Tiré d’Afrique XXI.
Nous avons toutes et tous des minerais de sang dans la poche et sommes les complices indirect·es de crimes abominables pour répondre aux injonctions du monde numérique. C’est du moins le propos défendu dans Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté (préfacé par le philosophe québécois Alain Deneault, avec un avant-propos du prix Nobel de la paix Denis Mukwege), du sociologue Fabien Lebrun. Dans cet ouvrage, il revisite la « révolution numérique » au prisme de l’histoire du capitalisme mondial et de la République démocratique du Congo (RD Congo). Pour lui, la « transition » (qu’elle soit énergétique ou numérique) vantée par « l’idéologie du capital » n’existe pas. Seule l’addition de besoins et de technologies (production d’hydrocarbures et extractivisme pour les énergies renouvelables, la numérisation et l’intelligence artificielle) et l’accumulation financière demeurent, avec des conséquences environnementales et sociétales désastreuses.
En RD Congo, où la situation dans l’Est s’est détériorée ces derniers jours avec l’offensive du M23, groupe armé soutenu par le Rwanda, ses habitant·es sont exploité·es depuis toujours pour nourrir une mondialisation effrénée, estime le sociologue. « Scandaleusement » riches, ses terres sont convoitées au mépris des Congolais·es qui vivent dessus. Hier, il s’agissait d’esclaves. Puis du caoutchouc et des minerais pour les armes (dont l’uranium qui a servi pour construire la bombe atomique lâchée le 6 août 1945 sur Hiroshima). Aujourd’hui, le cobalt, le tantale, le tungstène et autres terres rares nécessaires pour les smartphones et les batteries électriques suscitent autant d’appétit que l’or au temps des conquistadors, qui ont pillé les Amériques à partir du XVIe siècle.
La thèse défendue par l’auteur peut être toutefois interprétée comme une forme de dépolitisation des guerres à répétition dans la région. Comme le soulignent par exemple Christoph Vogel et Aymar Nyenyezi Bisoka dans Afrique XXI, ces points de vue (comme d’autres) ont tendance à enfermer l’Afrique « dans une vision réductrice ». « Ces récits tendent à réduire l’Afrique à un simple réceptacle de politiques extérieures », écrivent les chercheurs. Selon eux, ces discours perpétuent l’idée du « fardeau de l’homme blanc », ce qui « justifie ainsi les interventions internationales sous prétexte de paix, de stabilité et de développement ».
Fabien Lebrun avance l’idée que ce « technocolonialisme » utilise les mêmes pratiques que le colonialisme et le néocolonialisme : travail forcé, fraude, financements de groupes armés… Les « minerais de sang » sont au cœur d’une plainte déposée en France et en Belgique les 16 et 17 décembre 2024 par la RD Congo contre des filiales du géant américain Apple pour recel de crimes de guerre, blanchiment de faux et tromperie des consommateurs. Celui-ci a annoncé avoir suspendu ses livraisons, ce qui, selon les avocats de Kinshasa, ne l’exonère pas de ses crimes passés.
Dans cet entretien, le sociologue, également auteur d’un essai sur le rôle néfaste des écrans sur les enfants (On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, éditions Le bord de l’eau, 2020, 16 €), lie le « boom minier » des années 1990 aux guerres à répétition dans le pays depuis trois décennies. Il estime qu’il est nécessaire de revoir notre rapport à la connexion et aux technologies, d’« entamer une décroissance minérale et numérique » pour préserver des vies en RD Congo.
« Les puissances capitalistes financent les milices »
Michael Pauron : Dans Barbarie numérique, vous connectez les guerres qui déchirent l’est de la RD Congo depuis trente ans à l’exploitation des minerais nécessaires pour construire les appareils connectés... N’est-ce pas dépolitiser ces conflits qui ont bien souvent des ressors socio-politiques plus complexes ?
Fabien Lebrun : Les ressources dont a besoin la « révolution numérique » sont très mal réparties sur terre : la RD Congo est sans doute le seul pays au monde qui dispose dans son sol et son sous-sol de la quasi-totalité de la table de Mendeleïev [qui recense tous les éléments chimiques connus, NDLR]. Et, depuis trente ans, des centaines de milices évoluent dans la région. Qui finance ? Les puissances capitalistes et aussi le secteur extractif mondial. Pour moi, d’un point de vue économique et industriel, c’est l’élément central de ces guerres à répétition. Tout cela correspond à la période de la numérisation et de la miniaturisation.
Rappelons que, chaque année, sont vendus environ 1,5 milliard de smartphones, 500 millions de téléviseurs, 500 millions de PC, 200 millions de tablettes, 50 millions de consoles de jeux vidéos… Sans oublier les milliards d’écrans, d’objets connectés (comme le réfrigérateur, la voiture…) qui dépendent de minerais et de métaux dont une grande partie se trouve en Afrique centrale – du moins pour les plus stratégiques.
Michael Pauron : Pour vous, tout tend à prouver que le retour du groupe armé soutenu par le Rwanda, le M23, en 2021, est intimement lié aux minerais… Quelle est votre hypothèse ?
Fabien Lebrun : En 2021, Félix Tshisekedi passe un accord avec l’Ouganda pour faciliter la construction de routes et l’acheminement de produits miniers, forestiers et agricoles. Presque au même moment, plusieurs rapports montrent qu’il va falloir davantage de tantale et de minerais stratégiques pour la 5G et pour la voiture électrique notamment.
Dans ce contexte, plusieurs observateurs estiment que le Rwanda, qui ne veut pas se voir priver de certaines sorties et donc d’une partie de ce marché, a réactivé le M23 en réaction aux accords entre l’Ouganda et la RD Congo. Je penche pour cette hypothèse, d’autant que le M23 a rapidement mis la main sur la mine de Rubaya, dans le Rutshuru, où sont présentes 15 % des réserves mondiales de coltan. Cela étant dit, certains réfugiés du M23 sont en Ouganda. Kampala a donc au minimum fermé les yeux.
Michael Pauron : La RD Congo accuse le Rwanda de piller ses sous-sols. On sait que l’Ouganda en profite également... Cette situation pourrait-elle exister sans la complicité de certaines élites congolaises ?
Fabien Lebrun : Il y a des intérêts divergents et contradictoires des élites de la région. Pendant les deux guerres du Congo [de 1996 à 1997 et de 1998 à 2002, NDLR], les armées sur place qui découvrent toutes ces richesses se sont fait beaucoup d’argent. Il y a eu toute une économie de guerre. Ensuite, les armées ne pouvaient pas rester sur place. Des groupes ont donc été téléguidés. Quatre-vingt-dix pour cent des minerais 3TG [étain, tantale, tungstène et or, NDLR] estampillés rwandais sont congolais. Et ce pillage bénéficie de la complicité de Congolais, c’est évident.
Félix Tshisekedi (comme Joseph Kabila avant lui) pourrait stopper ce pillage mais les Forces armées de RD Congo participent largement à cette exploitation, comme les centaines de groupes armés. Les élites congolaises y compris locales signent des contrats, bradent les terres de leur population et se font beaucoup d’argent.
« L’Histoire permet de voir une continuité »
Michael Pauron : Mi-décembre 2024, la RD Congo a déposé plusieurs plaintes en France et en Belgique contre des filiales d’Apple qui exploitent des « minerais de sang ». Quelles pourraient-être les conséquences d’une telle démarche ?
Fabien Lebrun : Il y a déjà eu une plainte en 2019 aux États-Unis (1) d’un collectif de juristes contre Apple, Dell, Microsoft et Tesla pour complicité de mort d’enfants dans des mines de cobalt congolaises. La plainte a finalement été rejetée en mars 2024. Mais le fait que ce soit un État qui attaque est inédit. Tant mieux si cette plainte conduit à une prise de conscience plus large, car il y a déjà eu de nombreuses campagnes contre les minerais de sang sans que cela ne change quoi que ce soit.
Michael Pauron : À travers l’histoire de la RD Congo et de la « révolution numérique », vous dénoncez une continuité du capitalisme, de la traite négrière à l’extractivisme des métaux nécessaires pour construire nos appareils connectés. Quels sont les points communs entre le commerce triangulaire et l’exploitation des mines en RD Congo ?
Fabien Lebrun : La démarche du livre est de remettre en perspective le dernier quart de siècle du numérique avec cette grande histoire du capitalisme. À travers la technologie et l’histoire du Congo, on reprécise ce qu’on entend par capitalisme et son développement, ses racines et sa naissance. On peut se concentrer sur ses pratiques, son rapport à la terre et à l’exploitation minière.
Je pars de ce que Karl Marx appelait « l’accumulation primitive du capital (2) », à savoir la longue période de la traite négrière et du commerce triangulaire, du XVIe au XIXe siècle, qui met en relation Europe, Afrique et Amérique. Il s’agit du commencement de la mondialisation, qui participe aux premiers profits, ou capitaux, notamment européens à travers les conquistadors et les colons (espagnols, portugais, français, hollandais et anglais). Nous assistons à la naissance de l’extractivisme : l’or et l’argent, énormément puisés sur le continent américain dès le XVIe siècle, ont fait la richesse de l’Espagne et du Portugal.
Plonger dans l’Histoire permet de voir une continuité dans l’apparition conjointe d’une révolution industrielle – ou de la transformation du capitalisme – et un besoin de prélèvement de ressources naturelles. Le Congo est à ce titre emblématique : des hommes, des femmes et des enfants ont été « prélevé·es » pendant la traite négrière afin de répondre à la demande de sucre, de café ou encore de cacao en Europe ; à partir de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, la forêt a été exploitée de manière intensive dans ce pays, notamment pour le caoutchouc avec l’expansion de l’automobile et de l’industrie du pneu ; durant les guerres du XXe siècle, des métaux essentiels à l’industrie de l’armement sont exploités au Congo – citons l’uranium du Katanga et la course aux armements durant la guerre froide ; et, dans les années 1990, avec l’informatisation du monde, le pays répond une nouvelle fois présent avec la richesse de son sous-sol et sa diversité minéralogique.
« L’état d’esprit colonial perdure »
Michael Pauron : Vous expliquez que la notion d’extractivisme avait pratiquement disparu. Quand réapparaît-elle ?
Fabien Lebrun : Le concept d’extractivisme est revenu il y a vingt-cinq ans lors d’une période qu’on a qualifié de « boom minier », qui correspond au développement du numérique mais aussi à la forte demande des pays émergents (Inde, Chine…). Plusieurs travaux montrent une forte augmentation de la pression sur les terres, principalement dites « métalliques ». Cette période a été rapprochée du XVIe siècle, baptisé « le siècle de l’or ». C’est une continuité.
Michael Pauron : Vous parlez également de la continuité du colonialisme, que vous qualifiez de néocolonialisme ou de « technocolonialisme ». Qu’entendez-vous par là ?
Fabien Lebrun : L’état d’esprit des structures coloniales et des institutions ainsi que leurs pratiques perdurent à travers une division internationale du travail et une production mondialisée. Les pratiques criminelles se poursuivent dans ce nouveau stade du capitalisme : extractivisme, fraude et travail forcé qu’on peut comparer à l’esclavagisme. En définitive, il faut faire travailler les Congolaises et les Congolais pour alimenter notre mondialisation.
Michael Pauron : Le colonialisme se perpétue également à travers le vocabulaire, comme l’expression de « scandale géologique » pour qualifier la RD Congo...
Fabien Lebrun : L’expression vient des colons belges, et plus exactement du géologue Jules Cornet au début des années 1880, d’abord pour parler du Katanga, puis de l’ensemble de la RD Congo. À travers ce terme, on voit bien la convoitise et la potentielle goinfrerie : le sol est considéré riche en matière première pour pouvoir développer différents marchés, différentes marchandises, différents produits de la société occidentale. Derrière cette expression, on parle d’un lieu voué à être exploité. C’est une réserve pour les dominants. On parle de la terre pour la maltraiter. On a là un lieu, un territoire qui va participer à l’économie mondialisée. Une projection utilitariste. Ni la nature ni l’humain ne comptent.
« Il n’y a pas de transition, il y a addition et accumulation »
Michael Pauron : Dans votre ouvrage, vous remettez en cause le narratif de ce capitalisme numérique, comme les mots « dématérialisation » et « transition ». Pourquoi les considérez-vous comme inappropriés ?
Fabien Lebrun : Au niveau de l’idéologie, de l’utilisation des mots et de la langue, le terme « dématérialisation » est en effet un de mes pires ennemis. Il est central dans l’idéologie capitaliste contemporaine. « Dématérialiser » sous-entend « numériser » et « informatiser ». À travers ce terme et d’autres, comme « cloud », « cyberespace »..., on cherche à rendre « éthéré » des choses sur lesquelles on n’aurait pas de prise. Or un smartphone c’est 60 métaux et la voiture électrique c’est 70 métaux, la quasi-totalité des 88 disponibles dans la croûte terrestre. Plus on vend des technologies efficaces et plus on miniaturise, plus on recourt à l’ensemble de la table de Mendeleïev. Dans les vingt à trente prochaines années, il va falloir extraire plus de métaux qu’on en a extrait dans toute l’histoire de l’humanité. Nous n’avons jamais été dans une société aussi matérielle. Parler de « dématérialisation » est simplement faux.
C’est la même chose avec l’intelligence artificielle. Il s’agit d’une puissance de calcul qu’il faut rendre plus performante, et qui est basée sur une somme de données qu’il faut traiter, stocker, analyser. On va multiplier la construction des centres de données (les « data centers »), ce qui correspond à du béton, du verre, de l’acier et de l’eau pour refroidir.
Les énergies renouvelables reposent sur le même type de ressources. L’idéologie du capital appelle ça une « transition ». Or il n’y a pas de transition, il y a addition et accumulation, comme le montre très bien l’historien Jean-Baptiste Fressoz, et conformément au principe du capitalisme qui repose sur une croissance infinie.
Elon Musk sait que les minerais s’épuisent, raison pour laquelle il veut aller les chercher sur la Lune et sur les autres planètes ou sur les astéroïdes. Emmanuel Macron et d’autres veulent aller les chercher dans les fonds marins. La Russie et la Chine veulent aller sous les pôles. Tous pensent que le XXIe siècle est un siècle extractiviste et que ces nouveaux secteurs permettront d’éviter l’effondrement du capitalisme. Or cet effondrement est déjà entamé.
Michael Pauron : Votre ouvrage prône la déconnexion. Comment y parvenir dans un monde ultra connecté ? Comment limiter la marche technologique actuelle pour sauver des vies congolaises ?
Fabien Lebrun : Beaucoup de gens me disent que c’est impossible. Mais si on réfléchit à la production de tous ces appareils connectés, on tombe forcément sur l’Afrique centrale, et en particulier sur la RD Congo, qui concentre de nombreuses problématiques liées à la production des technologies connectées. Dans ce cas, si on pense à la place que prennent ces appareils dans notre vie et les conséquences que cela engendre au Congo, il m’apparaît évident qu’il faut revoir nos technologies, la façon dont elles sont conçues, et sans doute accepter qu’elle deviennent moins performantes, moins efficaces, afin qu’elles exigent moins de pression sur la terre, la géologie, le foncier et l’humain.
Il faut réintroduire la notion de limite. On n’a pas le choix. Il va falloir entamer une décroissance minérale et numérique. Se déconnecter d’un seul coup est compliqué mais il faut politiser la technologie car elle donne une direction à notre monde, à notre société et à différentes formes de dominations et d’oppressions. Tout cela devrait être débattu dans toutes les assemblées, dans toutes les administrations et dans toutes les entreprises.
Il faut se questionner sur nos besoins réels et non pas sur ceux créés par l’industrie. Un téléphone à clapet, c’est une trentaine de métaux, soit deux fois moins de pressions qu’un smartphone. D’un point de vue coût-bénéfice, un smartphone avec soixante métaux est inutile.
Notes
1- Le collectif international Rights Advocates (IRAdvocates) représentant quatorze victimes congolaises avait porté plainte en décembre 2019 devant la Cour fédérale. Les parties civiles reprochent à ces sociétés d’avoir tiré profit du travail forcé d’enfants dans les mines de cobalt en RD Congo.
2- Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, 1867.
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