Édition du 12 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Après Fukushima : des mères de famille à la pointe du combat contre le nucléaire

Alors que des tonnes d’eau radioactive continuent à s’écouler de la centrale de Fukushima, les mouvements antinucléaires japonais se battent pour que les 52 réacteurs actuellement à l’arrêt le restent. En pointe de ce mouvement : les femmes du collectif Mama Gen. Face à un gouvernement pro-nucléaire, à une population qui pense tourner la page en jouant l’autruche, et à des médias qui les ignorent, la tâche est ardue. Basta ! vous emmène à leur rencontre.

Tiré de Basta Mag.

Le 21 août dernier, pour la première fois depuis l’accident du réacteur nucléaire Daiichi à Fukushima, l’Autorité japonaise de régulation du nucléaire a qualifié un nouvel incident de grave : au moins 300 tonnes d’eau radioactive ont fuité d’un réservoir de stockage défectueux et, mélangées aux eaux pluviales, se déversent dans l’océan Pacifique. Tepco, l’opérateur de la centrale, a reconnu le « problème ». Mais a précautionneusement choisi de le faire après les élections au Parlement national, remportées par le parti pro-nucléaire de l’actuel Premier ministre, Shinzo Abe.

Le coup est dur pour les militants des mouvements anti-nucléaires locaux, réunis dans des coalitions dont la plus importante est "Sayonara Genpatsu Issenmannin Akushon" (Au revoir le nucléaire). « L’accident de Fukushima a réellement fait naître le mouvement antinucléaire japonais, auparavant invisible, explique Steve Zeltzer, Californien auteur du documentaire Fukushima never again. Des manifestations ont fleuri partout. Le mouvement a cru que cette expression, rare au Japon, serait écoutée par le gouvernement. Mais 2 des 54 réacteurs mis à l’arrêt ont rouvert et Abe, prônant la réouverture totale, a été élu. Les gens ont été sonnés. » Même si la récente élection parlementaire a, pour la première fois, permis à deux militants antinucléaires d’obtenir des sièges, le mouvement semble un barrage bien ténu face à la volonté gouvernementale de rouvrir tous les réacteurs à l’été 2014.

Seuls contre tous

Ayamo, cheveux longs et robe hippie, prépare le goûter pour ses enfants. Elle est responsable de Mama Gen, un collectif de mères anti-nucléaires établi à Fukuoka, dans le Sud du pays. Elle ne mâche pas ses mots pour décrire la politique du Premier ministre : « Il a vendu son âme au diable. Non seulement il souhaite rouvrir les centrales, en construire de nouvelles, mais aussi en exporter ! » Alors que le réacteur de Fukushima déverse encore sa radioactivité, Shinzo Abe multiplie les voyages au Moyen-Orient, en Afrique et en Turquie pour y vendre sa technologie. « Le gouvernement est économiquement englué et contrôlé par l’industrie nucléaire, estime Hajime Matsukubo, porte-parole du Centre citoyen et indépendant d’informations sur le nucléaire (Cnic). De plus, les antinucléaires n’ont pas le soutien des syndicats, qui croient encore dans une énergie nucléaire sans danger. Et les votes du mouvement se sont divisés entre plusieurs partis verts. »

Pourtant, 60% de la population se déclare hostile à la politique pro-nucléaire du gouvernement, selon un sondage de juin 2013 [1]. Le mouvement peut-il s’appuyer sur cette opinion publique ? « Malheureusement, deux ans après l’accident, les Japonais ne veulent plus parler de Fukushima, ils veulent oublier », soupire Hajime Matsukubo. Subtilité d’un peuple à la culture singulière. « Les Japonais sont éduqués à ne pas se plaindre, ne pas s’extraire du groupe, ne pas créer de conflit en parlant de sujets qui fâchent ou en exprimant un désaccord », décode Nonoko Kameyama, photographe et chef de file du mouvement des mères contre le nucléaire. Difficile donc pour les organisations de recruter ou même de rassembler pour des manifestations. « A Fukuoka, les gens semblent frappés d’amnésie, s’insurge doucement un militant. Les manifestations deviennent rares. Les activistes marchent silencieusement, tournesols à la main et les passants leur crient : "Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? De quoi parlez-vous ? Taisez-vous !" »

Selon Nonoko Kameya, les mobilisations du mouvement antinucléaire n’ont pas été assez massives pour peser. « La population japonaise est très secrète et pas active politiquement : la moitié des gens ne votent pas », renchérit Ayamo. Pour elle, le salut viendrait d’ailleurs : « Si nous ne sommes pas assez nombreux, il faut que les gouvernements étrangers fassent pression sur le Japon pour que l’on sorte du nucléaire. Nous avons besoin de l’aide internationale. » Le 7 juin dernier, François Hollande recevait Shinzo Abe pour l’appuyer dans ses projets d’exportation de centrales nucléaires. Le 26 juin, le Japon réceptionnait, pour la première fois depuis Fukushima, une cargaison de carburant radioactif... venant de France. Le salut ne viendra pas de là.

Fissurer le mur de la désinformation

« Nous pouvons surmonter les radiations et nous pouvons décontaminer Fukushima » : tel est le leitmotiv du gouvernement. Face à cette posture, les antinucléaires proposent une contre-information. « Depuis l’accident, le gouvernement dispose de moyens précis de calcul de radiations. Ils font beaucoup de simulations, mais cachent tous les résultats », explique Hajime Matsukubo, du Cnic, qui s’acharne à collecter et diffuser données et analyses, via des réseaux créés sur Internet. A l’école, le gouvernement a institué des modules d’éducation pour parler des radiations [2] où les enseignants sont priés de « faire comprendre aux élèves qu’il n’y a aucun lien prouvé entre une exposition à de faibles degrés de radiations et des maladies ».

Le mouvement arrive à « fissurer ce blocus de désinformation ». Mais il lui manque malheureusement l’accès à la télévision, qui refuse de les médiatiser. « La télévision, surtout publique, cache l’action des antinucléaires, observe un activiste. Les gens ne sont pas informés des conséquences des radiations sur la santé. Comme ils construisent leur opinion en fonction de ce qu’ils voient à la télé, tant que les mouvements en seront absents, ils n’auront pas de légitimité. » Neil Witkin, photographe américain installé au Japon, a mené un remarquable travail de photographies et d’interviews (en anglais) intitulé "Non-dit, pensées intimes après Fukushima" montrant ce que les habitants de la préfecture de Fukuoka pensent et savent des radiations. Le résultat est touchant autant que désespérant.

Fin de journée à Kitakyushu, à 1 000 kilomètres au Sud de Fukushima. Quelques manifestants marchent derrière un camion semblant transporter des débris. Ce que dénoncent les activistes ? Dans l’usine d’incinération de leur ville sont brûlés des déchets radioactifs issus de la centrale de Fukushima. Le gouvernement rassure : seuls sont concernés les débris ayant une concentration de césium radioactif inférieure à la norme. Sauf que... avant Fukushima, selon la norme, les débris présentant une radioactivité de plus de 100 becquerels par kilo étaient des déchets dangereux. Depuis, la norme a changé : les débris qui ne dépassent pas 8 000 becquerels par kilo ne sont plus considérés comme potentiellement dangereux ! « En terme de contamination, le transport et l’incinération de ces débris représente un deuxième Fukushima », a analysé Arnold Gundersen, expert états-unien en énergie nucléaire.

Quand les médias stigmatisent les mères de famille

Comme chaque mardi soir depuis l’accident de Fukushima, Ryo Irie, coiffeur, et quatre autres acolytes prennent place devant l’immense bâtiment de Kyushu Electric Power Co, le gestionnaire des centrales nucléaires de l’île de Kyushu. Pendant deux heures, pancartes à bout de bras, ils interpellent l’entreprise. Derrière les stores du siège social, jamais rien ne bouge. Les activistes saluent les passants, qui les ignorent en retour. « Nous voulons, par notre persévérance, que les gens n’oublient pas le problème du nucléaire, explique Ryo Irie. On devient familiers, on les maintient conscients sans les agresser. »

Parmi les militants antinucléaires, les femmes sont les plus convaincantes. « Étonnamment, les mères, traditionnellement plutôt effacées au Japon, sont devenues les contestatrices de premier plan », souligne le documentariste Steve Zeltzer [3]. La photographe Nonoka Kameyama, auteure du livre « 100 mothers »
 [4], qui dévoile de beaux portraits de mères antinucléaires, a quitté Tokyo juste après l’accident. Tout juste mère de jumeaux, elle a pris la mesure de la catastrophe et a craint pour la santé de ses enfants : « A cette époque, les médias stigmatisaient les mères comme des hystériques, qui pétaient les plombs à cause de la radioactivité. J’ai voulu faire un livre pour montrer des femmes belles, normales, tranquilles, mais qui agissent, car elles ont l’instinct de protéger leur enfant. »

Contrairement aux autres militants, ces mamans ont été médiatisées. « L’image de gentilles femmes et enfants qui veulent la paix est plus recevable par le grand public que celle d’hommes en colère qui crient dans la rue », poursuit-elle. Le mouvement des mères a écrit à Shinzo Abe pour demander, outre l’abandon des centrales, l’évacuation des enfants habitant encore la zone de Fukushima. « Le taux actuel de radiation sur place est équivalent à celui de Tchernobyl. Eux avaient évacué la zone. Nous, on a balayé les cours de récréation et dit aux enfants de reprendre leur vie comme avant. » Le Premier ministre n’a pas répondu.

A Fukuoka, les mères préparent actions, tracts et manifestations au sein du collectif Mama Gen. Elles s’échangent aussi des bons plans : où acheter des fruits et de l’eau non contaminés ? Les femmes cultivent des légumes pour les envoyer aux familles de Fukushima. Le groupe les aide aussi à tenir un engagement difficile : « Ici, beaucoup de mères ont fui le Nord, mais ont dû divorcer, car leurs maris ne partageaient pas leurs inquiétudes et ne voulaient pas sacrifier leurs carrières. On a des petits boulots, on gère l’éducation des enfants, c’est dur. »

Réduire la consommation d’énergie

Au supermarché, les militants vérifient la région de production des fruits qu’ils achètent. Il n’est pas rare de voir des Japonais acheter des aliments ou de l’eau fièrement estampillés "Fukushima", par solidarité avec leurs compatriotes. « Notre mission, en tant qu’organisation antinucléaire, est aussi de sensibiliser les gens à leur consommation, y compris la consommation d’énergie ». Au Japon, elle était en 2010 30% plus élevée qu’en Europe. Après l’accident nucléaire et l’arrêt des centrales, le gouvernement a lancé le mouvement "Setsuden" (Economie d’énergie), visant une réduction de consommation électrique de 15%.

« On a baissé la température des climatiseurs, réduit les éclairages publics, installé des LED. Les industries, moins approvisionnées en énergie, ont adapté leurs process et une nouvelle génération d’appareils électroménagers moins gourmands a été fabriquée », énumère Ton Kocken, ingénieur solaire néerlandais installé à Fukuoka. Les politiciens ont même lancé le "Cool biz" (vent frais) suggérant sérieusement aux employés de tomber cravate et veste, l’été, pour épargner le climatiseur. Ces mesures ont eu impact réel : la consommation énergétique a baissé de 4,7% en 2011, par rapport à 2010 [5]. Mais les experts doutent que ces efforts soient durables.

Il faut investir dans les énergies renouvelables, scandent les mouvements antinucléaire. Jusqu’à récemment, elles représentaient moins d’1% de la production totale d’énergie. Mais cette année, l’investissement dans le solaire a explosé. « Le potentiel est réel, mais nous n’en sommes qu’aux frémissements, poursuit l’ingénieur. Pour les particuliers, les panneaux solaires coûtent quatre fois plus cher qu’en Europe et personne ne sait les installer. Ici, le réseau de connexion électrique est archaïque et sa puissance minuscule. Passer au solaire demandera d’énormes aménagements. » Ayamo n’y croit pas : « Le gouvernement nous annonce ici et là des centrales solaires, mais c’est pour donner le change, pour montrer combien ils sont gentils et crédibles. Depuis le début, ils nous mentent. »

Notes

[1] Sondage Jiji press, juin 2013

[2] Voir le manuel (en japonais.)

[3] Voir la présentation de son prochain documentaire : Mothers of Fukushima.

[4] Voir son livre et site attaché.

[5] Source : Ministère japonais de l’environnement.

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