L’argument de la tragédie
On peut résumer l’intrigue de la tragédie politique de Jean Racine, qui s’est librement inspiré de l’histoire romaine, de cette façon : en 55 après Jésus-Christ, à Rome, l’empereur Néron fait enlever Junie, la compagne de son demi-frère Britannicus, dont il est amoureux afin de l’épouser. L’empereur fait détenir la jeune femme dans le palais impérial, au grand dam du fils naturel de Claude. Cela ne manque pas de susciter l’inquiétude d’Agrippine, la mère de Néron, et de son vénérable mentor, Burrhus. Ceux-ci tentent de convaincre le César de renoncer à son déplorable projet, mais en vain. Du reste, Néron préfère écouter les conseils de Narcisse, un être immoral qui l’entraîne irréversiblement dans la voie du crime.
Une histoire propice à l’étude psychologique du protagoniste
D’emblée, il faut reconnaître que l’intrigue de Britannicus est fertile en rebondissements. Cela s’explique parce que le grand auteur qu’est Jean Racine utilise ces situations dramatiques hors du commun afin de sonder, de manière approfondie, les états d’âmes des différents personnages de sa création. Dans cet esprit, Racine se soucie davantage de donner une cohérence interne à son œuvre que de respecter les moindres détails de la vérité historique ou de refléter des fragments de la vie quotidienne de citoyens romains. À l’instar des grands tragédiens de la Grèce ou de la Rome antiques, Jean Racine dépeint des personnages de haut rang, issus du passé, au sein de la société réputée dans laquelle ils vivent. Cela dit, malgré le titre que porte la célèbre pièce de théâtre précitée, c’est la figure de Néron qui se situe au cœur de celle-là. En d’autres termes, l’auteur nous souligne, à travers sa narration, que le jeune César se trouve à un tournant de son existence et de l’exercice de son pouvoir impérial. Ce personnage aussi singulier qu’instable est partagé entre des sentiments contradictoires : ceux-ci le poussent à hésiter entre l’amour destructeur qu’il ressent pour Junie et le sens du devoir qu’il doit démontrer. N’empêche que le spectateur lucide découvre graduellement que Néron a une propension prononcée à donner libre cours à ses envies les plus contestables…
Après avoir rompu les liens affectifs l’unissant à sa mère et se sentant moins attaché à ses précepteurs, Burrhus et Sénèque, que par le passé, Néron se croit désormais prêt à exercer un pouvoir démesuré, lequel ne s’embarrasserait pas de considérations d’ordre moral. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que le vieux gouverneur, Burrhus, un homme intègre, tente désespérément de remettre le fils d’Agrippine dans le droit chemin. Cependant, l’affection sincère que ce maître d’armes éprouve pour son empereur ne lui permet plus de le guider, avec constance, dans la voie honorable de la vertu. Ainsi, si le protagoniste renonce à contrecoeur à réaliser ses sombres projets, le spectateur perspicace saisit sans peine que la promesse du César consistant à ne pas éliminer son rival, Britannicus, et à ne pas épouser Junie demeure très fragile. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que Narcisse réussisse promptement à détourner Néron de ses velléités vertueuses en flattant, avec subtilité, ses bas instincts. Certes, ce vieux conseiller machiavélique excelle dans l’art de pousser l’empereur à s’affranchir de ses scrupules, de tout sens moral. Néanmoins, il importe d’admettre que, dans son for intérieur, Néron se révèle plus porté que jamais à commettre des gestes immoraux, en toute impunité…
Une mise en scène originale, mais peu probante
Sur le plan esthétique, il convient de souligner que Florent Siaud développe une écriture personnelle et novatrice. Se servant, avec une certaine adresse, des moyens techniques dont il dispose, Florent Siaud établit fermement le style de sa mise en scène, du début à la fin de la représentation de la pièce de Jean Racine : cela explique que l’on assiste à de constants va-et-vient entre les différents personnages de la tragédie. De cette façon, l’artiste évite de figer l’action théâtrale dans l’académisme. N’empêche qu’au delà du sens du rythme et de l’élégance artistique qu’il manifeste, Florent Siaud ne parvient pas à traduire adéquatement la profondeur du propos dramatique de Racine. A-t-il craint que le public contemporain ne saisisse pas les nuances propres à une œuvre littéraire du dix-septième siècle ? À notre avis, dans une certaine mesure, cela se révèle indéniable. Cependant, cette appréhension du metteur en scène face à une attitude présumée de l’amateur de théâtre ne justifie point la perspective qu’il adopte en traçant les portraits psychologiques des différentes figures de la tragédie.
Des portraits psychiques décevants
Selon nous, il est déplorable que les principaux personnages de la narration n’apparaissent pas dans l’épaisseur psychologique qui leur est propre, à travers l’adaptation scénique de Britannicus qu’a effectuée Florent Siaud. De manière précise, on peut affirmer que le jeune metteur en scène a choisi de représenter essentiellement le protagoniste de la pièce de Racine comme un histrion faiblard et narcissique. Certes, ces caractéristiques très négatives, voire caricaturales sont inhérentes à la personnalité de Néron. Toutefois, n’en déplaise à Siaud, le personnage central de la tragédie demeure un être complexe, tourmenté, soumis à diverses influences, qui se révèle animé par des sentiments et des pensées incompatibles. En effet, il oscille constamment entre le bien et le mal pour des raisons mystérieuses, voire troublantes. Or, Siaud choisit, de manière univoque, de diluer la profondeur psychologique de Néron afin de le rendre éminemment accessible au spectateur. Tout compte fait, une telle interprétation suscite une vive déception, sur le plans émotionnel et intellectuel, chez l’observateur cultivé, puisqu’il saisit que Florent Siaud ne traduit pas l’intention dramaturgique latente qu’a eue Jean Racine en brossant le portrait de Néron, à savoir : celle de proposer à l’amateur de théâtre une réflexion philosophique traitant du libre arbitre dont dispose tout être humain.
D’autre part, Florent Siaud représente le personnage de Britannicus comme un jeune homme honnête, voire naïf, qui manifeste un impressionnant courage face à l’adversité. Soit. Toutefois, le metteur en scène ne dépeint pas, ainsi qu’il aurait dû le faire, l’amour passionnel que le fils de Claude éprouve pour Junie et vice-versa. Or, c’est cette passion amoureuse qui sert de catalyseur à son intrépidité ainsi qu’à celle que manifeste la jeune femme. Par ricochet, le personnage de Junie apparaît davantage, selon la perspective de Siaud, comme une résistante face au pouvoir de Néron que comme une femme amoureuse de Britannicus. Voilà pourquoi cette figure féminine ne s’impose pas, sur scène, ainsi qu’elle devrait le faire. Quant au personnage d’Agrippine, le metteur en scène insiste beaucoup sur le sentiment de révolte qui caractérise cette femme déterminée, mais il ne suggère pas suffisamment sa volonté d’assujettir Néron à ses projets, ni celle de dominer le monde politique dans lequel elle vit. De sorte que l’on peut légitimement affirmer que le metteur en scène trahit non pas la lettre mais, dans une large mesure, l’esprit de la tragédie de Racine.
Une inadéquation entre le signifiant et le signifié
Assurément, le Britannicus de Jean Racine comporte une grande richesse stylistique : il fourmille de figures de rhétorique, qui donnent au propos de l’auteur un pouvoir évocateur exceptionnel. Hélas, Florent Siaud n’adopte pas une démarche qui lui permet de mettre en relief ce magnifique texte théâtral. Plutôt que de chercher à suggérer la portée d’une myriade d’alexandrins et de répliques inspirés, Siaud procède, au travers de sa représentation, à une espèce de juxtaposition de discours qui deviennent souvent irréconciliables. De manière concrète, en cherchant à créer une mise en scène résolument moderne, spectaculaire, il occulte la signification universelle du texte racinien plutôt que d’en actualiser ou d’en élargir la portée. Dès lors, il échoue à créer une véritable dialectique entre le fond littéraire et la forme théâtrale de l’œuvre.
Même si Florent Siaud n’a pas su, selon nous, mettre en scène le Britannicus de Jean Racine de manière probante, l’échec relatif qu’il a connu pourrait s’avérer instructif pour l’artiste québécois. Ainsi, la principale erreur qu’a commise le jeune concepteur a sans doute été de se méprendre au sujet de la profondeur et de la transcendance d’une pièce de théâtre qui, en dépit du passage du temps, n’a rien perdu de sa valeur intrinsèque. Somme toute, Siaud devrait à l’avenir s’inspirer de la démarche esthétique d’un Benno Besson (Le Tarfuffe1 [présenté initialement en 1995]) ou de celle d’un Serge Denoncourt (Électre2 [créé à L’Espace Go en 2019]), parce que ces deux artistes ont su mettre en scène, avec rigueur, des pièces de théâtre exceptionnelles tout en dévoilant leur irrécusable originalité. À défaut de quoi, le jeune metteur en scène risquerait éventuellement de dénaturer la contribution essentielle d’auteurs classiques pour la culture contemporaine. Il faut donc souhaiter que la passion que Florent Siaud éprouve pour le théâtre lui permettra de réévaluer sa praxis dramaturgique promptement.
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