Afin de bien comprendre les tenants et aboutissants de cette décision, ainsi que son impact dans la société québécoise et au sein de la gauche en général, il est important de comprendre tout d’abord le contexte qui entoure l’adoption et ensuite la contestation des lois. Or, même si nul n’est censé ignorer la loi, notre système d’éducation pas vraiment d’éducation juridique de base pour aider nos concitoyen.ne.s à comprendre les rouages de la judiciarisation qui les entoure.
Très brièvement, au Québec, tout comme dans le reste du Canada, notre système de lois est soumis à une hiérarchie qui doit être respectée pour assurer la validité de la législation. Les lois québécoises dites « ordinaires » doivent être conformes à la Constitution du Canada, qui délimite dans un premier temps le partage des compétences entre le palier fédéral et les paliers provinciaux. De plus, cette constitution prévoit aussi, par le biais de la Charte canadienne des droits et libertés, les droits et libertés fondamentaux qui s’appliquent à travers le pays. Par conséquent, normalement, toute loi adoptée au Québec doit être conforme à cette constitution ce qui signifie respecter le partage des compétences et les droits et libertés fondamentales qui y sont prévus.
De plus, le Québec a également sa propre Charte des droits et libertés de la personne, qui a également préséance sur toute loi adoptée au Québec de sorte que toutes les lois québécoises doivent normalement respecter cette Charte aussi.
Comment fait-on pour assurer que cette hiérarchie est respectée ? Au Québec et au Canada, contrairement d’autres pays, il n’y a aucune vérification faite quant à la validité constitutionnelle d’une loi avant son entrée en vigueur. Il existe essentiellement une présomption de validité de la loi qui demeure applicable tant et aussi longtemps qu’un tribunal n’aura pas prononcé une déclaration qui invalide ou déclare inapplicable en tout ou en partie celle-ci. Ce mécanisme relève d’un choix éminemment politique qui vise à privilégier l’initiative du pouvoir législatif (nos élu.es.) à adopter les lois qui lui conviennent. C’est loin d’être une structure neutre puisqu’elle relève des vestiges du système juridique colonial, comme on le verra plus tard. Reste que si nous considérons qu’une loi viole la Constitution canadienne ou la Charte québécoise, nous sommes contraints à entreprendre des procédures judiciaires, qui sont normalement très longues et coûteuses, pour faire valoir notre position et faire corriger la situation.
C’est donc ce qui s’est produit ici avec la loi 21. Dès son entrée en vigueur, plusieurs demanderesses, soit des femmes musulmanes voilé.e.s et des demandeurs, des hommes qui portent des signes religieux, ainsi que des syndicats et des organismes de défense des droits ont contesté sa validité par le biais de demandes adressées à Cour supérieure. Ces différentes demandes ont été réunies dans un procès par la Cour supérieure. Plusieurs organismes et syndicats ont demandé d’intervenir en appui à la contestation ainsi réunie alors que d’autres organismes sont intervenus pour appuyer la défense de la loi qui était assurée par le Procureur général du Québec, le représentant du gouvernement devant les tribunaux en pareille matière.
La contestation s’est déroulée devant la Cour supérieure, le seul tribunal qui possède un pouvoir inhérent de statuer sur la validité d’une loi, entre autres. Cette faculté découle d’un ordre juridique créé par la constitution canadienne. Il convient de noter que selon cet ordre, les juges qui siègent devant cette Cour sont nommés par le gouvernement fédéral, tout comme ceux de la Cour d’appel par ailleurs. Ceci étant, l’administration de ces tribunaux demeure sous juridiction provinciale.
Quant au présent dossier, le juge saisi faisait face à des contraintes importantes. Tout d’abord, la loi 21 comporte deux clauses dérogatoires (art. 33 et 34). Ces dernières stipulent que la loi s’applique malgré les articles 1 à 38 de la Charte québécoise et les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne. Cela met normalement la loi en question à l’abri de toute contestation basée sur ces articles pour une durée de cinq ans. Il est possible de renouveler la clause.
De plus, selon l’ordre juridique canadien, un juge de la Cour supérieure est lié par une règle communément connue sous le nom stare decisis (vocable latin qui signifie « s’en tenir à ce qui a été décidé). Selon cette règle, le juge est notamment lié par les décisions rendues par la Cour suprême du Canada, le tribunal le plus élevé du pays, sur les mêmes questions que celles qui lui sont soumises. Cela assure la cohérence du droit.
Les multiples demanderesses et demandeurs ont attaqué la loi de tous les angles. Le juge a divisé les arguments en deux parties, les arguments non-reliés directement aux chartes et les arguments reliés aux chartes (page 41). Le juge les résume ainsi :
« [187] La première catégorie couvre les questions suivantes : le caractère ultra vires de la Loi 21, la violation des lois préconfédératives, la violation de l’architecture interne et des principes sous-jacents de la Constitution, la modification de la Charte québécoise.
[188] La deuxième catégorie se divise en deux sous-catégories : 1) la violation des droits visés par les clauses de dérogation, à savoir la liberté de conscience, de religion, d’expression et d’association, ainsi que le droit à l’égalité, et 2) la violation des droits non visés par les clauses de dérogation, soit le droit à l’éligibilité aux élections provinciales, la liberté de circulation et les droits des minorités linguistiques ».
Sur les arguments reliés aux chartes, la défense s’est essentiellement résumée à soulever les clauses dérogatoires. Il n’y a eu aucune défense de justification. Pour résumer rapidement, si une loi viole les Chartes, le gouvernement peut se défendre en démontrant que la loi fut adoptée pour atteindre un objectif réel et urgent, qu’il existe un lien rationnel entre les mesures contestées et cet objectif et que les mesures constituent une atteinte minimale. Finalement le gouvernement devra démontrer que le bénéfice que la société tire des mesures est plus importante que les impacts négatifs. Dans le cas de la loi 21, vu la protection des clauses dérogatoires, le gouvernement n’a pas jugé bon d’essayer de se défendre, sauf pour produire une certaine preuve qui lui paraissait pertinente. On peut spéculer que la côte aurait été haute, vu l’absence objective d’une problématique en lien avec les signes religieux dans la société québécoise.
Sur les autres arguments, la jurisprudence antérieure de la Cour suprême a grandement limité la sphère d’intervention du juge. Les intervenant.e.s en appui de la défense ont soulevé des arguments reliés à la liberté de conscience des enfants qui seraient bafoués par le visuel que représentent les signes religieux, le caractère prétendument sexiste des symboles religieux portés par les femmes musulmanes et la contestation de ce qu’ils appellent « l’exceptionnalisme religieux » qui consisterait à élever les garanties constitutionnelles en matière de foi et de culte au-dessus des libertés de consciences et de religion.
Il convient de noter qu’il y avait également plusieurs questions accessoires qui ne sont pas utiles à la présente analyse.
Quant à la décision, malgré les critiques du gouvernement à l’égard du jugement et les critiques de certain.e.s envers le juge (chose coutume pour des jugements aussi médiatisés), il est difficile de dire que le jugement verse dans la controverse ou l’activisme judiciaire ou même amène un souffle nouveau.
Le juge refuse tout d’abord d’analyser la conformité de la loi eu égard aux dispositions écartées par les clauses dérogatoires même s’il avait la faculté de le faire. Il ne croit pas bon de répondre à une question qui serait selon lui théorique. Sa décision est critiquable puisque les clauses dérogatoires ne sont pas d’une durée illimitée. Par conséquent, il aurait été judicieux d’avoir un avis sur cet aspect au cas où le gouvernement voudrait les renouveler.
Le juge critique par contre l’étendue des clauses dérogatoires qui ratissent beaucoup plus large que les dispositions qui auraient pu être violées par la loi. Cependant, il considère que cet aspect est inattaquable juridiquement.
Il convient de noter que sa décision eu égard aux clauses dérogatoires suit essentiellement la lecture qu’il fait d’un arrêt clé de la Cour suprême en la matière, soit l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712., qui lie le Tribunal. Selon cet arrêt, la Charte canadienne n’impose que des exigences de forme pour qu’une clause dérogatoire soit valide. Vu que ces exigences sont remplies, la clause dérogatoire est inattaquable.
Le juge rejette également tous les arguments non-reliés aux chartes.
Les seuls arguments retenus sont relatifs aux violations des articles 3 et 23 de la Charte canadienne qui ne peuvent pas être visés par la clause dérogatoire qui porte sur la Charte canadienne.
Tout d’abord, le juge conclut que certaines dispositions de la loi violent l’éligibilité aux élections provinciales prévues à l’article 3 de la Charte canadienne qui prévoit que :
« 3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales ».
Le juge l’explique ainsi dans la décision :
« [885] Par l’effet conjugué du premier paragraphe de l’annexe III et du premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21, aucun député de l’Assemblée nationale ne peut siéger autrement qu’à visage découvert. Également, le président et les vice-présidents de l’Assemblée nationale, tout comme le ministre de la Justice et procureur général, ne peuvent porter de signes religieux en vertu de la prohibition contenue à l’article 6 de la Loi 21, lu en conjonction avec le premier et sixième paragraphe de l’annexe II ».
Le juge rejette les arguments reliés aux privilèges parlementaires puisque le gouvernement n’a pas démontré que l’Assemblée nationale doit détenir un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion du port des signes religieux ou de vêtement concernant le visage afin d’assurer sa souveraineté en sa qualité d’assemblée législative délibérante.
Vu que le gouvernement n’a pas fait de preuve de justification, le juge annule cette partie de la loi au motif que ça viole la Charte canadienne et n’est pas justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Quant à l’article 23 de la Charte canadienne, voici ce qui est prévu :
« 23 (1) Les citoyens canadiens :
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,
ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.
(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
(3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :
a) s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité ;
b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics »
À première vue, il peut sembler compliqué de conclure que l’interdiction pour les enseignant.e.s d’arborer des signes religieux violerait cet article. Or, il faut noter que cet article a fait l’objet de quelques décisions de la Cour suprême qui en a précisé la portée. Le juge en tire la conclusion suivante :
« [971] Selon la Cour suprême, les droits prévus à l’article 23 de la Charte participent au maintien et à la valorisation de l’instruction et de la culture de la minorité tout en s’assurant que les besoins spécifiques de la communauté linguistique minoritaire constituent la première considération dans toute décision touchant des questions d’ordre linguistique ou culturel ».
Une preuve élaborée fut présentée devant le juge quant aux besoins spécifiques de la communauté linguistique anglophone au Québec.
De là découlent les constats suivants qu’il convient de noter :
« [983] Sans nier ni diminuer le fait que la reconnaissance de la diversité culturelle et religieuse existe et se trouve valorisée dans le système d’éducation public francophone, le Tribunal doit constater que la preuve non contredite permet de conclure que les commissions scolaires anglophones et leurs enseignants.es ou directeurs.trices accordent une importance particulière à la reconnaissance et célébration de la diversité ethnique et religieuse .
[984] Ainsi, on doit constater l’existence de ce que l’on peut appeler, à défaut de meilleurs termes, divers accommodements quant à des pratiques ou fêtes religieuses dans ce milieu.
[985] En effet, la preuve révèle que plusieurs commissions scolaires anglophones, telles qu’on les connaît encore sous ce vocable, possèdent des politiques qui reconnaissent l’importance de la reconnaissance de la diversité, tant sociale, ethnique, culturelle que religieuse ».
(…)
[991] À l’évidence, les articles 13 et 14 de la Loi 21 entraînent la négation des politiques d’embauche, de rétention et de promotion du personnel pour les minorités linguistiques de certaines commissions scolaires. Il importe peu à cet égard que celles-ci ne représentent pas l’ensemble des organismes semblables de la province, comme le soutient le PGQ. D’une part, parce que la reconnaissance de leurs droits ne requiert pas une quelconque unanimité, mais plutôt, d’autre part, la simple démonstration d’une violation de ceux-ci.
(…)
[997] Ainsi la preuve démontre clairement, d’une part, que les commissions scolaires anglophones désirent intégrer les minorités culturelles qui portent des signes religieux afin, d’autre part, faciliter cette même intégration et la réussite scolaire de ses élèves issues de groupes religieux minoritaires qui portent des signes religieux, en assurant une représentativité de ces minorités dans le corps enseignant et les dirigeants d’établissement scolaire.
[1001] Ainsi, le Tribunal retient de la preuve que la présence de la diversité culturelle, et donc pour fins de précision la diversité religieuse entraîne une amélioration de la performance académique, des perceptions et de l’engagement scolaire des élèves issues de telles minorités tout comme de leur développement social et émotif . Il appert aussi que cette présence améliore la relation professeur-élève puisque ces mécanismes se trouvent partagés par tous les groupes minoritaires et qu’à cet égard la représentation visuelle de cette identité apparaît primordiale pour mettre en branle cette mécanique .
[1002] L’expert Dee opine que l’absence de diversité chez les professeurs, et particulièrement l’absence de référent visuel marqueur d’une certaine identité entraînera, en toute probabilité, une dynamique inverse à l’égard des élèves issues de minorités, mais également que cela entraînera des conséquences néfastes à l’égard des étudiants de la majorité. Il énonce :
65. […] reduced diversity is likely to increase prejudice among majority students by reducing their "intergroup" contact with teachers wearing visible religious symbols (Carver-Thomas, 2018). Both psychological and neuroscientific studies (Chekroud et al., 2014 ; Cloutier et al., 2014 ; Devine et al., 2012 ; Pettigrew et al., 2011 ; Pettigrew & Tropp, 2006 ; Telzer et al., 2013) present empirical findings that such intergroup contact is highly effective in reducing prejudicial attitudes.
[1003] Le Tribunal conclut donc qu’il ne fait aucun doute que le premier alinéa de l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le premier et le deuxième alinéa de l’article 12, les articles 13, 14 et 16 lus en conjonction avec le paragraphe 7 de l’annexe I, le paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4 de l’annexe III de la Loi 21, violent l’article 23 de la Charte. ».
Vu sa conclusion que la loi viole la Charte canadienne, le juge s’est attardée à la justification sous l’article 1er. Il a rappelé à cet effet que la Cour suprême avait déjà déterminé la norme applicable comme étant particulièrement sévère vu qu’il est impossible de faire échec à l’application de l’article 23 par le biais d’une clause dérogatoire (par. 1006 du jugement, citation de l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13).
Le juge a noté que le Procureur général n’a pas cru bon de défendre la loi mais a tout de même produit une preuve qui pourrait être pertinente à cet effet. Certains intervenants comme le Mouvement laïque du Québec et Pour les droits des femmes ont quant à eux décidé de se prêter à l’exercice.
Sur le critère de l’objectif urgent et réel, le juge a fait une précision importante en disant :
« [1025] D’une part, bien que cela puisse permettre de démontrer que l’action législative répond à une volonté populaire il demeure incontournable, d’autre part, que le Tribunal ne décide pas de la stricte légalité constitutionnelle d’une mesure législative en fonction de sondage ou de la volonté populaire. Cet élément ne participe en rien à l’analyse juridique des droits en cause hormis pour l’élément qu’il vient d’énoncer. ».
Ceci étant, vu que la mesure contestée s’inscrivait selon lui dans l’évolution de la déconfessionnalisation de la société québécoise, le juge a conclu que ce critère fut respecté. Le juge a également conclu qu’il y avait un lien rationnel entre l’objectif et la mesure vu que ce critère était particulièrement facile à remplir.
Comme c’est coutume en matière de libertés fondamentales, le critère qui a causé le plus de difficulté fut celle de l’atteinte minimale.
Le juge a noté par ailleurs que les arguments avancés se concentraient presqu’uniquement sur le hidjab. Il a rejeté d’emblée les prétentions sur le caractère « sexiste » de ce symbole et a conclu que le simple fait de porter un symbole n’est pas du prosélytisme.
Le juge a noté par ailleurs que :
« [1055] Dans S.L., la Cour suprême énonce que la neutralité de l’État existe lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse, ce qui implique le respect de toutes les positions à l’égard de la religion, en prenant compte des droits constitutionnels concurrents des personnes affectées ».
Il a ainsi fait une analyse approfondie de la jurisprudence de la Cour suprême pour conclure que :
« [1063] Pour le Tribunal, le respect de la neutralité religieuse réelle au sein des institutions d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire n’entraîne pas l’interdiction totale de toute référence vestimentaire à une appartenance religieuse puisque la neutralité réelle s’inscrit dans une démarche où l’on empêche des gestes actifs, et non pas en interdisant à des personnes de s’habiller en accord avec une religion dont l’orthopraxie peut requérir le port de certains symboles religieux ».
Le juge a également noté que l’application sélective de la mesure faisait échec à la prétention qu’elle visait à assurer le respect du principe de la laïcité au sein de la société québécoise.
Quant au critère de la proportionnalité entre les effets bénéfiques et délétères de la mesure, le juge a tout d’abord souligné que :
« [1069] Il ne fait aucun doute que les interdictions de porter de signes religieux et les conséquences qui s’y attachent s’avèrent des plus graves pour les personnes qui en portent en raison de leur foi. On peut même affirmer qu’il s’agit là pour elles d’une certaine forme de négation de leur être dans ce qu’il recèle de plus intime et de plus fondamental.
[1070] Vue d’une perspective opposée à celle du PGQ, du MLQ et de PDF, il apparaît évident de conclure que pour toute personne qui se voit obligée de poser un geste contraire à sa croyance fondamentale, il s’agit là d’une action qui porte gravement atteinte à sa liberté de conscience ».
Ses commentaires sur l’importance des signes religieux à cet effet sont particulièrement intéressants :
« [1092] Les défenseurs de la Loi 21 affirment que pour pouvoir bénéficier du privilège d’agir comme enseignant, les personnes qui arborent des signes religieux doivent laisser ceux-ci lors de leur entrée à la porte des écoles, pour les reprendre par la suite, à la sortie. Cette prétention présuppose que ces signes religieux ne constituent qu’un simple artifice qu’il convient de mettre de côté afin de respecter le principe de laïcité de l’État.
[1093] Vu de la perspective d’une personne non croyante ou de celle qui pratique une religion qui ne requiert aucune orthopraxie particulière, cette demande apparaît simple, pratique et aucunement attentatoire aux droits d’autrui. Cependant, elle méconnaît de façon fondamentale la symbiose qui existe justement entre la croyance religieuse et cette orthopraxie. L’une ne peut exister sans l’autre.
[1094] Que certains croient qu’il faille se soumettre uniquement à la loi édictée par des humains et non à celle d’un Dieu, cela demeure leur prérogative, mais tant que notre société reconnaît la liberté de religion, en l’occurrence à l’article 2a) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise, il s’ensuit qu’elle ne peut en faire abstraction comme s’il s’agissait d’une simple matière accessoire »
[1095] Il ne fait aucun doute que la Loi 21 comporte des effets inhibiteurs importants et qu’elle empiète lourdement sur les droits à la liberté de conscience et de religion. Dans ce contexte, il n’apparaît pas incongru de transposer l’enseignement suivant de l’arrêt Little Sisters quant à la façon dont le Tribunal doit aborder et apprécier la démonstration que doit faire l’État pour bénéficier du plein effet de l’article 1 de la Charte :
144 La liberté d’expression est au cœur de notre identité en tant qu’individus et de notre bien être collectif en tant que société. Tout doute quant à la justification doit être résolu en faveur de la liberté d’expression.
[1096] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que la liberté de religion et la liberté de conscience participent, à tout le moins au même caractère fondamental de l’individualité d’une personne et, par conséquent, cet énoncé et le principe juridique qu’il affirme se transposent assurément à notre affaire.
[1097] À cet égard, on peut même affirmer que les libertés de conscience et de religion, dans la mesure où celles-ci requièrent une certaine orthopraxie, comportent un aspect plus fondamental que la liberté d’expression. À titre d’exemple, on peut comprendre, en faisant un parallèle avec l’arrêt SEFPO, qu’en empêchant un fonctionnaire de porter un signe politique on viole sa liberté d’expression. Cependant, cette violation n’atteint pas l’âme ou l’essence même de cette personne, alors qu’en empêchant le port d’un signe religieux pour des personnes dont l’exercice de leur religion requiert une certaine orthopraxie, on se trouve à leur nier l’un de fondement même de leur être.
[1098] Évidemment, vu de la perspective d’une personne athée ou non croyante, cette façon d’appréhender la vie apparaît possiblement exagérée ou même irrationnelle. Cependant, chacun doit pouvoir agir selon ses convictions profondes, dans la mesure où celles-ci ne comportent pas d’effets sociaux manifestement délétères ».
Pour ce qui est des effets bénéfiques, le juge a eu de la misère à en trouver. En effet, il a noté que :
« [1074] Encore une fois, le simple fait de porter un signe religieux n’entraîne pas la conclusion que l’État favorise une religion au détriment des autres ou qu’il obvie à son devoir de neutralité, bien au contraire, car il ne compromet pas le droit de quiconque à sa liberté de conscience ».
Le juge a aussi rejeté la prétention que le simple fait pour un enseignant de porter un signe religieux affecterait les enfants de manière négative (par. 1079). Il est intéressant de noter que selon le juge, l’expert présenté pour dire le contraire ne s’appuie sur aucune preuve concluante (par. 1085).
Voici le constat final :
« [1108] Le Tribunal conclut que les défenseurs de la Loi 21 ne se déchargent pas de leur fardeau de démontrer par une démonstration convaincante, qui peut se fonder sur une preuve prépondérante, que l’interdiction du port des signes religieux participe à la neutralité de l’État dans son sens formel.
Vu que les effets préjudiciables de la mesure dépassent largement les effets bénéfiques, qui semblent inexistants, le test de la justification a également échoué sur ce point.
Ces constats sont très importants puisque la Cour a confirmé que les dispositions contestées ne passent pas le test de la Charte canadienne. Il est vrai que le Procureur général n’a pas vraiment plaidé ce point, cependant rien n’indique qu’il aurait d’autres éléments de preuve à rajouter si la clause dérogatoire n’avait pas été utilisée.
À suivre…
L’auteure est avocate et chargée de cours en droit. Elle est co-fondatrice et fut porte-parole de l’Association des juristes progressistes de 2010 à 2016. Elle est actuellement présidente de l’Association canadienne des avocat.e.s du mouvement syndical. Elle a représenté, avec son bureau, Amnistie internationale, section Canada francophone ainsi que l’Alliance de la fonction publique dans la cause en question. Le Procureur général et certaines parties demanderesses ont déjà annoncé leurs intentions d’en appeler du jugement devant la Cour d’appel.
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