Tiré de À l’encontre.
On entend juste le bourdonnement nerveux d’un hélicoptère qui couvre le ciel. Nous dévalons le chemin pentu qui débouche sur le boulevard du Telemly. Quelques riverains discutent sur une placette. « Eloigne-toi ! Il faut se tenir à au moins deux mètres l’un de l’autre », lâche, amusé, un jeune homme à l’adresse de son voisin. Nous passons près du Palais du gouvernement.
Le dispositif de police qui veille sur le siège de l’Exécutif est allégé. Près des escaliers qui donnent sur la place Emir Abdelkader, des affiches de prévention contre le coronavirus sont placardées. A proximité de la mairie d’Alger-Centre, des engins de police sont postés à l’ombre de la statue équestre de l’Emir.
D’autres camions des forces de l’ordre sont déployés le long de la rue Larbi Ben M’hidi. La grande artère est totalement déserte. Tous les rideaux des commerces sont baissés. Près de la Grande-Poste, seul un fleuriste est ouvert. Une affiche citoyenne placardée sur un mur conseille : « Reste chez toi, tu pourrais sauver des vies humaines. »
Sur le boulevard Khemisti, dans le périmètre de la Grande-Poste, un imposant dispositif policier quadrille les lieux comme tous les vendredis. Les agents de maintien de l’ordre ont des masques pour la plupart. Un agent de NetCom pulvérise la place à coups de kärcher. Sous un chapiteau, des jeunes équipés de masques de protection animent une campagne de sensibilisation au Covid-19 initiée par la commune d’Alger-Centre. Le maire, Hakim Bettache, veille au grain.
Rue Abdelkrim Khattabi, d’habitude cernée par une armada de véhicules sécuritaires, pas d’engin de police. Sur la place Audin également, la présence policière est plutôt discrète. A la bouche de métro Tafourah, le transport est assuré. Mais point de voyageurs.
La rue Didouche Mourad offre la même physionomie, celle d’une ville fantôme. La chaussée est nettoyée à grande eau. Un jeune est emmitouflé de pied en cap dans une combinaison de fortune en plastique. Rue Richelieu, une vieille femme tance un passant qui a craché par terre. « Pourquoi tu craches ? Allah la trab’hak ! » le maudit-elle.
12h53. Nous tâtons le pouls de la rue Victor Hugo qui a été pendant les dernières semaines l’un des hauts lieux du hirak algérois. C’est mort. Nous passons à proximité de la mosquée Errahma, nouvelle mecque des hirakistes. L’imposant édifice est fermé. Des véhicules de police surveillent le périmètre.
12h56. Le muezzin appelle à la prière. A la fin de l’adhan (l’appel) rituel, il ajoute à deux reprises : « Assalatou fi bouyoutikoum » (Priez chez vous).
Nous flânons du côté de la rue Ferhat Boussad (ex-Meissonnier). Sur le rideau baissé d’un salon de thé niché dans une ruelle latérale, cette annonce : « L’établissement ferme du 17 mars au 4 avril ». Et de préciser entre parenthèses : « Coronavirus ». Là encore, la rue commerçante du marché de Meissonnier est déserte. Seules quelques grappes de jeunes et quelques rares marchands de fruits et légumes occupent encore la place. Un vendeur de pommes de terre écrit sur un large carton : « 60 DA ».
Nous montons vers le siège régional du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) pour reprendre la rue Didouche. D’importants renforts encerclent le secteur. Nous redescendons en direction de la rue Victor Hugo, où nous croisons Boumediène, un inconditionnel du hirak. Brillant, polyglotte, Boumediène est un pur produit de l’école des Cadets de Koléa [école militaire des Cadets de la révolution]. Armé toujours de morceaux de craie, il décline ses slogans sur des planches d’ardoise, mêlant arabe, français, anglais et italien.
Dans un sac en plastique, il a dissimulé un drapeau. Nous lui demandons pourquoi a-t-il tenu à sortir malgré les appels unanimes à suspendre le hirak. Il rétorque : « Moi je milite pour une IIe République où le droit à la santé sera garanti pour tout le monde. Nous avons des millions de diabétiques, d’hypertendus, de cancéreux, de déficients mentaux qui sont livrés à eux-mêmes. Je me bats pour un Etat de droit et la justice sociale. Et la santé fait fondamentalement partie de notre combat. »
Pas de Vendredi 57
13h40. Habituellement, à cette heure-ci, monte un brouhaha intempestif sitôt terminée la prière hebdomadaire, aux cris de « Dawla madania machi askaria » (Etat civil, pas militaire). Mais aucun son ne fuse, aucun slogan. Aucune clameur. Même le muezzin n’a pas fait de deuxième appel à la prière comme il est de tradition lors de salate el djoumouâ [prière du vendredi].
D’aucuns s’attendaient à ce que, comme mardi dernier, quelques trublions comme Boumediène donnent de la voix. Il n’en fut rien, les Algériens ayant répondu aux nombreux appels à la trêve sanitaire. Et ce, avant même l’annonce de l’interdiction des manifs par le président Tebboune. Si bien que pour la première fois depuis le 22 février 2019, pas de yhirak ce week-end. Pas de « vendredi 57 » !
La police multiplie les patrouilles au long de la rue Victor Hugo et dans les ruelles environnantes : Mohamed Chabaâni, Khelifa Boukhalfa, Réda Houhou, Audin… traquant le moindre geste suspect. Au bout de la rue Réda Houhou, une banderole est déployée au bas d’un immeuble vétuste et un large drapeau recouvre un abri de fortune. « 18 familles menacées d’expulsion et d’autres mises à la rue en l’absence totale des autorités, où sont les promesses ? » fustige la banderole.
Sur un panneau en carton, cette autre complainte : « Une famille chassée de son domicile 24 heures après le discours du Président qui promet de combattre la justice corrompue. » Un hirakiste passe en voiture et nous lance avec enthousiasme : « Maâlich [c’est pas grave], on est là pour toujours ! »
Rue Hassiba Ben Bouali, là aussi, même topo. Zéro manifestant. Tous les rideaux sont baissés. Il n’y a que les 4X4 de la police qui défilent. Près de la place de la Liberté de la presse, des agents de la Protection civile évacuent un SDF à bord d’une ambulance. Devant l’hôpital Mustapha, d’autres engins des forces de sécurité tiennent la ville en respect. Les deux placettes alentour sont hermétiquement bouclées par des barrières de police. Des essaims de pigeons et un goéland occupent la place.
D’autres camions bleus encadrent les abords du MJS (Ministère de la jeunesse et des sports). Cafés, restos, fast-foods, tout est fermé. Une seule boulangerie assure le service, de même que la station de bus du 1er Mai. Sous les arcades du boulevard Mohamed Belouizdad, une rangée de SDF recroquevillés dans leurs haillons. Retour aux vendredis moroses d’avant le 22 février. Sur les réseaux sociaux, c’est une autre ambiance. Beaucoup ont tenu à accompagner leurs posts du hashtag « #V57 ». Une façon d’affirmer que le hirak n’est pas fini. Qu’il est juste responsable…
Article publié dans El Watan, le 21 mars 2020.
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