Reporterre : Comment a démarré la lutte contre le projet de mine d’or à ciel ouvert de Crucitas ?
Alvaro Sagot : La lutte contre l’exploitation minière au Costa Rica ne date pas d’hier. À Crucitas, un village du nord du pays, près de la frontière avec le Nicaragua, elle a démarré il y a vingt deux ans, dès qu’on a parlé d’implanter une mine d’or dans le coin. Au départ, les habitants ne voulaient pas qu’un projet d’exploitation aurifère se développe à proximité de leur communauté. Ils craignaient d’y voir naître une poche de pauvreté avec l’arrivée d’immigrants en recherche de travail, et tout ce que cela implique en général : prostitution, alcool, drogue, délinquance...
La mobilisation citoyenne a donc été immédiate, bien que vaine au départ : tous les permis nécessaires ont été peu à peu délivrés à l’entreprise. Industrias Infinito [filiale d’Infinito Gold, une transnationale minière à capital canadien, ndlr] a obtenu la validation de son étude d’impact environnemental, puis la concession, suivie d’un permis de déforestation du site d’exploitation.
C’est ce dernier qui a mis la communauté de Crucitas dans une grande colère. Une association écologiste de la zone, Uno Vida, a alors présenté un recours à la Cour constitutionnelle, sollicitant la protection de la forêt. Ce recours a été accepté par cette juridiction qui a rapidement ordonné la suspension du permis de déforestation en attendant la sentence.
Cependant, dans le bref laps de temps d’une douzaine d’heures qu’a duré la démarche, l’entreprise a déboisé soixante-dix hectares de forêt. Sachant que l’ordonnance serait rapidement publiée, elle avait contracté une armée de travailleurs dotés des tronçonneuses afin de couper le plus d’arbres possible juste avant la suspension...
Cette déforestation hâtive n’a-t-elle pas accentué la colère des contestataires ?
En effet, la mobilisation anti-mine a redoublé et plusieurs associations se sont unies à Uno Vida, si bien que dix-sept procès civils ont été ouverts par la suite contre le projet minier d’Industrias Infinito.
La Cour constitutionnelle a étudié ces dossiers respectifs et a fini par déclarer un non lieu. Selon elle, ce projet de mine d’or à ciel ouvert ne présentait aucun problème au niveau constitutionnel. Nous avons dû passer à un autre niveau juridique et contester la légalité du projet au tribunal administratif.
La coalition anti-mine avait encore grossi. Elle était représentée par plusieurs associations (Uno Vida, Apreflofas, Fecon...), par un groupe de professeurs de l’université à qui le biologiste Jorge Lobo prêtait sa signature, et par un groupe d’avocats dont je faisais partie. Nous demandions le retrait de tous les permis obtenus par l’entreprise.
Quels étaient vos arguments contre le projet d’Industrias infinito ?
Nous avons démontré que la validation de l’étude d’impacts environnementaux avait été obtenue à une époque où il existait au Costa Rica un moratoire sur la mine métallique à ciel ouvert. C’est Abel Pacheco (président de 2002 à 2006) qui avait décrété ce moratoire et il était encore en vigueur à la date de la validation. Le président suivant, Oscar Arias (de 2006 à 2010), a révoqué ce moratoire.
Nous avons aussi démontré que la valeur écologique du site avait été sous-estimée, notamment l’inventaire forestier. Cette étude environnementale comportait des données fausses : on y lisait par exemple qu’il y avait des mangroves et des espèces côtières, alors qu’elles ne peuvent pas vivre à cet endroit à cause de l’altitude et de l’éloignement de la mer ! Le permis avait donc été émis sur les bases d’une étude douteuse que la Cour constitutionnelle n’avait pas relevée, ou voulu voir.
Autre irrégularité : nous avons aussi démontré que l’aire du permis de déboisement ne correspondait pas à la superficie du permis d’exploitation.
Au final, le tribunal vous a donné raison...
Les procès ont duré de 2008 à 2011 et nous avons gagné ! Tous les permis octroyés à Industrias Infinito ont été annulés et la concession retirée. Au final, les juges ont même déclaré qu’à l’heure d’octroyer les permis, sous le gouvernement d’Oscar Arias, il avait existé une « orchestration de volontés ». Cette expression sous-entend qu’il y a probablement eu de la corruption. Les juges ont donc demandé au pénal une investigation sur les fonctionnaires qui ont émis les permis.
Durant ces années de lutte, nous nous sommes confrontés à un gouvernement en parfaite harmonie avec cette « orchestration de volonté » et avec l’entreprise.
Y a-t-il eu, comme on le suppute, une donation de 250 000 dollars d’Industrias Infinito à la fondation de M. Arias ? Un reportage télévisé a d’ailleurs montré le représentant de l’entreprise minière disant qu’il n’avait pas peur pour son projet car il entretenait une parfaite amitié avec le président Arias...
Quelle forces, quelles pressions avez-vous rencontrées en face ?
Plusieurs procès en appel ont été intentés par Infinito Gold et sa filiale qui ont aussi attaqué le secteur écologiste costaricain, notamment pour injure et diffamation. L’entreprise demandait 500 millions de dollars d’indemnités à deux professeurs universitaires, dont le biologiste Jorge Lobo, parce qu’il était intervenu dans un documentaire critique du projet de mine, El oro de los tontos (« L’or des sots »). Jorge Lobo et son collègue, heureusement, ont été exonérés par la justice, ce qui a représenté notre deuxième triomphe !
La société civile n’a cessé de se mobiliser et il y a eu une importante marche de San José, la capitale du pays, jusqu’à Crucitas, avec des escales de sensibilisation dans chaque village. Au changement de gouvernement, en 2010, une grève de la faim a même été tenue par des militants face au palais présidentiel où siégeait alors Laura Chinchilla, du même parti qu’Arias. Cette présidente (2010 à 2014) a représenté le pire gouvernement en matière d’écologie pour le Costa Rica !
Mais après le jugement et l’annulation de tous les permis à l’entreprise, constatant toutes les irrégularités, les députés ont décidé de modifier le code des mines pour interdire la mine métallique à ciel ouvert au Costa Rica : ce fût notre troisième triomphe !
Quelles leçons tirez-vous de ce combat ?
Ces procès ont montré à quel point il est important que le pouvoir judiciaire soit indépendant de l’exécutif. Ils ont démontré surtout que la société civile unie peut arriver à ses fins, qu’il ne faut jamais taire les irrégularités, même si cela coûte du temps. La justice est lente, certes, le combat a duré des années, mais il a abouti.
Sur le plan éthique, les fonctionnaires publics qui ont octroyé les permis illégaux pourraient bien être prochainement amenés à payer par de la prison. Et finalement, tout ce combat a amené l’interdiction formelle de la mine métallique à ciel ouvert dans notre pays. Cette victoire est un exemple pour toute l’Amérique Centrale où des projets miniers existent un peu partout, y compris en territoire amérindien...
Cette affaire n’est pas tout à fait finie... Infinito Gold tient tête, non ?
Nous avons obtenu l’annulation de la concession, mais un autre procès est en cours à propos des dommages environnementaux causés par l’entreprise, notamment à cause de la déforestation. Industrias Infinito a tout fait pour empêcher la nomination d’experts, en vain. Une audience doit prochainement exposer les montants calculés qui pourraient s’élever à dix millions de dollars.
Cependant, l’entreprise au Costa Rica ne possède rien à saisir. Voyant qu’elle perd, elle menace de son côté d’attaquer l’État costaricain et de lui réclamer jusqu’à un milliard de dollars de dédommagement. Elle veut recourir au CIRDI (le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), cette instance de la Banque Mondiale supposée arbitrer les conflits entre États et investisseurs étrangers.
Il existe bien un accord d’investissement entre le Costa Rica et le Canada. Il stipule que les investisseurs ont le choix entre : soit recourir à la justice nationale du pays où ils investissent, soit recourir à la justice internationale. Or, Industrias Infinito a recouru plusieurs fois à notre justice nationale, éliminant, d’après nous, la possibilité de recours à cette voie internationale.
De plus, dans cet accord d’investissement, il est aussi stipulé que les investisseurs doivent respecter la légalité, l’environnement et la biodiversité. Cela n’a pas été le cas. Toutefois, nous sommes inquiets, car le CIRDI semble avoir été créé pour protéger les investisseurs.
Depuis le secteur écologiste, nous considérons que nous avons les moyens de défendre les intérêts du pays. Ce qui nous préoccupe, c’est que nous ne pourrons pas participer directement à cet arbitrage qui mettra face à face l’entreprise et l’État qui, à une époque, a défendu l’entreprise...
Le gouvernement a changé en 2014, mais la nouvelle équipe aux affaires pourrait bien être tentée de négocier un accord pour éviter de mauvais points économiques au pays.
Les risques écologiques auxquels le Costa Rica a échappé
Crucitas est implanté dans le bassin binational du fleuve San Juan, à la frontière du Nicaragua. C’est une zone de grande importance écologique qui constitue l’unique maillon reliant les forêts humides atlantiques du Nicaragua et du Costa Rica.
La zone de Crucitas a ainsi été définie comme un couloir biologique dans lequel vivent plus de 500 espèces d’oiseaux, plus de 120 espèces de mammifères, plus de 60 espèces de poissons et de nombreuses espèces d’arbres.
Beaucoup de ces espèces sont sur la liste des espèces menacées, parmi lesquelles le aras vert (Ara ambiguus), dont la population mondiale est réduite à 7.000 individus. La concession qui permettait d’exploiter une zone de 260 hectares, abritait une riche forêt de 190 hectares qui aurait été abattue.
Dans l’aire d’extraction, deux grands puits de 65 mètres de profondeur sur une surface de 50 hectares auraient été creusés, rasant complètement deux collines sur lesquelles poussaient 24 espèces d’arbres menacés ou rares, dont l’amandier jaune (Dipteryx panamensis), principal source d’alimentation du Aras vert.
Destruction colossale
Pour la construction du bassin de résidus, il aurait fallu inonder avec des eaux contaminées au cyanure, 135 hectares, incluant un chemin public et les berges d’une rivière. C’est cette aire qui a déjà été en partie déboisée par l’entreprise alors que des espèces forestières rares y poussaient, telle que le gigantesque Ceiba (Ceiba pentandra).
La mine se serait située sur deux couches aquifères, dont l’une se situe à 70 mètres de profondeur dans un sol de grande perméabilité où s’approvisionnent sept communautés en eau potable.
6.785 tonnes de terre, pierres et roches, devaient être extraites chaque jour en utilisant des explosifs, du cyanure et d’autres produits chimiques hautement toxiques. En effet, pour extraire un peu plus de deux grammes d’or, il fallait remuer une tonne de matière du sol et du sous-sol.
Le projet prévoyait l’extraction d’un million de grammes d’or, représentant environ 1,5 milliards d’euros, mais ne laissant au Costa Rica que l’équivalent de 30 euros pour chaque 1.400 euros produits par l’entreprise canadienne...