier temps, la parité avec la monnaie dominante. Seule la monnaie complémentaire pourrait jouer un rôle de transition et d’amortisseur, et d’élargissement de la marge de manœuvre, dans un contexte défavorable de rupture avec une zone monétaire antérieure.
Les caractéristiques d’une telle monnaie alternative seraient – dans un premier temps mais elles pourraient être révisables en fonction du contexte macroéconomique et politique – les suivantes :
• Dans une première phase, la monnaie serait complémentaire.
• Elle inviterait les monnaies locales à établir une relation avec cette monnaie, afin d’unifier le système monétaire complémentaire et d’amplifier sa recevabilité et son impact.
• Cette monnaie alternative serait, en principe, en parité avec la monnaie principale.
• Elle serait appuyée par l’imposition future.
• Elle disposerait de plusieurs canaux de circulation et systèmes de paiement : cartes électroniques pour les transactions mineures, complétées par les pièces et le papier, et monnaie numérique virtuelle identifiant les transactions et les agents pour les volumes moyens et élevés (à partir de 300 euros).
• Dans un premier temps, son cours serait requis dans les transactions avec le secteur public et le secteur bénévole dans le secteur intra-privé.
• Il s’agirait d’une monnaie alternative avec une date d’expiration à compter de son émission, par exemple après cinq ans, mais une période plus courte peut être étudiée, dans tous les cas de nature renouvelable.
• La monnaie alternative peut être conçue pour mettre fin au monopole de l’intermédiation bancaire privée, en donnant la possibilité à la future banque publique de prendre le pas sur la banque privée, tout en coexistant avec des banques coopératives régionales ou des banques éthiques.
• Pour éviter un excès de pouvoir des entités dédiées à l’opération monétaire, il serait possible de créer une banque centrale en charge des émissions réglementées et de la politique monétaire, sous contrôle social et démocratique.
Les initiatives de moyen terme au niveau international
Quitter ou court-circuiter l’UEM, et éventuellement quitter l’UE, si cela est fait pour mettre en œuvre des politiques de soutien aux travailleurs (quelle que soit leur nationalité) contre le capital, ne constitue pas une démarche nationaliste et ne représenterait pas non plus un retour à des États concurrents et en guerre en Europe. Au contraire, cela pourrait signaler l’émergence d’un internationalisme radical qui s’appuierait sur la force exprimée au niveau domestique pour rejeter les structures dysfonctionnelles et hégémoniques de l’UE. Cette rupture permettrait des politiques économiques concrètes créant une véritable base de solidarité en Europe et donnant un contenu nouveau à la souveraineté populaire et aux droits démocratiques, à l’intérieur ou au-delà des frontières existantes. Elle pourrait aussi conduire à de nouvelles formes d’alliances interétatiques en Europe, voire à un modèle alternatif d’espace supranational, démocratique et solidaire basé sur la coopération entre les peuples et sur l’internationalisme, déconnecté du développement capitaliste et qui refléterait le nouvel équilibre des forces entre les classes.
Un gouvernement populaire a besoin d’un programme écologique, socialiste et internationaliste de long terme au niveau international. Dans cette perspective, il devrait rechercher de nouvelles alliances en Europe et hors d’Europe. Cela pourrait passer par la proposition d’un nouveau cadre solidaire axé sur la coopération et l’intégration des ressources financières, des accords de commerce ainsi que des échanges de matières premières (énergie) équitables et la coopération en matière d’investissement. L’objectif est d’encourager la coopération et la solidarité populaires tout en rompant avec les contraintes des traités et des institutions de l’UE.
La forme et le contenu réels d’une coopération européenne renouvelée dépendraient du régime social et politique interne des États membres. L’internationalisme ouvrier commence toujours chez soi. Si le capitalisme était contesté au niveau national, plusieurs formes d’intégration fédérale socialiste deviendraient possibles en Europe. C’est un objectif réalisable et valable pour la gauche populaire européenne. Plus tôt elle commencera à engager un débat ouvert et à agir dans ce sens, mieux ce sera pour les peuples du continent.
Chapitre 2 - Banques
I. INTRODUCTION
Plan d’organisation du secteur bancaire et conditions concrètes de sa mise en place par un gouvernement populaireLa crise financière débutée en 2007-2008 continue à produire ses effets délétères à travers des politiques d’austérité imposées aux populations. Banquiers, financiers, hommes et femmes politiques et organismes de contrôle ont fondamentalement manqué aux promesses qu’ils avaient faites à la suite de la crise : moraliser le système bancaire, séparer les banques de détail des banques d’investissement, mettre fin aux bonus et aux rémunérations exorbitantes, et enfin financer l’économie réelle.
L’hétérodoxie économique et les programmes de la social-démocratie en décomposition souffrent d’un impensé quant à la constitution d’un système bancaire alternatif. Pour y remédier, cette contribution tente d’avancer vers une proposition partagée, cohérente et opérationnelle quant à un plan d’organisation du secteur bancaire et aux conditions concrètes de sa mise en place par un gouvernement populaire qui arriverait au pouvoir en Europe.
II. DIAGNOSTIC
Des centaines de milliards d’euros ont été dépensés par les gouvernements européens pour renflouer des dizaines de banques privées. À la suite de la crise, des centaines de milliards d’euros ont été dépensés par les gouvernements européens pour renflouer des dizaines de banques privées [4]. Les pouvoirs publics ont décidé de couvrir les exactions de ces banques en faisant supporter les conséquences des agissements coupables de leurs dirigeants et actionnaires par les populations. La séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires reste toujours un vœu pieux.
Aucune mesure visant à éviter de nouvelles crises n’a été imposée au système financier privé. La concentration des banques s’est accrue, de même que leurs activités à haut risque. Il y a eu de nouveaux scandales impliquant les quinze à vingt plus grandes banques privées d’Europe et des États-Unis : prêts toxiques, crédits hypothécaires frauduleux, manipulation des marchés des changes, des taux d’intérêt (notamment le LIBOR) et des marchés de l’énergie, évasion fiscale massive, blanchiment d’argent pour le crime organisé, etc.
Les autorités ont à peine imposé des amendes, généralement négligeables par rapport aux crimes commis dont l’impact est négatif non seulement sur les finances publiques mais aussi sur les conditions de vie de millions de personnes dans le monde entier. À l’exception de l’Islande et de l’État espagnol où Rodrigo de Rato, ancien directeur de Bankia et ancien directeur général du FMI, est emprisonné depuis 2018, aucun directeur de banque aux États-Unis ou en Europe n’a été condamné, alors que des traders, simples exécutants subalternes, sont poursuivis et condamnés à des peines de prison allant de cinq à quatorze ans.
Comme c’est le cas pour la Royal Bank of Scotland (RBS), il est prévu (quand ça n’a pas déjà été fait) que les banques qui ont été nationalisées à grands frais pour protéger les intérêts des principaux actionnaires privés soient revendues au secteur privé pour une fraction de leur valeur. Le sauvetage de la RBS a coûté 45 milliards de livres sterling de fonds publics, tandis que sa reprivatisation entraînera probablement la perte de 14 milliards de livres sterling supplémentaires.
Enfin, pour ce qui est du financement de l’économie réelle, les efforts déployés jusqu’aujourd’hui par les banques centrales se sont révélés impuissants à enclencher un moindre début de reprise de l’économie.
III. PROPOSITIONS
L’importance de la mobilisation populaire :
La socialisation du secteur bancaire est une condition nécessaire à un changement de modèle socialLa monnaie, l’épargne, le crédit et le système des paiements, parce qu’ils sont utiles à l’intérêt général, devraient impérativement répondre à une logique de service public (donc être utilisés et gérés dans le cadre d’un service public). Le système financier ne doit pas constituer un centre de profit en soi, indépendamment du financement de l’économie réelle. La socialisation du secteur bancaire (c’est-à-dire la gestion du secteur bancaire par les travailleurs et travailleuses avec la participation des usagers, d’associations et de représentant-e-s élu-e-s) est une condition nécessaire à un changement de modèle social ; et le soutien populaire est une condition nécessaire à la socialisation du secteur bancaire.
La socialisation du secteur bancaire ne peut être envisagée comme un slogan ou une revendication qui se suffirait en elle-même et que les décideurs appliqueraient après en avoir saisi le bon sens. Elle doit être conçue comme un objectif politique à atteindre dans le cadre d’un processus porté par une dynamique citoyenne. Il faut non seulement que les mouvements sociaux organisés existants (dont les syndicats) en fassent une priorité de leur agenda et que les différents secteurs (collectivités locales, petites et moyennes entreprises, associations de consommateurs, etc.) se positionnent en ce sens, mais aussi – et surtout – que les employé-e-s de banque soient sensibilisé-e-s au rôle de leur métier et à l’intérêt qu’ils auraient à voir les banques socialisées ; que les usagers soient informés là où ils se trouvent (exemple : occupations d’agences bancaires partout le même jour) afin de participer directement à la définition de ce que doit être la banque.
Seules des mobilisations de très grande ampleur peuvent garantir que la socialisation du secteur bancaire soit réalisée en pratique car cette mesure touche au cœur le système capitaliste. Des initiatives de terrain associant la population, comme des audits citoyens (tels que ceux lancés, entre autres, en France, en Grèce et en Espagne à partir de 2011), peuvent être mises en place et soutenues par une force politique visant à accéder au gouvernement. De manière générale, il faut faire perdre leur caractère sacré aux questions monétaires et financières afin de créer les conditions permettant un engagement le plus large possible dans ces luttes.
Pour une force de gauche, il est fondamental de montrer à la population l’énorme avancée que constituerait la décision de ne plus confier au grand capital la propriété et la gestion du système bancaire et les énormes avantages que pourrait apporter l’existence d’un service public de la banque.
Mesures à mettre en œuvre immédiatement par un gouvernement populaire :
Contrôler les capitaux n’est pas forcément contraire aux traités européensPour avoir des marges de manœuvre une fois arrivé au pouvoir et limiter les risques d’asphyxie financière, un gouvernement populaire doit instaurer un contrôle des capitaux. Contrôler les capitaux n’est pas forcément contraire aux traités européens. L’article 65 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne introduit en effet un certain nombre de restrictions à la liberté des mouvements de capitaux, justifiées notamment par la lutte contre les infractions aux lois nationales en matière fiscale ou prudentielle ou par des motifs liés à l’ordre public ou la sécurité publique. Ces motifs ont été invoqués pour Chypre en 2013 et pour la Grèce en 2015. Si toutefois le contrôle des capitaux était contraire aux traités, un gouvernement populaire devrait assumer la désobéissance. Par ailleurs, la question se pose de la place d’une mesure visant à réguler les capitaux dans la hiérarchie des normes, et donc de la possibilité pour un gouvernement de la mettre en place immédiatement. Dans plusieurs pays européens, la réglementation nationale prévoit des mesures pour contrôler les mouvements de capitaux, comme le fait de réguler la durée des placements, qui relèvent du niveau réglementaire et non du niveau législatif. Elles pourraient donc être appliquées immédiatement dès l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement populaire.
Les banques d’affaires doivent être séparées des banques de dépôt afin de protéger ces dernièresUn gouvernement populaire devrait immédiatement mettre en place une régulation importante du secteur financier afin d’assurer la stabilité financière. La taille des banques doit être réduite afin qu’aucune banque « systémique » ne menace l’ensemble du système. Les banques d’affaires doivent être séparées des banques de dépôt afin de protéger ces dernières. Les banques d’affaires ne bénéficieront d’aucune garantie de l’Etat. De telles mesures avaient été prises par le président F. Roosevelt en 1933 à la suite de l’onde de choc du krach de Wall Street d’octobre 1929.
En plus, la nouvelle régulation bancaire imposera :
• d’augmenter significativement la part des fonds propres des banques dans leur bilan en portant leur seuil minimum à 20% ;
• de prendre toutes les mesures utiles pour obliger les banques à assainir leur hors-bilan en leur imposant de dénouer toutes les opérations spéculatives et toutes les autres transactions à risques sans intérêt réel pour la collectivité ;
• d’interdire les relations de crédit entre banques de dépôt et banques d’affaires ;
• d’interdire la titrisation. Chacune des activités portera ainsi le risque qu’elle engendre, à travers des exigences réglementaires adaptées ;
• d’interdire le trading de haute fréquence ;
• d’interdire la spéculation ;
• d’interdire les marchés financiers de gré à gré ;
• d’interdire toutes relations des établissements bancaires avec le shadow banking et les paradis fiscaux et judiciaires ;
• d’interdire la socialisation des pertes ;
• de mettre fin au secret bancaire ;
• de poursuivre systématiquement les dirigeants responsables de délits et de crimes financiers et de retirer la licence bancaire aux institutions qui ne respectent pas les interdictions et se rendent coupables de malversations ;
• d’instaurer une véritable responsabilité financière des grands actionnaires, notamment lors des faillites. Il s’agit de restaurer la responsabilité illimitée des grands actionnaires afin que la récupération du coût de leurs activités dangereuses puisse être effectuée sur l’ensemble de leur patrimoine ;
• d’augmenter l’imposition des banques pour les obliger à participer à l’effort d’impôt du pays.
Reprendre le contrôle de la banque centrale est essentiel pour sortir l’État des griffes des marchés financiers afin de financer les services publicsPour assurer la supervision de la sphère financière, un commissariat à la sûreté financière peut par ailleurs être créé. Il rassemblerait les autorités de supervision des banques, des marchés financiers et des assurances. Il aurait pour missions de :
• mesurer l’évolution de l’épargne, du crédit, le bon fonctionnement du système des paiements ;
• vérifier et contrôler si la politique des établissements bancaires s’inscrit bien dans les axes de la feuille de route qui ont été définis, notamment le financement de la transition écologique, le financement des besoins de fonctionnement et d’investissement des grands services publics, le financement de la déprivatisation des grands services publics précédemment transférés au secteur privé (par exemple, la santé, l’eau, l’énergie, etc.) ;
• veiller également à prévenir les bulles dans certains secteurs comme l’immobilier.
Le commissariat à la sûreté financière mettrait en œuvre le contrôle des capitaux, ainsi qu’une taxe sur les transactions financières. L’un de ses objectifs serait de soumettre les innovations financières à un principe de précaution : les banques qui les développeront devront prouver leur utilité et en assumer l’entière responsabilité. Les produits et activités trop complexes seraient interdits. Le superviseur aurait, enfin, la possibilité d’imposer des amendes significatives aux banques en cas de manquement à la réglementation et à leurs obligations (les sanctions seraient ajustées au préjudice subi par la communauté et aux gains illégalement réalisés). De même, les dirigeants seraient susceptibles de voir leur responsabilité personnelle engagée en cas de grave manquement. La licence bancaire sera retirée à toute banque qui contreviendra de manière avérée à la nouvelle législation et ses dirigeants seront poursuivis en justice et seront passibles de peines de prison.
Un gouvernement populaire devrait également récupérer le contrôle de sa banque centrale, dans l’optique d’une reprise en main de sa politique monétaire et de ses conditions de financement. Reprendre le contrôle de la banque centrale est essentiel pour sortir l’État des griffes des marchés financiers afin de financer les services publics.
Vers une socialisation du système bancaire privé :
Alors que les développements du capitalisme financier et la finance dérégulée ont mis à terre l’économie réelle en 2008 et menacent de le faire à nouveau, l’urgence est à la socialisation de tout ou partie du secteur bancaire. En effet, deux voies programmatiques se dessinent ici : soit socialiser une partie du secteur bancaire avec la création d’un pôle public conçu comme une étape avant la socialisation de l’intégralité du secteur (scénario 1), soit procéder d’emblée à la socialisation de l’intégralité du système bancaire en pouvant aller jusqu’à intégrer les banques de financement et d’investissement, ainsi que le secteur des assurances (scénario 2).
Le concept de socialisation renvoie explicitement à une collectivisation dans laquelle les travailleurs exercent le pouvoir de décision et de contrôle, avec la participation des usagers. Alors que le concept de nationalisation peut porter à confusion avec l’étatisation et la prise de contrôle des banques par les élites dirigeantes dans le cadre d’un capitalisme national, celui de socialisation renvoie plus explicitement à une collectivisation dans laquelle les travailleurs exercent le pouvoir de décision et de contrôle, avec la participation des usagers, d’associations et de représentant-e-s élu-e-s. Ce type de fonctionnement serait complété par le contrôle des représentant-e-s des instances bancaires publiques nationales et régionales. Il faut privilégier un service de proximité et de qualité rompant avec les politiques d’externalisation menées actuellement. Il faut encourager le personnel des établissements financiers à assurer à la clientèle un authentique service de conseil et éradiquer les politiques commerciales agressives de vente forcée.
• Le nombre de banques à socialiser :
Si un programme gouvernemental ne prévoit pas de socialiser l’intégralité du système bancaire, la question du nombre de banques à socialiser et du critère de choix se pose. Au-delà de son aspect théorique, elle renvoie au rapport de force qu’un gouvernement populaire est capable de mettre en place, et de sa capacité à s’appuyer sur la mobilisation de la population. Dans la quasi-totalité des expériences de nationalisations bancaires, les banques d’affaires ont été exclues du champ des lois de nationalisation et maintenues dans le secteur privé sous la pression des milieux financiers. La mise en place d’un service public bancaire va s’inscrire dans le cadre d’un rapport de force auquel il faudra bien se préparer.
• L’indemnisation des actionnaires :
Il convient de traiter de manière différente les grands actionnaires et les petits actionnairesAfin de socialiser les banques, la question de l’indemnisation des actionnaires privés se pose également. Il convient de traiter de manière différente les grands actionnaires et les petits actionnaires. Les grands actionnaires sont en effet activement ou passivement responsables de l’accentuation des activités bancaires spéculatives et à haut risque pour les épargnants, pour le Trésor public et pour la société dans son ensemble. Les petits actionnaires n’interviennent pas dans les décisions des banques ; il est normal qu’ils soient indemnisés. Par ailleurs, il va de soi que les dépôts seront protégés. À l’inverse de ce qui a été fait dans la plupart des nationalisations de banques intervenues à ce jour, où les actionnaires ont été indemnisés aux frais des contribuables, un gouvernement populaire pourrait décider de ne verser que l’euro symbolique aux grands actionnaires et récupérer le coût de l’assainissement de la banque [5] sur leur patrimoine.
Scénario 1 : Un pôle public bancaire
Si le choix de la socialisation immédiate de l’intégralité du secteur bancaire n’est pas partagé par l’ensemble des forces rassemblées dans la mise en place d’un gouvernement populaire, le pôle public bancaire pourrait représenter une solution de compromis et permettre à ce gouvernement de disposer des moyens de sa politique. De manière à orienter le crédit vers les projets socialement et écologiquement utiles, la socialisation de banques généralistes doit venir à l’appui de la création plus large d’un pôle public bancaire (ou pôle financier public). Ce pôle public aurait pour mission de soutenir un plan de relance économique, écologique et social, de renforcer l’appareil productif, de diriger l’épargne populaire vers la satisfaction des besoins sociaux et économiques et d’assurer l’inclusion financière et l’accès de tous aux services financiers.
Dans l’optique de la création de ce pôle, un gouvernement populaire pourra s’appuyer sur les institutions déjà existantes dans chaque pays. Les institutions financières publiques ou semi-publiques telles que les banques publiques d’investissement ont souvent été complètement dévoyées et adoptent des comportements de banques classiques alors qu’elles devraient être parmi les acteurs clés de l’investissement dans la transition écologique. Il serait certainement judicieux d’intégrer dans ce pôle public les grandes banques mutualistes. Cela aurait deux avantages : sortir les réseaux mutualistes de la logique purement financière des autres grands groupes bancaires, et donner plus de force au pôle public pour peser face aux banques privées dont la socialisation aurait été différée dans le temps dans l’hypothèse d’un processus de socialisation par étapes.
De manière générale, dans ce pôle public, en matière de gouvernance, chaque établissement conserverait son autonomie de fonctionnement et ses propres instances de direction. Toutefois, l’action de ces établissements s’inscrirait dans un cadre commun défini par une instance de pilotage nationale qui assurerait la cohérence d’ensemble. L’instance de pilotage nationale serait composée d’élus politiques nationaux et locaux, des responsables des établissements et de représentants de la société civile, tout particulièrement des organisations syndicales et associatives. Le pôle public aurait des déclinaisons territoriales, organisées selon les mêmes modalités, de sorte à assurer un maillage suffisamment fin et équilibré du territoire.
En cas de maintien d’un système bancaire privé, c’est un système bancaire tripartite qui émergerait : un pôle financier public, intégrant les banques socialisées et d’autres institutions publiques, coexisterait avec les banques privées et un pôle mutualiste. Alors qu’aujourd’hui, les plus grandes banques coopératives et mutualistes fonctionnent et se comportent de la même manière que les banques privées, il s’agirait de remettre les banques coopératives et mutualistes sur pied en réinvestissant les valeurs de démocratie, de solidarité et de non-lucrativité inscrites dans leurs statuts.
Un droit d’information et de veto des représentants des salariés sur les projets qui seront financés pourrait également être créé.
La socialisation impose de revoir fondamentalement la composition des conseils d’administration et de revoir leur mode de désignation.
Pour l’ensemble des banques qui n’appartiennent pas au secteur public, une « Loi bancaire » doit redéfinir les missions de toutes les banques ainsi que la composition et le mode de désignation des membres de leurs conseils d’administration, quel que soit leur statut juridique. Elles seraient ainsi obligées de prendre en charge une part des clientèles considérées peu « rentables » qui ne seront ainsi pas accueillies uniquement par le pôle bancaire public.
Une nouvelle déontologie devrait être définie pour l’ensemble du secteur bancaire et une feuille de route exigeante devrait être imposée à l’ensemble du secteur bancaire pour ramener les groupes bancaires et leurs établissements à leurs missions essentielles : la conservation sans risque de l’épargne et des dépôts et le financement de l’économie réelle. Un suivi particulièrement vigilant devrait être exercé sur les banques laissées en dehors du champ du pôle public pour contrôler le respect de la nouvelle déontologie et la bonne mise en application de la feuille de route.
La question de savoir si un pôle public bancaire peut coexister avec des banques privées et si celles-ci, soumises à des régulations publiques importantes, peuvent être mises au service de l’intérêt général est une question essentielle, d’où la nécessité du suivi précité. En cas de non-respect de leurs obligations par les banques privées, des sanctions interviendraient et les responsables des groupes fautifs verraient leur responsabilité civile et pénale engagées devant les tribunaux.
Scénario 2 : Socialisation intégrale du secteur bancaire
Les banques, et plus généralement le système financier, sont des armes entre les mains de la classe capitaliste. Le maintien d’un système bancaire privé à côté d’un secteur bancaire socialisé constituerait une menace pour ce dernier, puisque le capital utilisera tous les moyens à sa disposition pour attaquer le secteur socialisé dont la politique en faveur du plus grand nombre contredit l’essence d’un système capitaliste travaillant dans l’intérêt de quelques privilégiés.
La socialisation intégrale du secteur bancaire signifie :
• l’expropriation sans indemnité (ou avec comme seule indemnité l’euro symbolique) des grands actionnaires (les petits actionnaires seront indemnisés) ;
• l’octroi au secteur public du monopole de l’activité bancaire à une exception près : l’existence d’un secteur bancaire coopératif de petite taille (soumis aux mêmes règles fondamentales que le secteur public) ;
• la définition – avec participation citoyenne – d’une charte sur les objectifs à atteindre et sur les missions à poursuivre, qui mette le service public de l’épargne, du crédit et de l’investissement au service des priorités définies selon un processus de planification démocratique.
• La socialisation du secteur bancaire et des assurances et son intégration aux services publics permettront :
• de soustraire les citoyens et les pouvoirs publics de l’emprise des marchés financiers ;
• de financer les projets des citoyens et des pouvoirs publics ;
• de dédier l’activité bancaire au bien commun, avec entre autres missions celle de faciliter la transition d’une économie capitaliste, productiviste et nuisible à une économie sociale, soutenable et écologique.
Personne ne sera exclu de l’accès au service public bancaire qui doit être gratuit. Imaginons ce que signifie concrètement la socialisation du secteur bancaire : les banques privées auront disparu, c’est-à-dire qu’après leur expropriation (avec indemnisation des petits actionnaires), leur personnel aura été réaffecté au service public bancaire et des assurances, avec garantie de l’ancienneté, des salaires (jusqu’à un maximum autorisé afin de limiter fortement les très hauts salaires, et en augmentant les bas salaires pour réduire l’éventail salarial) et avec une amélioration des conditions de travail (abandon du benchmarking [6] et des pratiques de vente forcée). Un système de recrutement pour les nouvelles embauches sera mis en place en respectant les normes de recrutement d’un service public.
Il sera mis fin à une situation qui voit une concentration d’agences bancaires concurrentes dans les grandes agglomérations et une pénurie ou une absence de succursales dans les petites villes, les villages et les quartiers populaires. Un réseau dense d’agences locales sera développé afin d’augmenter fortement l’accessibilité aux services bancaires et d’assurance, avec du personnel compétent pour répondre aux besoins des utilisateurs en relation avec les missions de service public. Personne ne sera exclu de l’accès au service public bancaire qui doit être gratuit.
Les agences locales du service public géreront les comptes courants et recevront l’épargne des utilisateurs qui sera entièrement garantie. L’épargne sera gérée sans prendre de risque. Cette épargne sera affectée, sous contrôle citoyen, au financement de projets locaux et d’investissements de plus large portée axés sur l’amélioration des conditions de vie, la lutte contre le changement climatique, la sortie du nucléaire, le développement des circuits courts, le financement de l’aménagement du territoire respectant des normes sociales et environnementales rigoureuses, etc. Les épargnants pourront choisir le ou les projets qu’ils souhaiteront voir financés par leur épargne.
Les agences locales octroieront des crédits sans risque aux individus, aux ménages, aux PME et structures privées locales, aux associations, aux collectivités locales et aux établissements publics. Elles pourront affecter une partie de leurs ressources à des projets de plus large échelle que ceux menés au niveau local, naturellement dans le cadre d’une politique concertée.
Le fait que les agences locales géreront des moyens financiers de taille raisonnable pour des usages locaux ou pour des projets plus larges qui seront présentés de manière précise (avec l’établissement d’un calendrier de programmation et d’outils de suivi permettant de contrôler clairement l’usage des fonds et la bonne mise en œuvre des projets) facilitera le contrôle des différents protagonistes.
Les projets locaux à financer seront définis de manière démocratique avec un maximum de participation citoyenne.
Les agences locales auront également en charge les contrats d’assurance pour les personnes physiques et les personnes morales.
La reprise en main de la banque centrale contribuerait à soutenir une transition vers une économie sociale durable et écologique. Quel que soit le scénario choisi, la reprise en main de la banque centrale contribuerait à soutenir une transition vers une économie sociale durable et écologique. Les ministères en charge de la santé publique, de l’éducation nationale, de l’énergie, des transports publics, des retraites, de la transition écologique, etc. disposeront de moyens de financement provenant du budget de l’État.
Des agences transversales spécialisées interviendront dans des domaines et des activités excédant les compétences et les sphères d’action d’un seul ministère. Elles auront pour vocation d’assurer des missions spécifiques ou transversales définies avec participation citoyenne, comme le programme de sortie totale du nucléaire, y compris le traitement sécurisé des déchets nucléaires sur le long terme.
Le secteur bancaire socialisé permettra de reconstituer un circuit vertueux de financement des pouvoirs publics : ceux-ci pourront émettre des titres qui seront acquis par le service public sans passer par les diktats des marchés financiers.
CONCLUSION
Alors que la monnaie, le crédit, l’épargne ou le système de paiement sont des outils utiles pour l’économie, les institutions bancaires sont de puissants instruments d’accumulation pour la classe capitaliste. Ainsi, prendre des mesures contre leur propriété privée répondrait à la fois à la nécessité de développer des services publics pour le plus grand nombre et à la nécessité de retirer le pouvoir à la classe capitaliste, afin d’avancer vers l’égalité sociale. De telles mesures menaceraient le cœur de l’économie capitaliste et le secteur bancaire privé ne se rendra pas sans combattre ; il sera donc vital de mobiliser un fort soutien populaire en faveur de ces mesures. L’objectif est de parvenir à un secteur bancaire socialisé, géré démocratiquement par les travailleurs des banques avec les usagers, les associations et les élus, et finançant des projets locaux et nationaux en fonction de leur utilité pour la communauté plutôt que des profits privés qui pourraient en être tirés. Aux niveaux européen et international, un gouvernement populaire pourrait chercher à organiser la coopération entre son secteur bancaire public et des institutions similaires dans d’autres pays.
Chapitre 3 -La Dette
Après que la crise bancaire ait frappé l’Europe en 2008-2009, les sauvetages d’institutions bancaires privées par des injections massives de fonds publics combinés au ralentissement économique ont fait se détourner les préoccupations du comportement nuisible du secteur bancaire privé à la soutenabilité de la dette souveraine dans l’UE. Le récit adopté par les gouvernements européens et les institutions capitalistes a exonéré les institutions bancaires et leurs grands actionnaires de leurs responsabilités et blâmé les dépenses prétendument irresponsables des États et des ménages.
Contester la légitimité de la dette souveraine qui a été contractée pour renflouer les institutions financières privéesDans la plupart des pays ayant une économie dite développée, les politiques budgétaires appliquées en réponse à la crise en cours ont consisté en des mesures visant à restreindre la capacité des gouvernements à lutter contre le chômage et à fournir des services sociaux en limitant les dépenses publiques et les investissements, au motif que cela serait nécessaire pour maintenir la confiance des marchés financiers et donc la solvabilité des finances publiques. Dans les pays de l’UE, cela s’est fait par le biais des règles budgétaires strictes de l’Union et de leur durcissement ; les objectifs inavoués étaient d’approfondir l’offensive du capital contre le travail et de réprimer toute tentative de d’application de politiques alternatives. En particulier, les États de la périphérie européenne ont appliqué de très graves mesures d’austérité en réduisant les dépenses et en augmentant les impôts indirects tout en réduisant les impôts directs. L’adoption de mesures d’austérité en pleine récession a été destructrice en termes de production, d’emploi, de programmes sociaux et plus généralement en ce qui concerne les capacités de l’appareil étatique. Tout gouvernement dont l’objectif est d’inverser cette dynamique devrait rejeter ces politiques, contester la légitimité de la dette souveraine qui a été contractée pour renflouer les institutions financières privées et accumuler du capital privé, et rejeter le principe de l’équilibre budgétaire.
Un tel processus doit commencer, dans certains cas, par la suspension du paiement de la dette et la mise en place de contrôle des capitaux afin d’initier un exercice de transparence et de souveraineté qui permette au nouveau gouvernement de déterminer quelle partie de la dette est illégitime et devrait être répudiée ou restructurée unilatéralement. Étant donné le niveau de conflictualité avec les créanciers que cela implique, il est très important que ces processus soient menés à bien avec le soutien populaire. Cela signifie qu’il doit y avoir une participation directe des citoyens, l’ouverture des livres de la dette nationale afin qu’ils soient soumis à l’examen public, et l’exercice d’un contrôle démocratique sur l’ensemble du processus [7]. Une étape utile vers cet objectif serait la création d’une Commission d’audit de la dette, comme cela a été le cas en Équateur entre 2007 et 2008 (l’expérience se soldant par un succès) et en Grèce en 2015 (avec moins de succès).
I. REMETTRE EN CAUSE LA LÉGITIMITÉ DE LA DETTE PUBLIQUE
L’augmentation de la dette publique au cours des quatre dernières décennies a accompagné le processus de financiarisation de l’économie depuis les années 1980La légitimité d’une grande partie de la dette publique des États membres de l’UE doit être remise en question. Alors que la dette publique est présentée comme une simple nécessité visant à financer des politiques publiques pour le plus grand nombre, son augmentation au cours des quatre dernières décennies a en fait accompagné le processus de financiarisation de l’économie depuis les années 1980, à travers lequel le rôle du capital financier privé et l’accumulation du capital dans les mains de quelques-uns ont été renforcés. Les États ont cessé d’emprunter auprès de leurs propres banques centrales et d’autres institutions nationales avec des taux d’intérêt décidés par le souverain, pour leur préférer des emprunts sur les marchés financiers (et donc auprès d’institutions financières privées qui accumulent des capitaux par le paiement d’intérêts) avec des taux d’intérêt décidés par les marchés [8], tandis que les réformes fiscales successives ont permis au capital et aux plus riches de contribuer de moins en moins aux budgets nationaux, obligeant ainsi les plus pauvres à contribuer de façon croissante. Ce transfert de richesse du plus grand nombre vers une minorité privilégiée au cours des quatre dernières décennies constitue une raison de remettre en cause la légitimité de la dette publique.
À travers l’Union monétaire européenne, l’architecture économique européenne a reproduit et approfondi ce fonctionnement. D’autres événements qui se sont produits en particulier au cours de la crise à partir de 2008-2009 doivent être considérés comme des sources d’illégitimité de la dette publique.
L’arnaque des sauvetages bancaires :
Les sauvetages dont la Grèce a bénéficié étaient destinés à protéger les banques étrangères, qui étaient les principales détentrices de la dette grecqueÀ partir de 2008, les États sont intervenus pour renflouer les institutions bancaires privées qui étaient sur le point de s’effondrer. Dans certains pays périphériques comme la Grèce, des dispositifs similaires ont été mis en œuvre par l’intervention de fonds de sauvetage internationaux à l’initiative de ce qui est devenu connu sous le nom de Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne, Banque centrale européenne). L’audit du Comité pour la vérité sur la dette publique grecque a montré que la dette due par la Grèce au reste des États de la zone euro par l’intermédiaire de ces institutions de sauvetage est odieuse, illégitime, illégale et insoutenable (voir définitions ci-dessous), puisque les sauvetages dont la Grèce a bénéficié étaient destinés à protéger les banques étrangères, notamment françaises, allemandes, néerlandaises et belges, qui étaient les principales détentrices de la dette grecque au moment où éclate la crise. Le sauvetage de 2010 a protégé les créanciers d’un probable défaut et imposé des politiques cruelles dont le seul but était de s’assurer que le remboursement de la dette se poursuive. Le renflouement de 2011-2012 a de nouveau protégé les investisseurs internationaux et les banques privées locales puisque l’accord sur la restructuration de la dette a indemnisé les premiers et renfloué les secondes. Pour couronner le tout, la Grèce a fait l’objet d’un nouveau plan d’ajustement à l’été 2015, imposant un nouveau cycle d’austérité, de privatisations et de libéralisation. La Troïka a imposé des plans de sauvetage similaires en Irlande (2010), au Portugal (2011) et à Chypre (2013). Auparavant, le FMI avait déjà participé à des programmes d’ajustement macroéconomique destructeurs dans des États membres et non membres de l’UE en Europe de l’Est : Hongrie, Ukraine, Lettonie (2008), Roumanie et Serbie (2009).
Mettre fin aux politiques néolibérales imposées par le remboursement de la dette :
Les politiques d’austérité imposées par les institutions supranationales ont des conséquences désastreuses pour les pays débiteursLa nécessité de réduire le montant de la dette n’est pas seulement due à la lourde charge que les paiements d’intérêts font peser sur les budgets publics, mais aussi au fait que les politiques d’austérité imposées par les institutions supranationales pour se conformer à leurs obligations de paiement ont généralement des conséquences désastreuses pour les pays débiteurs. L’obtention de ressources à court terme pour assurer le paiement de la dette est la principale préoccupation de ces politiques. La Grèce est un cas paradigmatique de ce modèle. Le pays a mis en œuvre des mesures d’austérité sévères depuis 2010 et négocié avec ses créanciers une restructuration de la dette, effectuée en 2011-2012, qui a essentiellement imposé des réductions significatives aux détenteurs nationaux de la dette, y compris aux banques. Et pourtant, précisément en raison du caractère désastreux des politiques de la Troïka, la dette a atteint 177 % du PIB en 2014, soit 4 % de plus que le pic précédent, atteint en 2012. Fin 2018, la dette grecque n’avait toujours pas diminué et le Fonds monétaire international lui-même indique clairement que la Grèce a besoin d’une décote importante, car si la dette continue de croître, elle finira par étouffer la société et par faire s’effondrer l’État. En fait, dans son analyse de la soutenabilité de la dette à la mi-2016, le FMI a prédit que s’il n’y avait pas de restructuration majeure, la dette continuerait d’augmenter pour atteindre 250 % du PIB dans quelques décennies.
Si l’on analyse ces programmes qui ne sont pas nouveaux, le mythe selon lequel ils sont bénéfiques pour le pays débiteur disparaît immédiatement. Même dans les cas où il y a eu une restructuration de la dette gérée par les créanciers (le cas grec est très important à cet égard), les programmes n’ont eu pour seul objectif que de sauver les créanciers qui, en cas de défaut d’un gouvernement qui voudrait défendre la souveraineté populaire, seraient condamnés à la faillite.
L’objectif de tels programmes d’ajustement est en fait de restructurer les économies afin d’approfondir l’offensive du capital contre le travail. Ces programmes comprennent généralement, par exemple, des mesures visant à maximiser le paiement de la dette, telles que la réduction des dépenses publiques, les privatisations – qui créent également de nouvelles opportunités commerciales pour les investisseurs – ; des réformes fiscales, généralement sous la forme d’augmentations des impôts indirects comme la TVA ; des mesures visant à réactiver l’économie au niveau de l’offre, qui peuvent aller des exemptions fiscales pour les nouveaux investisseurs aux mesures de libéralisation commerciale ; ou d’autres mesures pour garantir la sécurité juridique, comme l’imposition de réformes constitutionnelles pour garantir le remboursement de la dette. Le gel des pensions, la baisse des salaires, la réduction des déficits, la réduction des dépenses sociales et l’augmentation des impôts indirects sont les exigences les plus courantes.
Ces conditionnalités finissent non seulement par asphyxier la majorité de la population dans la pauvreté, par la priver de ses droits et par accroître les inégalités, mais elles offrent aussi des opportunités commerciales attrayantes pour les élites économiques. Les privatisations et les mesures de libéralisation profitent particulièrement aux investisseurs et aux multinationales qui reprennent ces entreprises à bas prix. Les programmes d’ajustement structurel du FMI ou les mémorandums de la troïka avec les pays de la périphérie européenne en sont des exemples. Si les effets désastreux ont été ressentis le plus fortement dans les pays périphériques et en particulier en Grèce, des politiques d’austérité partageant des objectifs similaires ont été mises en œuvre dans d’autres pays européens, y compris dans les pays du centre, sans intervention extérieure de la troïka. La mise en œuvre de ces politiques doit être arrêtée immédiatement par un gouvernement de gauche qui veut proposer un programme progressiste.
Dettes publiques excessives :
Aucun programme alternatif ne serait plausible sans résoudre d’abord la question de la dette publique excessive des États souverains. La soutenabilité de la dette publique est principalement une question de flux économiques. Le flux correspondant au revenu national doit être restauré par une taxation plus forte du capital et des plus riches et à travers la revitalisation de l’économie. La soutenabilité de la dette dans de nombreux pays développés, en particulier ceux de la périphérie européenne, a également à voir avec son montant total, ce qui est devenu difficile à gérer. La gestion de la dette exigera d’importantes réductions, constituant une politique qui mènera inévitablement à la confrontation car elle implique des défauts de paiement, de longues négociations et, en général, des procédures judiciaires considérables [9].
Le contrôle des capitaux comme première étape pour faire face à la dette
Il est plus que probable qu’un gouvernement progressiste qui veut faire face à ses créanciers et mettre fin à l’austérité accèdera au pouvoir dans un contexte de fortes turbulences du marché. C’est ce qui a pu être observé en Grèce en 2015. La crise de la zone euro a ouvert la porte à de nombreuses crises bancaires faisant porter des risquer sur les dettes souveraines, ce qui pourrait forcer des États membres qui en sont victimes à quitter l’union monétaire. Dans ce contexte, le besoin de contrôles de capitaux devient urgent. Les cas de Chypre et de la Grèce en 2013 et 2015 ont montré combien il est important de se préparer à faire face aux pressions financières liées à la fuite de capitaux et aux paniques quant à de possibles effondrements bancaires. La seule manière d’y faire face est le contrôle des capitaux. Ils empêcheraient la fuite massive de capitaux hors du pays (par des capitalistes craignant pour leurs intérêts personnels ou cherchant ouvertement à saboter les efforts du gouvernement progressiste), et aideraient ainsi à éviter l’instabilité et l’effondrement bancaires. Les contrôles de capitaux assureraient également que ceux-ci soient soumis à l’impôt domestique.
Le contrôle des capitaux est une politique largement utilisée mondialement. La raison en est que les régimes de changes flottants impliquent une absence d’autonomie en matière de politique monétaire, particulièrement pour les petites économies, et la cause principale à cela est la liberté de mouvement des capitaux libellés en devises étrangères. En présence de cette libre circulation des capitaux, les taux de change déterminés par le marché tendent à être supérieurs ou inférieurs au taux d’équilibre, parfois même pendant un grand laps de temps.
Il est nécessaire que les forces progressistes des États européens désireuses de mener des politiques gouvernementales de gauche, notamment celles de la périphérie européenne, tirent les leçons de l’histoire récente de l’Europe : les politiques de contrôle des capitaux sont essentielles pour une sortie de gauche de la dépression économique actuelle, mais elles ne représentent qu’une partie des mesures à appliquer et doivent s’accompagner d’autres mesures politiques dans d’autres domaines.
II. L’AUDIT DE LA DETTE PUBLIQUE COMME OUTIL PERMETTANT DE PRENDRE DES MESURES UNILATÉRALES CONTRE LES DETTES PUBLIQUES ILLÉGITIMES
Un audit citoyen de la dette doit être effectué pour argumenter et obtenir le soutien populaire en faveur de mesures unilatérales contre le poids de la dette publique, allant de la suspension de paiement à la restructuration unilatérale ou à la répudiation. Les livres de la dette publique devraient être ouverts afin d’être soumis à l’examen public et une enquête sous contrôle démocratique devrait déterminer les dettes qui ne doivent pas être remboursées. L’audit de la dette doit donc s’accorder sur les définitions de ces dettes qu’il faut remettre en cause. La proposition suivante est basée sur la Commission de la vérité sur la dette publique de la Grèce [10].
Catégories de dettes à remettre en cause (définitions) :
• Dette illégitime : dette qui n’a pas été contractée afin de satisfaire l’intérêt du plus grand nombre, mais, au contraire, a servi les intérêts d’une minorité privilégiée (par exemple la conversion de dettes privées en dettes publiques sous la pression de créanciers participant aux sauvetages bancaires, ou l’emprunt d’argent pour construire une centrale nucléaire bénéficiant à des entreprises privées du secteur de l’énergie). Il peut également s’agir d’une dette contractée à des conditions manifestement injustes ou abusives.
• Dette odieuse : dette qui a été contractée contre l’intérêt du plus grand nombre et au service d’une minorité privilégiée alors que les créanciers le savaient ou auraient dû faire le nécessaire pour le savoir.
• Dette illégale : dette pour laquelle les procédures légales en vigueur n’ont pas été respectées, ou dette qui implique une faute grave de la part du créancier (par exemple, recours à la corruption, à la menace ou à l’abus d’influence). Il peut s’agir également d’une dette contractée en violation du droit national ou international ou qui contient des conditions contraires au droit.
• Dette insoutenable : dette qui ne peut être honorée sans attenter gravement à la capacité de l’État débiteur à assurer ses obligations en matière de droits humains fondamentaux, comme ceux relevant du domaine des soins de santé, de l’éducation, de l’accès à l’eau, de l’hygiène publique ou du logement. Il peut s’agir aussi d’une dette dont le remboursement nuit à la capacité de l’État débiteur à investir dans les infrastructures publiques et les programmes nécessaires au développement économique et social. Ou encore d’une dette dont le remboursement entraînera des conséquences préjudiciables pour la population de l’État débiteur (ce qui inclut une détérioration des conditions de vie).
L’audit citoyen :
L’audit de la dette publique est un droit démocratique fondamental des citoyens ainsi qu’un droit souverain d’une nation. Il ne peut y avoir de démocratie sans transparence sur les finances de l’État, et il est immoral de demander aux citoyens de payer la dette sans savoir comment et pourquoi cette dette a été créée. L’audit est important au regard des sacrifices substantiels exigés et/ou imposés aux populations européennes pour honorer le paiement de la dette.
L’audit de la dette est une obligation découlant du droit internationalL’audit de la dette est également un devoir institutionnel des États européens selon le droit européen. Il répond à l’obligation créée par le règlement (UE) n° 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013, dont l’article 7, paragraphe 9, énonce : « Un État membre faisant l’objet d’un programme d’ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute irrégularité ».
Enfin, l’audit de la dette est également une obligation découlant du droit international. Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme (A/HRC/20/23), adoptés par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en juillet 2012, appellent les États à effectuer des audits réguliers de leur dette publique, afin de garantir la transparence et l’obligation de rendre compte dans la gestion de leurs ressources, ainsi que pour éclairer les futures décisions d’emprunt [11].
Pour un gouvernement de gauche qui veut se confronter au problème de la dette de manière démocratique, l’option optimale serait de réaliser un audit citoyen de la dette. Cela signifie que les citoyens doivent participer activement au processus en ayant accès à l’information, en contribuant à analyser les données, en développant un argumentaire politique sur base des résultats, en publiant ces résultats et en participant aux processus d’éducation populaire liés au sujet. L’audit devrait permettre une analyse répondant aux questions suivantes : Comment la dette a été générée et accumulée ? Quels ont été les principaux bénéficiaires de l’endettement ? Quels ont été les différents instruments utilisés dans ce processus d’endettement ? Qui sont les créanciers ? Quelles sont les conséquences socio-économiques du remboursement ? Cela devra permettre d’évaluer dans quelle mesure la dette est odieuse, illégitime, illégale et insoutenable. Un tel processus pourrait déboucher sur un référendum soumettant à la population les résultats de l’audit et visant à décider démocratiquement des mesures politiques à prendre en conséquence de ces résultats.
Principes et éléments à prendre en compte pour décider d’une réduction ou d’une annulation de dette :
Un audit pourrait aider un gouvernement à décider quelles parties de la dette ne devraient pas être remboursées. Par principe, les dettes considérées comme odieuses, illégitimes, illégales ou insoutenables ne doivent pas être payées. Cependant, lorsqu’un gouvernement prend la décision de répudier une dette, il devrait également prendre en compte la composition des détenteurs de dette, les formes sous lesquelles l’État s’est endetté, les aspects juridiques tels que le droit de la juridiction à laquelle la dette est reliée, la devise dans laquelle la dette a été émise, ainsi que les résultats économiques (et la distribution faite de la richesse) de cet endettement. En effet, il est possible que dans certains cas les principaux bénéficiaires du processus d’endettement ne soient pas les créanciers mais le secteur privé qui a été renfloué par des schémas de bail-out, ou de grandes entreprises qui ont bénéficié de contrats de plusieurs milliards pour construire des infrastructures coûteuses et inutiles. Il se pourrait bien que les détenteurs de dette soient de petits investisseurs ou des fonds de pension, ce qui signifie que, comme dans le cas de la Grèce, une décote sans compensation nuirait aux plus faibles. Ainsi, les décotes ou même l’annulation totale devraient viser les grands investisseurs institutionnels et les créanciers publics étrangers qui ont imposé des mesures antisociales à la population, tels que les institutions et les États de l’UE ; ces mesures devraient avoir pour objectif de redistribuer les richesses en faveur des travailleurs et des travailleuses.
Celles et ceux qui s’opposent à la possibilité d’un défaut total ou partiel prétendent que le respect de la légalité doit avant tout prévaloir – une priorité qui n’est pas défendue avec le même enthousiasme lorsqu’il s’agit de respecter les droits humains ou les droits économiques, sociaux et culturels des populations. Face à la possibilité de défaut du débiteur, les défenseurs de la prévalence de la « loi » et des contrats financiers déploient une série de menaces et de scénarios catastrophiques : la fermeture des marchés financiers, l’isolement économique et commercial entraînant une pénurie d’approvisionnements, etc. La cessation du paiement de la dette apparaît généralement comme une option folle, irréalisable au-delà de sa portée propagandiste. Quel que soit le coût social découlant des engagements financiers, il est soutenu que le fait de continuer à payer la dette est toujours le « moindre mal » [12].
Cependant, à la fois la théorie et la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été exagérée. Des cas tels que ceux de la Russie en 1998 ou de l’Argentine dans les années 2000 prouvent qu’une suspension du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui l’appliquent, car les fonds précédemment dédiés au remboursement de la dette peuvent ainsi être consacrés à la réactivation économique. Joseph Stiglitz écrit à propos de l’Argentine : « Le fait que l’Argentine soit allée si bien après son défaut de paiement, même sans l’appui du FMI (ou peut-être parce qu’elle n’a pas eu l’appui du FMI), peut conduire à un changement de cette croyance » selon laquelle le défaut mènerait au chaos généralisé [13]. Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, ont mené des recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » [14]. Un autre cas emblématique est celui de l’Islande qui, en 2008, a nationalisé la banque Landsbanki en faillite, mais n’a pas sauvé Icesave, la succursale étrangère de Landsbanki. Après que les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont indemnisé les déposants néerlandais et britanniques d’Icesave, leurs gouvernements ont demandé à l’Islande d’assumer les coûts. Sous la forte pression populaire qui s’opposait à ce que l’Islande couvre les pertes privées subies par Icesave, le gouvernement islandais a dû céder à l’organisation d’un référendum par lequel le paiement de la dette réclamée par la Grande-Bretagne et les Pays-Bas a été massivement rejeté (en outre, le gouvernement islandais a pris des mesures pour réduire les dettes hypothécaires de la population, et l’Islande a été le seul pays où des banquiers ont été traduits en justice et emprisonnés pour leur implication dans la crise bancaire). L’Islande a connu une reprise économique rapide. Le contrôle des mouvements de capitaux a également été couronné de succès. Ce succès a été confirmé lorsque la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, qui avaient déposé plainte devant la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange, ont échoué à faire condamner l’Islande pour non-paiement de sa dette [15].
Dans l’histoire, qu’elle soit récente ou plus éloignée, il existe de multiples précédents de défauts, de restructurations sous forme de réductions, et d’annulations de dettes [16]. On peut apprendre beaucoup à partir de ces exemples. Mais la principale leçon que l’histoire peut enseigner à un gouvernement de gauche populaire qui aurait l’intention de mettre en œuvre un programme progressiste en Europe devrait être la suivante : il est possible pour un État débiteur d’utiliser le défaut de paiement afin d’améliorer les conditions de vie de la majorité et des plus vulnérables (à travers une réorientation des ressources jusque-là allouées au remboursement de la dette vers une augmentation de la demande publique interne, l’augmentation du pouvoir d’achat de la population et la création d’emplois), et une suspension de paiement améliore le rapport de forces en faveur du gouvernement qui la met en œuvre, en lui permettant d’accroître son pouvoir d’influence sur les créanciers afin de leur imposer une décote unilatérale de leurs obligations, garanties ou titres.
III. DÉFINIR L’ATTITUDE À ADOPTER FACE AUX DIFFÉRENTS CRÉANCIERS
Porteurs d’obligations :
Afin de définir l’attitude à adopter face aux différents porteurs d’obligations, un gouvernement pourrait établir de nouveaux termes régissant les offres d’échange par rapport aux différents titres de créance, ce qui implique un processus volontaire durant lequel les créanciers accepteraient un « nouveau » titre de créance en échange de l’ancien. Afin de s’assurer de la coopération des créanciers, le gouvernement pourrait offrir des titres assortis de conditions très favorables à ceux qui acceptent d’échanger leurs anciens titres (prépaiement obligatoire, redéfinition des termes dans le cas d’une faillite).
Une autre option serait de protéger et compenser certains groupes de créanciers grâce à des subventions publiques, qui leur offriraient des avantages préalablement définis par un audit citoyen de la dette et le gouvernement de gauche. Ces avantages pourraient être offerts à de petits investisseurs non-coupables de l’endettement illicite contracté au nom d’arguments économiques. Quant aux grands investisseurs, ou ceux qui ont participé à la création ou ont profité de dettes illicites, ils seraient poursuivis en justice, ce qui pourrait amener à une restitution totale de leurs profits et à une annulation des obligations courant encore.
Un gouvernement de gauche devrait s’engager à ne pas renégocier les accords avantageux offerts aux créanciers qui acceptent d’échanger leurs titres, et à ne pas non plus revenir sur les décisions prises vis-à-vis des créanciers désignés comme responsables de dettes illégitimes par l’audit citoyen (et qui auront donc été exclus des offres d’échange ou dont les conditions d’échange auront été moins favorables). Il s’agit de montrer que l’offre d’échange est définitive et que, si certains créanciers se refusent à l’échange, le gouvernement ne renégociera pas de contrat aux termes plus avantageux avec eux.
En novembre 2018 dans l’affaire Kuhn, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que de telles décotes unilatérales peuvent être prises par un État agissant comme souverain (jure imperii) sur un contrat concernant sa propre juridiction nationale, et que les créanciers ne peuvent donc pas exiger devant une juridiction étrangère que l’État débiteur remplisse les conditions du contrat initial (ou qu’il paye une compensation) [17].
Les résultats de l’audit devraient aussi encourager un gouvernement de gauche à entamer des actions judiciaires contre ceux qui, sans être forcément créanciers, ont bénéficié du processus d’endettement au détriment du bien-être de la majorité (par exemple les entreprises privées qui ont profité de la privatisation d’infrastructures publiques exigée par les créanciers comme condition visant à rembourser un prêt). L’audit citoyen devrait aussi autoriser le Parlement à prendre les mesures nécessaires pour obtenir de la part des créanciers des compensations pour les coûts engendrés par le paiement de la dette, via des lois, de nouvelles taxes ou des expropriations sans indemnisation.
Titres de créances possédés par des banques :
Dans un grand nombre de cas, notamment dans la périphérie du Sud de l’Europe où les banques locales détiennent une part importante de la dette de leurs États respectifs, il est possible de réduire substantiellement la dette grâce à la socialisation du système bancaire national. Une socialisation partielle ou totale de la dette pourrait faciliter la restructuration unilatérale ou l’annulation d’une part de cette dette. Cela pourrait cependant s’avérer difficile sans souveraineté monétaire, car le nouveau gouvernement aurait des difficultés pour rembourser les banques s’il ne peut pas le faire dans sa propre monnaie. Dans ce cas de figure, il devrait se reposer sur des taxes lourdes (ce qui peut provoquer une récession en temps de crise) ou emprunter à des créanciers privés, ce qui est difficilement envisageable au vu des réformes bancaires susmentionnées. Une autre possibilité serait de mettre à contribution, par un schéma de bail-in, les investisseurs et les déposants, même s’il serait préférable d’éviter les pertes pour les déposants. Si le gouvernement choisit d’inclure les dépôts dans un bail-in, il devrait garantir l’intégrité des dépôts sous un certain seuil, tel que 150 000 ou 200 000 euros.
La dette publique détenue par la Banque centrale européenne :
Une autre piste, si elle était proposée par l’audit citoyen, serait de faire défaut sur la dette souveraine détenue par la BCE et les autres fonds de sauvetage européens. Cela constituerait une puissante arme d’autodéfense. La dette détenue par la BCE n’est pas une dette qu’il est nécessaire de rembourser selon des arguments économiques. Le programme de quantitative easing (littéralement « assouplissement quantitatif », ci-après QE) a montré qu’une banque centrale créatrice de monnaie peut s’engager dans des plans de financement monétaire sans causer d’inflation dans des périodes de sous-emploi sévère et de sous-utilisation des capacités productives.
Le QE consiste en des rachats massifs par la BCE de titres de la dette privée et publique aux banques de la zone euro ainsi qu’à de grandes entreprises. En faisant cela, la BCE vient en aide aux banques et aux autres grandes entreprises privées en les gavant de liquidités que celles-ci utilisent pour spéculer en agrandissant les risques de nouvelles crises. Quand des titres souverains arrivent à échéance, la BCE rachète des titres pour un montant équivalent et continue ainsi à injecter des liquidités dans les banques, qui achètent encore plus de titres souverains. Si un gouvernement décidait de rompre avec l’austérité, la BCE pourrait décider de ne pas racheter ses titres de la dette publique lorsque les titres précédents arriveraient à échéance. Elle pourrait faire du tort au gouvernement concerné en décidant de remplacer les titres venus à échéance par des titres émis par un gouvernement néolibéral pur et dur. Cela aurait comme conséquence de faire augmenter le coût du financement de la dette du pays indiscipliné. C’est donc une raison supplémentaire pour qu’un gouvernement de la gauche populaire suspende immédiatement ses paiements dus pour les titres de la dette détenus par la BCE.
Si l’on extrapole les résultats de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque [18], nous pouvons affirmer qu’il serait contraire à l’objectif de reprise économique et illégitime de repayer une telle dette, car cela impliquerait de mettre en œuvre plus de réformes néolibérales, ce qui n’aurait pour conséquences que d’assécher le système monétaire. Ces réformes imposeraient une déflation, encore une fois au détriment de la majorité, particulièrement des plus précaires et des plus pauvres. Si la BCE se voyait forcée de détenir de la dette publique de façon permanente, les États pourraient restructurer et réduire leur dette publique à hauteur du montant détenu par la BCE.
La dette détenue par les fonds de sauvetage internationaux :
Un cas similaire est celui de la dette due par des pays périphériques aux fonds de sauvetage européens (le Fonds européen de stabilité financière et son successeur, le Mécanisme européen de stabilité) auxquels participent les États membres de la zone euro. Ces fonds de sauvetage sont responsables de l’arnaque qu’ont constitué les sauvetages d’institutions bancaires dans les pays qui ont été touchés le plus fortement par la crise, comme la Grèce. Les sauvetages ont été conditionnés à la mise en œuvre de plans d’ajustement macroéconomiques dont les effets ont été catastrophiques, comme cela a été décrit précédemment. Il est temps de mettre fin à tant d’abus, de mettre fin aux remboursements à ces fonds de sauvetage et de dédier les ressources ainsi libérées à la remise sur pied d’une protection sociale et de conditions économiques permettant à tous les Européens de vivre dignement. Une telle décision mettrait fin aux politiques néo-mercantilistes conduites par l’Allemagne au sein de la zone euro, qui causent tant de souffrance dans les sociétés du sud de l’Europe, en détruisant leurs économies et en menant à des cauchemars comme la montée de l’extrême-droite.
IV. RÉDUCTION DE LA DETTE PRIVÉE
Appliquer un programme de réduction de la dette privée, en réduisant ou en annulant les dettes des individus et des famillesPour assainir les bilans des banques et redistribuer les ressources en faveur des personnes les plus pauvres et dans le besoin (qui sont de plus en plus nombreuses en ces temps de crises sociales), un gouvernement de gauche devrait appliquer un programme de réduction de la dette privée, en réduisant ou en annulant les dettes des individus et des familles. Les dettes hypothécaires et étudiantes en particulier ont généralement été contractées d’abord et avant tout dans le cadre de l’offensive néolibérale du capital contre le travail. Les dettes hypothécaires ont accompagné les bulles spéculatives sur le marché du logement, favorisant ainsi l’accumulation de capital dans le secteur immobilier (en parallèle de l’accumulation dans le secteur bancaire). L’endettement des étudiants augmente avec la détérioration du niveau de vie sous le néolibéralisme en général et avec les attaques néolibérales contre l’éducation publique en particulier (par exemple l’introduction et/ou l’augmentation des frais de scolarité dans les universités publiques), forçant de plus en plus de jeunes travailleurs et travailleuses à devoir supporter un fardeau de dette tout au long de leur carrière.
Une façon de financer un tel programme de réduction de dette serait de réduire les obligations que les banques privées ont envers la BCE. Ceci constituerait un « assouplissement quantitatif pour le peuple », à travers lequel le gouvernement transférerait les prêts hypothécaires et dettes étudiantes à la BCE et imposerait leur annulation, améliorant ainsi les conditions de vie de la majorité, et mettant en place des conditions favorables à l’expansion du crédit des banques, permettant la revitalisation de l’économie.
Une autre option serait de financer les annulations à travers une mise à contribution des actionnaires du grand capital (bail-in). Ceci réduirait le prix des actions des banques et permettrait au gouvernement d’investir dans ces banques à un prix réduit, ce qui permettrait à l’État de prendre part à la direction de ces banques (partiellement ou totalement) si elles n’ont pas encore été socialisées.
En cas de redénomination monétaire, le gouvernement émettant sa propre monnaie pourrait recapitaliser les banques selon leurs besoins en capitaux après l’application du programme de réduction de dette, et ce sans avoir besoin de recourir à la taxation, au bail-in ou au financement extérieur.
V. FINANCEMENT D’URGENCE
Une coalition de la gauche populaire qui parviendrait au gouvernement et ne disposerait pas de banque centrale émettrice de monnaie devrait immédiatement chercher des moyens de financer ses déficits. Les ressources seront rares pour un gouvernement qui a besoin de recourir à d’importants déficits budgétaires afin de réactiver l’économie et d’appliquer de profondes mesures sociales et de redistribution.
Émettre des obligations sur le marché intérieur comme option pour accumuler des réserves. En pareil cas le gouvernement devrait envisager d’émettre des obligations sur le marché intérieur comme option pour accumuler ces réserves. Ces obligations pourraient faire partie de la restructuration d’anciennes obligations ou bien on pourrait en émettre de nouvelles. Dans tous les cas elles devraient être conçues avec de longues échéances et un taux d’intérêt nul dans le cas de restructuration d’anciennes obligations détenues par de riches porteurs. La réduction du taux d’intérêt apporterait un soulagement significatif en termes budgétaires. De même, le retard de l’échéance des obligations éliminerait les pressions budgétaires associées au besoin de faire rouler la dette de court terme [19]. Les retraités et les petits porteurs seraient entièrement indemnisés.
La dette publique pourrait constituer un instrument de financement d’un vaste programme de transition écologiqueLa dette publique pourrait constituer un instrument de financement d’un vaste programme de transition écologique, au lieu de servir à imposer des politiques antisociales, extractivistes, productivistes, favorisant la compétition entre les peuples. L’endettement public n’est pas mauvais en soi. Les pouvoirs publics peuvent recourir à l’emprunt pour :
• financer la fermeture complète des centrales nucléaires ou thermiques ;
• remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables respectueuses de l’environnement ;
• financer une reconversion de l’agriculture actuelle qui contribue de manière importante au changement climatique et qui est une grosse consommatrice d’intrants chimiques responsables de la baisse de biodiversité. Il s’agit de redonner aux activités agricoles une orientation compatible avec la lutte contre le changement climatique en favorisant notamment les circuits courts et en produisant de la nourriture biologique ;
• réduire radicalement le transport routier et aérien au profit de transports collectifs par voies ferrées ;
• financer un vaste programme de développement d’un habitat de meilleure qualité et consommant beaucoup moins d’énergie.
L’emprunt public est légitime s’il est au service de projets eux-mêmes légitimes et si ceux et celles qui contribuent à l’emprunt le font également de manière légitime.
Un gouvernement populaire n’hésitera pas à obliger les grandes entreprises (nationales ou étrangères) et les ménages les plus riches à contribuer à l’emprunt sans que ceux-ci en retirent avantage, c’est-à-dire à taux zéro et sans compensation pour l’inflation.
Simultanément, une grande partie des ménages des classes populaires qui ont une épargne pourront être convaincus d’accepter de confier volontairement celle-ci aux pouvoirs publics afin de financer les projets légitimes mentionnés plus haut. Ce financement sur base volontaire par les couches populaires serait rémunéré à un taux réel positif, par exemple de 3 %. Cela signifie que si l’inflation annuelle atteignait 2 %, les pouvoirs publics assureraient le paiement d’un intérêt nominal de 5 % afin de garantir un taux réel de 3 %.
Ce mécanisme serait hautement légitime car il financerait des projets utiles pour la société et parce qu’il permettrait de réduire la richesse des plus riches tout en augmentant les revenus des couches populaires et en sécurisant leur épargne.
Les banques nationales pourraient également financer le gouvernement directement au moyen de prêts.
Une réforme fiscale progressive qui augmente le revenu par un multiplicateur minimum serait aussi nécessaire. Cela inclurait une réduction de la TVA, et une augmentation de la progressivité de la taxation sur les revenus, les profits et les richesses. Il faudrait poursuivre et réduire la fraude et l’évasion fiscales.
VI. ANNULATION DE CRÉANCES EUROPÉENNES SUR DES PAYS TIERS
Les États européens (et le capital basé dans ces pays) continuent à s’engager dans des relations néocoloniales et impérialistes avec des pays plus pauvres à travers le monde. Actuellement, la dette publique en augmentation dans les pays à revenus moyens de même que dans les pays les plus pauvres atteint des niveaux inquiétants. Les économistes s’inquiètent de l’impact de la situation sur les perspectives et les développements macroéconomiques, notamment dans les pays en développement à faibles revenus. Ce groupe comporte actuellement 59 pays comptant pour environ un cinquième de la population mondiale et 4 % de la production mondiale. Pour ce groupe de pays, le ratio médian de la dette publique exprimée en part du PIB oscille autour de 47 %. Certains pays de ce groupe ont commencé à faire défaut car ils ne peuvent plus refinancer leur dette. En fait, en seulement quatre années, la part des pays en développement à faibles revenus en grand risque de détresse financière due à la dette ou déjà en incapacité de servir totalement leur dette a presque doublé pour atteindre 40 %.
Les dettes des États débiteurs considérées comme illégitimes, illégales, odieuses et/ou insoutenables doivent être annulées. Des gouvernements de la gauche populaire devraient inclure les dettes que d’autres nations ont contractées auprès de leurs États dans l’audit de la dette mentionné ci-dessus. Selon les mêmes principes, les dettes considérées comme illégitimes, illégales, odieuses et/ou insoutenables doivent être annulées. C’est ce qu’a fait la Norvège en 2006, lorsque le pays a annulé les créances qu’il détenait sur l’Équateur, l’Égypte, la Jamaïque, le Pérou et la Sierra Leone, les prêts ayant été contractés sous la pression abusive du créancier. De même, en 1953, à l’initiative des principaux créanciers de l’Allemagne, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, une grande partie de la dette de l’Allemagne a été annulée, permettant son développement économique rapide dans les années suivantes.
VII. UN SCÉNARIO ALTERNATIF : ENVISAGER LA REDÉNOMINATION MONÉTAIRE
Quelques-unes des mesures mentionnées dans ce chapitre (socialisation et recapitalisation des banques, réduction de la dette privée, financement d’urgence, annulation/réduction de dette des nations débitrices) seraient plus facilement financées à travers un financement monétaire, qui nécessiterait un contrôle du gouvernement sur une banque centrale émettrice de monnaie. Si ce n’était pas le cas, comme dans le cas des pays à l’intérieur de la zone euro, un gouvernement de la gauche populaire devrait décider s’il faut recouvrer sa souveraineté monétaire et le contrôle de sa banque centrale, ou bien continuer sous les contraintes courantes actuelles. Une sortie de l’Union monétaire européenne est une possibilité stratégique qu’un gouvernement de gauche devrait sérieusement explorer (voir le chapitre 1).
CONCLUSION
L’audit citoyen de la dette publique, un outil important pour faire évoluer les rapports de forces par une mobilisation populaireLa dette publique a été et est encore un outil important pour l’accumulation du capital et pour la restructuration des économies européennes en faveur du capital au détriment du travail. Elle doit donc être contestée par des mesures unilatérales telles que la suspension de paiement, la décote unilatérale ou la répudiation de la dette. Les mesures politiques liées à la dette ne peuvent être séparées des autres mesures liées à la mobilité du capital financier et du crédit ; le contrôle des capitaux et d’autres mesures décisives visant à installer un système bancaire public sont des conditions nécessaires à la mise en œuvre réussie de politiques relatives à la dette. Compte tenu du fort potentiel de conflit que cela implique avec les créanciers, il est absolument nécessaire de faire évoluer les rapports de forces par une mobilisation populaire en faveur de ces politiques. À cet égard, l’audit citoyen de la dette publique peut être un outil important.
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