Tiré de Médiapart.
À l’automne 2022, de nombreux médias se sont fait l’écho en Europe et aux États-Unis d’un phénomène qui semblait surprenant. Au Japon, un livre d’inspiration marxiste est devenu un best-seller. Hitoshinsei no Shihonron (Le Capital dans l’anthropocène), publié en 2020, s’est vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires au pays du Soleil-Levant. Son auteur, l’universitaire marxologue Kohei Saito, est devenu une vedette, distribuant les interviews dans les grands médias nippons.
Le phénomène a fasciné en Occident où l’on oublie souvent qu’il existe une tradition marxiste ancienne, féconde et très vivace au Japon, notamment dans les universités. Kohei Saito s’y inscrit et travaille depuis plusieurs années sur la question de l’écologie dans l’œuvre de Karl Marx. Un de ses ouvrages a d’ailleurs été traduit en français en 2017 aux éditions Syllepse, La Nature contre le capital.
L’ouvrage à succès nippon n’a pas été traduit, mais début février 2023, une version que l’auteur juge lui-même « plus rigoureuse et universitaire » est parue en anglais aux Presses universitaires de Cambridge sous le titre Marx in the anthropocene. Towards the idea of degrowth communism (« Marx dans l’anthropocène : vers l’idée d’un communisme décroissant »).
Kohei Saito y développe une lecture du corpus marxiste qui vise à lui redonner une actualité nouvelle où les questions de l’émancipation des travailleurs et de la lutte contre la crise écologique vont de pair.
Certes, l’idée d’un Marx sensible aux questions écologiques n’est pas réellement nouvelle. Plusieurs penseurs l’ont déjà développée au sein d’un courant « écosocialiste », notamment au début des années 2000 John Bellamy Foster ou, en France, Daniel Tanuro. Si Kohei Saito s’appuie partiellement sur ces travaux, notamment pour combattre des lectures strictement productivistes de Marx, il entend également aller plus loin en s’appuyant sur un travail autour des dernières parutions de l’édition complète en allemand des œuvres de Marx et Engels (la fameuse « MEGA », ou Marx-Engels Gesamtausgabe).
Dans les carnets de notes des quinze dernières années de sa vie, entre 1868 et 1883, l’intérêt de Marx se concentre sur les questions de sciences naturelles et sur les sociétés non capitalistes. La lecture qu’en fait Kohei Saito est qu’alors se produit chez le penseur de Trèves une « coupure épistémologique ».
Marx et l’écologie
Pour Saito, le Marx qui publie Le Capital en 1867 est déjà très conscient des impasses écologiques du capitalisme. Il le théorise autour de la notion de « fissure métabolique » (« metabolic rift »), mise en évidence notamment par John Bellamy Foster. La relation entre l’homme et la nature est conçue comme un métabolisme, c’est-à-dire un ensemble de relations réciproques permettant un développement harmonieux.
Mais lorsque la production de valeur et son accumulation infinie deviennent centrales, les nécessités naturelles sont niées : les ressources naturelles, l’espace et le temps sont soumis aux intérêts unilatéraux du capital et de sa valorisation. Le métabolisme se fissure et cette « fissure devient irréparable dans le capitalisme », souligne Kohei Saito.
Certes, le capital tente bien de contrer cette fissure par des innovations technologiques, mais elles ne font que déplacer le phénomène : c’est le « déplacement métabolique » (« metabolic shift »). Par exemple, les engrais permettent de contourner l’épuisement des sols, mais ils ouvrent de nouvelles difficultés métaboliques par la production de dioxyde de carbone, la pollution des eaux ou la destruction des populations d’insectes.
Ce constat déjà réalisé par Marx dans les années 1860 conduit à la conclusion que, comme il le note dans le livre III du Capital, « la vraie barrière à la production capitaliste est le capitalisme lui-même ». Dès lors, il semble évident que c’est bien le dépassement de ce mode de production qui, seul, est capable de gérer cette « fissure ».
Reste à savoir comment. Et c’est ici que le dernier Marx entre, selon Kohei Saito, en conflit avec le Marx d’avant 1868, mais aussi avec son compagnon de toujours, Friedrich Engels, qui, rappelons-le, est aussi le compilateur, à partir des notes de Marx, des deux derniers livres du Capital.
La critique d’Engels est classique dans le marxisme occidental depuis les années 1920. Engels avait, dans l’Anti-Dühring et dans la Dialectique de la nature, développé l’idée que le matérialisme dialectique s’imposait également dans l’ordre naturel. En conséquence, la construction du socialisme passe, pour lui, par la conscience des lois de la nature permettant à l’homme de « devenir le seigneur réel et conscient de la nature ».
Si la vision d’Engels a été caricaturée et déformée par le soviétisme, la réaction du marxisme occidental a été de rejeter le marxisme hors du champ de la nature pour le limiter au seul champ social. La pensée de Marx se limitait alors à la société et jamais à la sphère naturelle. À l’inverse, l’écosocialisme de Foster, notamment, a défendu à nouveau l’unité de la pensée de Marx et Engels dans le champ naturel.
Kohei Saito prend alors un chemin différent. Il rejette l’idée que la pensée de Marx est uniquement sociale, ce qui le rendrait impropre à traiter de la question écologique. Mais il défend aussi l’idée d’une rupture avec Engels sur ces questions en s’appuyant notamment sur les choix et les réécritures des cahiers de notes de Marx par Engels dans sa rédaction des deux derniers livres du Capital.
Au-délà de l’écosocialisme
Cette divergence prend sa source dans la conception de la nature et de la société. Engels voit dans la nature une entité indépendante des hommes et des relations humaines, gouvernée par sa propre dialectique. L’enjeu pour les hommes est alors de maîtriser et de contrôler cette force extérieure. C’est dans ce cadre que se construit l’écosocialisme.
Ce dualisme « cartésien » (qui reprend la division stricte entre âme et corps de Descartes) s’oppose à un mouvement actuel de « monisme », notamment représenté par Bruno Latour (décédé en 2022), qui considère qu’il est impossible de distinguer le naturel et le social à l’âge de l’anthropocène tant les deux notions sont imbriquées. Cette vision peut aussi conduire à une logique de « contrôle » de la nature par les forces sociales.
La vision du dernier Marx est à la fois intermédiaire et plus complexe, selon Saito. Marx s’inscrit dans une forme de « dualisme non cartésien ». Pour lui, la nature a bien une forme d’autonomie en tant qu’elle préexiste aux sociétés humaines. Si l’on parle aujourd’hui de phénomènes « irréversibles » de la crise écologique, c’est bien qu’il existe une logique naturelle que la société ne peut maîtriser.
Le monisme est donc impossible, mais, pour autant, il est impossible de nier que la nature n’existe pour l’homme que dans un contexte social et que ce contexte, lui-même, modifie la nature. Autrement dit qu’il existe une influence décisive du social sur le naturel. Partout, la « nature » est modifiée et redessinée par la société.
D’où cette idée que, pour le dernier Marx, il existe une dialectique entre deux formes de métabolisme, le social et le naturel. La nature et la société se modifient et s’influencent mutuellement. « Marx a cherché à saisir la transformation sociale et physique de la relation entre humains et nature à partir de perspectives historiques, économiques et écologiques », résume Kohei Saito.
C’est précisément cette vision qu’a en partie gommée Engels dans sa rédaction du dernier livre du Capital mais que l’on retrouve dans les notes de Marx.
Kohei Saito développe cette idée par une lecture originale, mais passionnante, de l’œuvre du marxiste hongrois György Lukács, longtemps considéré comme le père du « marxisme occidental », mais que l’auteur japonais revoit comme un de ceux ayant eu l’intuition de la vision du dernier Marx.
La relation entre nature et société devient alors une « identité de l’identité et de la non-identité », pour reprendre les termes de Hegel. Nature et société n’existent nulle part séparément, mais cette identité est une hybridation dynamique entre ce qui se mélange et ce qui résiste au mélange.
Dans cette relation entre société et nature, il existe toutefois une « asymétrie » : « La nature peut exister sans le social, mais pas l’inverse. » C’est ici que prend forme la crise écologique issue du capitalisme. Dans ce système, la loi de la valeur ne peut se développer sans un « support » physique et naturel, et pourtant sa vocation est celle de l’accumulation infinie. Elle entre donc inévitablement en conflit avec ce support. C’est alors que les tensions entre l’identité et la non-identité menacent la totalité du système.
Cette crise est d’autant plus profonde qu’elle est renforcée par « l’élasticité du capital ». Cette notion représente la réponse que les défenseurs de la « croissance verte » apportent aux partisans de la décroissance. Le capital s’adapte et utilise la technologie pour réduire sa consommation. C’est ce phénomène de « metabolic shift » déjà évoqué qui en réalité accroît la crise, car elle approfondit la tension entre identité et non-identité en insistant sur cette dernière.
« Tant que la logique de l’accumulation du capital est aliénée de la vie humaine et de la soutenabilité de l’écosystème, le système capitaliste pourrait continuer à exister même si toutes les limites planétaires sont dépassées et que des parties entières de la terre deviendront impropres à la civilisation », note Kohei Saito.
La « coupure épistémologique »du dernier Marx
Cette vision implique alors une modification substantielle de la vision marxiste. Avant 1867, Marx considérait que le capitalisme, par son développement unique de forces productives, représentait une forme de passage obligé de l’humanité pour parvenir au socialisme. Ce dernier représentait alors une reprise en main des technologies et des forces productives du capitalisme avec un nouveau but. C’est ici l’idée qu’a reprise Engels et qui est aussi au cœur de la réflexion écosocialiste.
Mais pour Saito, la vision des liens entre nature et société que Marx a développée dans ces dernières années et que l’on a décrite plus haut change la donne. Si le développement capitaliste crée nécessairement une crise écologique à laquelle le capitalisme ne peut répondre que par une fuite en avant, le développement des forces productives capitalistes n’est plus un fait positif, mais un danger qu’il faut stopper.
« Marx en est arrivé à prendre conscience que le développement des technologies ne prépare pas nécessairement la fondation matérielle du post-capitalisme », résume Kohei Saito. Dès lors, les sociétés non capitalistes, et notamment les communes rurales de l’Inde ou de la Russie de son temps, représentent des sources d’inspiration pour l’après-capitalisme. C’est dans ce contexte qu’il faudrait comprendre la célèbre lettre de Marx à Vera Zassoulitch en 1881, dans laquelle il considère que la Russie pourrait passer outre la phase capitaliste pour parvenir au socialisme en s’appuyant sur les communes rurales.
C’est ici l’originalité du livre de Kohei Saito : pour lui, le dernier Marx est allé « au-delà de l’écosocialisme » et sa vision « peut être définie de façon plus adéquate comme un “communisme décroissant” ». Concrètement, si le développement des forces productives capitalistes est destructeur, le communisme doit en passer par le renoncement à une partie de ces forces productives. D’où l’idée centrale de décroissance.
Pour autant, la vision de Marx, insiste Saito, n’est ni réactionnaire ni relativiste : elle n’idéalise pas les communes rurales et les sociétés non capitalistes. Elle en fait simplement des exemples utiles d’organisation où la logique d’identité entre identité et non-identité est respectée. Dans le mouvement historique de dépassement du capitalisme, ce sont donc des expériences utiles. La dernière partie du livre dresse alors les traits de ce « communisme décroissant ».
Le point sur lequel insiste principalement Kohei Saito est celui de l’abondance et de la richesse. La décroissance est souvent fustigée comme une perte de richesse et un retour au monde de la rareté pré-capitaliste. Or ce qui précède permet de contredire cet argument avec vigueur.
Figures du « communisme décroissant »
L’auteur part de ce qu’il appelle le « vrai commencement » du Capital avec les premiers mots de l’ouvrage de Marx : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque accumulation de marchandises. »
Pour lui, cette phrase souligne la tension entre la notion de « richesse » et son apparence capitaliste, la marchandise. La richesse des sociétés est, pour Marx, avant même sa « coupure épistémologique », différente de cette accumulation de marchandise, c’est une richesse de « cultures, de savoir-faire, de temps libre et de connaissances ».
Et dans ce cadre, le capitalisme apparaît par sa focalisation unique sur la marchandise comme un « appauvrissement de la richesse sociale ». Or, insiste Kohei Saito, cet appauvrissement social est aussi un appauvrissement naturel puisque la nature n’est conçue que comme le porteur matériel de la valeur. Son traitement est donc réduit à ce seul usage, conduisant à des destructions et à une uniformité.
Dès lors, la notion de rareté doit être réinterprétée à l’aune de cette notion. C’est lorsque la richesse « publique », disponible pour tous et laissée à l’usage commun, disparaît pour laisser place à une richesse « privée » centrée sur la marchandise qu’apparaît la rareté. La notion d’abondance ou de rareté est donc une « notion sociale » : elle correspond à des usages et à un mode de relation entre la société et la nature. Plus le développement des forces productives capitalistes se déploie et plus cette rareté sociale augmente.
Ce paradoxe dessine un premier trait du communisme décroissant. « Une société qui dépasse la rareté pourrait être fondée sur la reconstruction de l’abondance des communs que l’on retrouve dans des sociétés pré-capitalistes à un niveau plus élevé, par la transcendance de la rareté artificielle », explique Kohei Saito.
En d’autres termes, la société post-capitaliste, en gérant les ressources naturelles comme un bien commun, pourrait dépasser la notion de rareté. Car l’abondance n’est pas un « niveau technologique, mais une relation sociale ».
Un point est ici à préciser : Kohei Saito insiste sur la persistance de la « rareté naturelle » comme constitutive de cette société. C’est un élément central de son propos qui le distingue des « communismes du luxe » prométhéens envisageant une société réutilisant les technologies capitalistes existantes. Pour lui, ce type de projet, en niant la « non-identité » de la nature et de la société, se retrouvera inévitablement face aux mêmes limites que le capitalisme.
Le point de départ du communisme décroissant est qu’il est décroissant. Autrement dit, il doit fonder l’organisation sociale sur la reconnaissance de la non-identité entre nature et société pour préserver le métabolisme global entre ces deux éléments. C’est dans cette contrainte externe qu’il faut abolir la rareté sociale.
« Ce qui doit être dépassé dans une société post-capitaliste, ce n’est pas la rareté en tant que telle, mais les conditions objectives de la rareté sociale spécifique à l’accumulation du capital », insiste Saito.
Puisque cette rareté sociale est liée à la privatisation de la production, son abolition passe par la mise en place d’une production coopérative où les ressources naturelles sont contrôlées « en commun » dans l’intérêt de la société présente et des générations futures. « Contre la logique de marchandisation du capital (“commodification”), le communisme recherche la “communification” (“commonification”) de la richesse », explique Kohei Saito.
« Quand Marx dit que les hommes peuvent organiser leur interaction avec l’environnement de manière consciente, il signifie qu’ils peuvent consciemment réfléchir sur leurs besoins sociaux et les limiter si nécessaire », ajoute l’universitaire japonais.
Marx avait développé la notion de coordination sous le capitalisme. En isolant les travailleurs de leurs produits, le capitalisme a renforcé la nécessité de la coordination. Mais cette coordination se fait par l’intermédiaire de la loi de la valeur centrée sur le travail abstrait. Elle est insaisissable par les travailleurs.
Kohei Saito estime que le communisme décroissant remplace cette coordination inconsciente par une coordination consciente, par une « planification et une régulation qui empêche la croissance infinie et réduit la production des branches qui portent une consommation extravagante ».
La richesse est produite selon les capacités de la nature et des travailleurs et redistribuée selon les besoins, retrouvant le fameux mot de Marx dans sa Critique du programme de Gotha. Cela peut supposer la croissance ponctuelle de certaines branches, mais la question n’est plus là : le besoin d’accumulation infini de marchandises a disparu et le travail peut être réorganisé pour réduire le temps de travail et laisser ainsi du temps libre aux travailleurs. Car c’est bien le fond du propos de l’auteur : la conscience de la place de la société par rapport à la nature induit une nouvelle organisation qui permet de construire une liberté authentique.
L’ouvrage de Kohei Saito est des plus riches. Ses discussions sur Engels, Rosa Luxemburg ou György Lukács sont très stimulantes, de même que sa lecture du dernier Marx. Alors que la pensée critique des années 1960-1970 avait insisté sur le « jeune Marx » encore très hégélien, celle des années 2010-2020 redécouvre le Marx de la maturité et cela produit des relectures hautement intéressantes.
Certainement, l’idée d’une « coupure épistémologique » risque-t-elle de faire débat dans la mesure où – et Kohei Saito lui-même le reconnaît implicitement –, la pensée de Marx évolue progressivement en conservant des éléments clés des pensées précédentes.
Par ailleurs, l’image du « communisme décroissant » n’est pas, en dehors de ses fondements théoriques, fortement originale. Celui-ci rejoint ainsi partiellement certaines pensées de la décroissance ou le Frédéric Lordon de Figures du communisme (La Fabrique, 2021), par exemple.
Le fondement théorique n’est cependant pas anecdotique. Il permet d’en finir avec le mythe technologique et prométhéen qui amène de nombreux marxistes à vouloir trop souvent sauvegarder au nom du « développement des forces productives » le capitalisme existant.
Il permet de répondre au réflexe anti-marxiste de l’écologie politique et, donc, de l’amener à se positionner sur la société future. Il ouvre enfin la voie à un rapprochement avec des pensées de la décroissance qui, de leur côté, rechignent trop souvent à reconnaître leur caractère intrinsèquement incompatible avec le capitalisme.
Bref, Kohei Saito n’a pas usurpé son succès de librairie au Japon. Son travail ouvre des perspectives nécessaires et fécondes, et méritera d’être au centre des débats sur le dépassement de la crise écologique.
Romaric Godin
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