Leurs économies vivent de plus en plus de l’exportation de commodities [blé, soya, minerai, etc.] et se concentrent sur la culture de quelques produits exportables. En outre, ils ont besoin d’investissements étrangers pour impulser une industrialisation de base et la création d’infrastructures puisque le grand capital contrôle l’épargne nationale et l’exporte [les transnationales rapatrient une part de leurs profits, sous diverses formes], et que les grands capitalistes prélèvent des centaines de millions de dollars de profits et, légalement ou illégalement, les font sortir du pays.
Les banques, les grandes industries exportatrices ou productrices de biens agroalimentaires – détenant une bonne partie de la terre – sont, de fait, entre des mains étrangères. Leur production et exportation se résument en réalité à des transactions internes entre la maison mère et les diverses filiales de ces firmes transnationales.
Les automobiles dites argentines, par exemple, sont des Fiat, des Ford, des GM ou d’autres marques similaires. L’acier argentin appartient à la transnationale Techint. Les céréales exportées sont aux mains de Cargill, Bunge et Dreyfus, des grandes transnationales du secteur. Quant au gaz, au pétrole et à l’électricité, ils restent en mains étrangères car la renationalisation de YPF [Yacimientos Petrolíferos Fiscales, par le gouvernement de Cristina Kirchner] dont on a tellement parlé se limite au contrôle de l’Etat de seulement 51% des actions de l’ex-associé majoritaire, Repsol [firme espagnole]. Cette firme continue donc à faire partie de YPF, qui est une entreprise mixte et non étatique, alors que 68% des gisements argentins sont exploités par d’autres compagnies également privées, et pour l’immense majorité, étrangères. Petrobras, pour sa part, n’est pas strictement brésilienne, il s’agit là encore d’une firme mixte. Et il en va de même pour la grande majorité des sociétés clé de l’économie bolivienne ou équatorienne.
Pour maintenir le haut niveau de profits des investisseurs, ces gouvernements doivent assurer leur contrôle sur les revenus réels des travailleurs, donc le volume de la consommation interne, ce qui empêche une augmentation plus importante du nombre de logements ou de la consommation de biens essentiels. C’est ainsi qu’une importante partie de la population économiquement active est engagée dans le secteur dit informel (de fait un chômage déguisé) ou inclus dans le chômage dit structurel ou projeté dans la pauvreté. Les abondants subsides étatiques ne visent pas principalement à soulager la pauvreté ou à assurer l’accès à une consommation minimale mais surtout à maintenir bas le coût de la main-d’œuvre et à assurer des services, en particulier celui du transport de biens et des services à la personne [domesticité, lavage de voiture, etc]. En fait il s’agit de subsides au secteur patronal puisque l’Etat modère ainsi les revendications salariales et assure une force de travail bon marché mais ayant une productivité élevée.
Cette politique de soutien étatique aux profits patronaux en temps de crise, comme aujourd’hui, est intenable et ne peut empêcher ni les licenciements, ni une nouvelle augmentation de la pauvreté, ni une élévation du nombre de personnes au chômage. Elle ne constitue même pas un obstacle à la désindustrialisation relative car, lorsque la spéculation se concentre sur le secteur des céréales fourragères ou alimentaires (soya, maïs, blé), il est beaucoup plus lucratif de mettre les capitaux dans ce commerce plutôt que d’investir à long terme sur les marchés de biens asphyxiés par la faible capacité de consommation d’une grande partie de la population.
Par ailleurs, les tentatives d’unifier les efforts, par exemple dans le cadre du Mercosur, ne peuvent être bénéfiques qu’à moyen et long terme. Malgré leurs importances, elles ne donnent pas de résultats immédiats et il n’existe pas encore une coopération financière étroite entre les pays membres sans même mentionner une monnaie commune. D’ailleurs, comme ces efforts doivent surmonter les intérêts particuliers de chaque nation, la coordination et une possible unification apparaissent davantage comme un objectif à atteindre que comme une solution immédiate.
Cette situation conduit à avoir recours, de manière désespérée, à une nouvelle panacée : le développement de l’extraction minière (par exemple, or, minerai de fer et « terre rare » [utilisées par exemple pour la téléphonie mobile]), malgré le prix au niveau social, environnemental et politique qui en découle. Cela entraîne également une réduction très forte des marges démocratiques afin de faire taire les protestations de la société et adopter des décisions brutales, depuis en haut et sans consultation. Ce qui entraîne des heurts avec la base sociale de ces gouvernements et un piétinement des lois et de diverses institutions.
C’est ainsi que ces mêmes gouvernements, qui ont été mis en place directement ou indirectement grâce à des mobilisations en faveur de la démocratie et d’un changement social, restreignent maintenant les marges de la démocratie et reproduisent l’ancien ordre social, ce qui les affaiblit.
On ne pourra sortir des maux du capitalisme en ajoutant encore plus de capitalisme. Face à ce nœud gordien la solution est identique à celle trouvée Alexandre le Grand : il faut le trancher. Il n’est pas possible de se mettre à vivre en autarcie et il ne s’agit pas de se nourrir de soya sans recourir au commerce extérieur, mais celui-ci pourrait être monopolisé par l’Etat, qui pourrait vendre la production à d’autres pays de la région en payant les producteurs en pesos. Il serait également possible de donner priorité à l’avenir aux générations futures, en préservant l’eau et l’environnement au lieu d’en faire cadeau aux compagnies minières étrangères. Il serait enfin possible de commencer à planifier la production et la consommation ainsi que de reconstruire le territoire – en le considérant comme un ensemble, donc en le faisant avec les pays voisins – et en mettant en commun les ressources, les moyens et les besoins auxquels répondre.
C’est précisément parce que la crise est profonde et durable et que, contrairement à beaucoup de fanfaronnades proférées récemment, nos pays ne sont pas blindés contre cette crise [allusion à une possible déconnexion face à la crise des pays dudit centre], L’alternative est claire : soit continuer ce jeu et sombrer, soit prendre des mesures radicales qui puissent aider à impulser une transition d’effectivement sortir de la logique infernale du capital, en disposant de l’appui et de la mobilisation des travailleurs et des peuples. Pour cela il faut laisser de côté l’arrogance des ignorants. L’heure n’est pas aux décisions de cabinets de technocrates mais à un débat public et démocratique sur ce qu’il faut faire pour affronter les grands problèmes.
(Traduction A l’Encontre ; cet article a été publié dans le quotidien La Jornada le 5 août 2012)
Notes
[1] Ensemble de mesures d’ajustements structurels, issues des théories de l’école de Chicago et systématisées en 1989 par l’économiste John Williamson.