S’il fallait résumer au maximum l’analyse, on pourrait dire qu’en Bolivie, Brésil, Uruguay et Argentine, les futurs gouvernements seront dans une situation plus difficile que dans le passé et entreront dans une période de turbulences. Seul le Chili s’en sortira mieux vu que la défaite de la droite est quasi certaine à la suite du mandat désastreux et conflictuel du président Sebastián Piñera.
Pour l’analyse des perspectives, il est fondamental de prendre en compte le facteur du cours probable de l’économie mondiale. C’est ce qu’ ignorent superbement dans leurs projections ceux qui, par profession ou par masochisme intellectuel, se limitent toujours à encenser les gouvernements « progressistes », comme si leurs pays respectifs étaient situés sur Mars et non sur cette planète plongée dans une crise économique, politique, sociale et écologique.
Ainsi, la légère récupération de l’économie étatsunienne à des bases très fragiles et l’unique secteur qui se porte réellement bien est celui de la finance, autrement dit celui qui a précisément précipité la crise. Pour leur part, les économies de la Chine et de l’Inde, sans cesse plus importantes pour le Venezuela, le Brésil et l’Argentine, connaissent maintenant une croissance inférieure par rapport au passé - la croissance chinoise est de près de 6%, loin des 8% considérés comme un minimum pour éviter de graves conflits sociaux et très loin des 10% d’il y a quelques années. Par conséquent, si les innombrables investissements - surtout chinois - et les achats massifs de matières premières ne vont pas diminuer drastiquement – vu la taille atteinte par ces économies –, ils vont par contre probablement stagner et même se réduire. En même temps, la récession européenne se prolonge et va encore s’aggraver dans la prochaine période tandis que les Etats-Unis substituent une partie de leurs importations pétrolières par l’exploitation domestique du schiste bitumeux, ce qui diminue tendanciellement leur dépendance à l’égard du Venezuela. Cela met ainsi en péril les excédents pétroliers de ce dernier pays qui servent à soutenir l’ALBA, Pétrocaribe et les projet de l’Unasur. [2]
A Caracas, l’heure est aux économies et à la réorganisation d’une économie qui dépense plus que ce qu’elle obtient en vendant son pétrole. Le pays est criblé de dettes qu’il faut payer et il devra recourir à une rationalisation économique et peut être même au rationnement de nombreux produits de consommation essentielle qui doivent être payés en devises sans cesse plus rares.
En second lieu, la « lune de miel » entre les gouvernements comme celui de l’Argentine ou de la Bolivie avec les majorités sociales est devenu un « mariage de raison ». Autrement dit, leur soutien populaire n’est plus du au fait qu’ils soient vus comme des « sauveurs » mais comme les moins pires. Il ne fait aucun doute que le kirchnérisme va gagner les élections parlementaires d’octobre prochain en Argentine et il conservera très probablement sa majorité dans les deux chambres. Mais les 54% obtenus par la présidente Cristina Fernández se réduiront probablement à 35 ou à 40%, ce qui fera du kirchnérisme la « première minorité » en aggravant ses tensions internes à l’approche des élections présidentielles de 2015.
De la même manière, la succession du président uruguayen José Pepe Mujica – qui sera sûrement assurée par un second mandat de Tabaré Vázquez – marquera un tournant à droite dans le Front Large [3] et dans le pays, augmentant la possibilité de nouveaux conflits avec l’Argentine et de rapprochements avec les Etats-Unis.
En Bolivie, Evo Morales réaffirmera sans doute sa majorité avec le soutien des paysans, mais dans les villes - avec le Mouvement Sans Peur et la Centrale Ouvrière Bolivienne et son Parti des Travailleurs – il devra affronter une opposition de gauche et non plus seulement de droite - cette dernière étant étrillée. Les conflits sociaux et écologiques seront à l’ordre du jour et la Bolivie accentuera sa dépendance à l’égard des marchés brésilien et argentin ainsi que de l’exportation du gaz et des minéraux pour les industries étrangères.
Au Chili, par contre, la candidature de Michelle Bachelet (social-démocrate, NdT), qui compte avec le soutien du Parti Communiste, est assurée de vaincre. Si la future présidente respecte sa promesse en faveur d’un enseignement public, gratuit et laïc, elle pourrait ainsi canaliser vers l’appareil d’Etat une partie de la protestation sociale urbaine et rurale. Ce qui donnera une paix relative et de l’oxygène politique au gouvernement réformiste et tiède de Bachelet. Mais il faudra voir également quels changement se produiront dans la politique étrangère du Chili et si le pays se rapprochera du Mercosur et renforcera l’Unasur ou s’il maintiendra son « alliance du Pacifique » privilégiée avec le Pérou, la Colombie et le Mexique (ainsi que les Etats-Unis). La pierre de touche pour l’évaluer sera le positionnement du Chili face au conflit maritime avec le Pérou et face à la revendication bolivienne d’un accès à la mer.
Dans tous les partis et groupes qui soutiennent les gouvernements du Cône Sud on tisse et on retisse à toute vapeur les alliances externes et internes, car ce sont aussi des gouvernements provinciaux, des députations, des postes de sénateurs et de maires, autrement dit des pouvoirs locaux, qui seront également en jeu lors de ces élections.
Les oppositions sont, comme en Argentine, partout très hétérogènes et sont trop divisées que pour présenter aux urnes une alternative crédible. C’est pour cela qu’elles vont recourir sans cesse plus brutalement à leur pouvoir de facto, aux médias qui fonctionnent comme des partis d’opinion et aux leviers économiques qu’elles dominent dans les secteurs financiers ou de l’exportation. En résumé : vu l’absence d’une alternative de gauche, la lutte dans l’establishment sera encore plus dure dans cette période de « vaches maigres ».
Source :
http://www.jornada.unam.mx/archivo_opinion/autor/front/13
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera
Notes d’Avanti
[1] Le Mercosur (« Marché commun du Sud »), né en 1991, est une communauté économique qui regroupe plusieurs pays de l’Amérique du Sud. L’Unasur (Union des nations sud-américaines) est née en 2008, anciennement connue sous le nom de Communauté sud-américaine des Nations, est une organisation intergouvernementale intégrant deux unions douanières présentes dans la région : le Marché commun du Sud (Mercosur) et la Communauté andine (CAN), dans le cadre d’une intégration continue de l’Amérique du Sud. Son objectif est de « construire une identité et une citoyenneté sud-américaine et [de] développer un espace régional intégré ». Elle est composée des douze États d’Amérique du Sud (Wikipédia)
[2] L’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) est née en 2005 sur l’initiative de Chavez afin d’offrir une alternative continentale au projet étatsunien (mis en échec par les mobilisations populaires) d’une « Zone de libre-échange des Amériques ». L’ALBA réunit aujourd’hui le Venezuela, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et l’Equateur, ainsi que trois petits Etats de la Caraïbe.
[3] Le Frente Amplio (Front large) est un mouvement politique fondé en 1971 rassemblant le Parti démocrate chrétien, le Parti communiste, le Mouvement révolutionnaire oriental et le Mouvement du 26 mars, fondé par les ex-guérilleros « Tupamaros ».