Quelque part entre Ken Loach, Irvine Welsh, Pier Paolo Pasolini et Robert Guedigian, il y a la jeune Silvia Avallone. Rencontre à l’occasion de la sortie de la traduction française.
« 2001 ou l’emprise de Berlusconi sur la classe ouvrière »
« Berlusconi obtient le vote de confiance au Sénat », « Berlusconi cite l’Alice de Lewis Carroll », « le président du Conseil rappelle que nous ne sommes pas au pays des merveilles et qu’il n’est pas Alice » : ainsi étaient les titres de la presse, ce 19 juin 2001, de l’autre côté des Alpes, il y a bientôt dix ans, quand Silvio Berlusconi devenait pour la deuxième fois président du conseil italien.
Mais, si en 1994 son gouvernement était tombé au bout de huit mois (suite au départ de la Ligue du nord de la coalition menée par Forza Italia, le parti du Cavaliere), il allait cette fois exercer un mandat complet, jusqu’en 2006.
De sorte que c’est lors de son deuxième exercice du pouvoir que Silvio Berlusconi commença à exercer son influence sur la psyché italienne : une lame de fond ultralibérale, un décervelage en règle. Cette fois, la classe ouvrière serait emportée.
C’est pour cette raison que Silvia Avallone, qui avait onze ans à l’époque des faits, a voulu revenir sur cette période dans son premier roman, qui succède à un recueil de nouvelles paru en 2007.
« 2001, c’est l’année du 11-Septembre, mais c’est aussi le moment où l’on voit l’emprise de Berlusconi sur la classe ouvrière. »
« Ce regard posé sur la femme en Italie… »
Piombino, bourgade industrielle de la Toscane qui fait face à l’Ile d’Elbe. Une ville dont la mère nourricière est l’aciérie Lucchini, qui emploie trois quart des habitants. Ici, l’acier « n’est pas une substance élémentaire », mais « la sécrétion de milliers de bras humains ».
Et il y a aussi la plage. Il y a Anna et Francesca, deux adolescentes de « 13 ans, presque 14 », unies par une amitié presque amoureuse. Anna, fille d’une femme de gauche et d’un chômeur devenu petit escroc, couvert de dettes. Le frère, Alessio, beau mec du quartier, vote Forza Italia – « Aux élections du 13 mai, il avait voté Forza Italia. Il était sûr d’une chose : les mots, ça ne sert à rien. »
Francesca, elle, vit dans une famille renfermée, avec un père qui passe son temps à la mater.
C’est d’ailleurs par une page sublime de voyeurisme gênant que le lecteur entre dans « D’Acier », une scène où le père salive devant les jambes de sa propre fille qui plonge dans la mer. Dans cette scène, la jeune auteure avoue avoir voulu montrer, outre l’ambiguïté paternelle :
« Ce regard posé sur la femme en Italie, ce regard transformé depuis des années par la télévision. Une télévision qui passe son temps à montrer des corps de femmes dénudés, de sorte que, lorsqu’ils sont devant, les hommes ne voient plus même les femmes qui sont à côté d’eux. »
Pour elle, comme elle le dit dans notre entretien : « Berlusconi a fait de la femme une marchandise. »
Deux Barbie sur la plage d’un royaume cabossé
Anna et Francesca, deux Barbie qui sont surtout les stars de la plage et du quartier. Chaque lundi matin, elles font leur « carnaval à elles » : fenêtre de la chambre ouverte, musique à fond, elles se déhanchent à moitié nues devant les mecs qui passent, sur Britney Spears ou Gianna Nannini.
Reines de Piombino, elles deviennent surtout une machine à fantasmes pour les petites frappes de leur âge. Entre drague et petites combines, les garçons se rêvent ici en chefs de bandes, et les filles en starlettes de la télévision.
Dans un roman se déroulant entre mai et septembre 2001, Silvia Avallone revient sur une adolescence féminine qui fut aussi la sienne (elle est de deux ans la cadette de ses propres personnages). C’est cette adolescence que l’on va suivre, dans un roman qui devient, ensuite, une chronique sociale.
Celle d’un royaume cabossé avec vue sur mer, mais aussi enfer pour les
« femmes aux mollets enflés », contraintes de prendre la place de leurs
« maris avachis », prisonniers du chômage, comme référents adultes.
Ce moment de l’Histoire où la classe ouvrière a changé de rêves
Ce que montre cette histoire, c’est une adolescence en fusion, comme l’acier qui fait vivre la ville. Ce qu’illustre surtout ce roman, c’est ce moment de l’Histoire où la classe ouvrière a changé de rêves. Et est passé, selon les mots de la romancière : « A un désir d’acquisition immédiat, un repli sur le présent, à la place de ce qui constituait avant le mythe et l’espoir de lendemains meilleurs. »
Ainsi, avec une écriture aussi simple que l’environnement ambiant est plombé, « D’Acier » montre comment la classe ouvrière a, à ce moment de l’Histoire, de nouveau cédé aux sirènes populistes.
« En Italie, plus personne n’ose parler de Berlusconi ! »
Lorsqu’elle a présenté son manuscrit, Silvia Avallone s’est vu rétorquer que son sujet était difficile et dangereux :
« On m’a dit qu’il ne fallait pas parler de travail et de chômage aujourd’hui, mais de fête et de télévision. »
Juste après cette interview, elle se réjouissait d’avoir pu parler de Berlusconi : « En Italie, même à gauche, plus personne n’ose critiquer Berlusconi, ni même en parler ! »
Elle s’en est chargée, et a été suivie jusqu’ici par 350 000 lecteurs, pour un roman qu’elle a écrit durant ses deux ans de chômage.
« D’Acier », un titre brut, pour un roman qui est une vraie matière vive. Un roman sur un passé récent, qui est donc bien un espoir pour l’avenir. Un vrai livre de gauche.
D’acier, Sylvia Avallone, Édition Liana Levy, paru le 7 avril 2011
Pour visionner une entrevue avec l’auteure, voir : http://www.youtube.com/watch?v=5-nfw_ip4wg
Cet article est tiré du site de rue89.com