Tiré de À l’encontre.
Alger, 25 octobre. 36e acte du hirak. Le mouvement populaire a franchi le seuil symbolique du huitième mois de mobilisation et les Algériens n’ont pas fléchi d’un iota. Une tendance qui s’est une nouvelle fois confirmée hier. Il pleuvait à verse aux premières heures de ce vendredi et l’on se demandait si le temps n’allait pas se gâter à l’approche de l’heure H. Finalement, le ciel se montrera très coopératif et la météo sera même très clémente en fin de matinée.
Il est presque midi. En descendant la rue Burdeau pour rejoindre la rue Didouche, des clameurs nous interpellent. Celles des premiers protestataires, impatients d’entamer cette 36e joute. Les premiers groupes de manifestants sillonnaient ainsi la rue Didouche en scandant : « Makache intikhabate ya el issabate ! » (Pas d’élections avec les gangs), « Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote ! » (pas de vote cette année)… Donnant déjà le ton de ce que sera la manif’ du 1er novembre, qui coïncidera avec le 37e Vendredi du hirak, la foule martèle : « Allah Akbar, rah djay Novambar ! » (Dieu est grand, Novembre arrive).
« Les urnes de la îssaba »
Un manifestant arpente la rue en hissant une boîte en carton censée représenter une urne, et il a marqué dessus : « 12 décembre, urnes de la îssaba, pas d’élections ». Un homme parade avec les poignets enchaînés pour exprimer son indignation face à l’emprisonnement arbitraire de dizaines de figures du hirak. Un citoyen drapé de l’emblème national défile avec son fils en brandissant cet écriteau : « Je m’appelle Rustane, j’ai 4 ans, je veux vivre dans mon pays ». Une femme se balade avec cette banderole : « Manache habssine hatta iroho el fassdine » (On ne s’arrêtera pas jusqu’au départ des corrompus).
Les manifestants, de plus en plus nombreux, font trembler la rue Didouche. Ils montent jusqu’au siège régional du RCD, où un cordon de police les oblige à rebrousser chemin. Ils répètent dans une ambiance festive, rythmée aux percussions de la derbouka : « Asmaâ ya El Gaïd, dawla madania, asmaâ ya El Gaïd, machi askaria ! » (Ecoute Gaïd, Etat civil, pas militaire), « Les généraux, à la poubelle, wel Djazair teddi l’istiqlal ! » (et l’Algérie accédera à l’indépendance), « Baouha el khawana, baouha ! » (Ils ont vendu la patrie)…
A l’approche de l’heure de la prière, les fidèles se ruent vers la mosquée Errahma, tandis que les autres se regroupent en haut de la rue Victor Hugo ou encore aux abords de l’agence de la BNA, sur la rue Didouche Mourad. 13h45. A peine la prière terminée, la foule des fidèles se lève comme un seul homme et scande ce slogan devenu le cri de ralliement des hirakistes : « Dawla madania, machi askaria » (Etat civil, pas militaire).
En deux temps trois mouvements, la rue Didouche est noire de monde. La marée humaine, compacte, répète de nouveau les slogans phares du hirak entonnés ces dernières semaines : « Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote ! » « Makache el vote w’Allah ma n’dirou, Bedoui w Bensallah lazem y tirou. Loukan berssass alina tirou, W’Allah marana habssine ! » (Pas de vote, je jure qu’on ne le fera pas ; Bedoui et Bensalah doivent dégager ; quand bien même tireriez-vous sur nous à balles réelles, on jure qu’on ne s’arrêtera pas), « Ya Ali Ammar, bladi fi danger. Nkemlou fiha la Bataille d’Alger. Makache marche arrière, eddoula fourrière. El yed fel yed neddou l’istiqlal ! » (Ali Ammar mon pays est en danger. Nous allons continuer la Bataille d’Alger.
Pas de marche arrière, le gouvernement est à la peine. Main dans la main on arrachera l’indépendance). On pouvait entendre aussi : « Hé Ho, leblad bladna, w’endirou raina makache el vote ! » (Ce pays est le nôtre, on fera ce qui nous plaît, pas de vote), « Pouvoir assassin ! » « Magharibia qanate echaâb ! » (Magharibia chaîne du peuple)… Une dame exaltée nous lance avec conviction : « Nous vaincrons ! Le 1er novembre, ça va être grandiose ! » Quelques pas plus loin, les manifestants entonnent Qassaman. La marée humaine crie dans la foulée : « Libérez Bouregaâ ! » Au carré féministe, on entend : « Libérez les détenus ! » Les militantes féministes scandent également « La khawf la roâb, El Djazaïr milk echaâb ! » (Ni crainte ni terreur, l’Algérie appartient au peuple).
Volée de bois vert contre Bensalah
Dans la foule bigarrée, des femmes au foyer, des vieilles, des enfants, des handicapés, des retraités et beaucoup de jeunes évidemment. Sur les pancartes brandies, des réponses cinglantes sont adressées à Abdelkader Bensalah, le chef de l’Etat par intérim, qui est allé rassurer Poutine sur la tenue des élections. Une sortie qui a provoqué un tollé parmi les manifestants. « Non à la sollicitation de Poutine », « Non au recours à l’étranger », « Honte à vous d’appeler les étrangers à la rescousse ! » « Message à Bensalah : le peuple vous octroie la plus haute distinction de l’indignité. Vous êtes odieux », pouvait-on lire à ce propos. Ainsi, l’argument de la « main étrangère » régulièrement invoqué par les autorités pour discréditer les forces du hirak est malicieusement retourné contre le régime comme l’illustre ce message : « A Bensalah et son gouvernement : toutes les mains étrangères ne vous seront d’aucune aide. Ici, il y a le peuple ! »
Autre thème dominant : les détenus d’opinion. Plusieurs citoyens défilaient avec une feuille sur laquelle était inscrit le nom d’un prisonnier injustement incarcéré : Lakhdar Bouregaâ, Samira Messouci, Karim Tabbou, El Hadi Kichou, Ammi Garidi… Les portraits des détenus sont également hissés par dizaines : Bouregaâ, Tabbou, Fodil Boumala, Samir Belarbi, Sadek Louail, Réda Boughrissa, Rachid Sadadoui… « Libérez les détenus d’opinion, libérez la justice », écrit une dame. « Halte à la répression, libérez les détenus d’opinion », réclame un autre hirakiste.
Le rejet de la feuille de route du régime et son élection du 12 décembre est une autre revendication clairement exprimée. Le Dr Oulmane, un des historiques du hirak qui nous gratifie chaque vendredi d’une affiche originale, parade cette fois avec une œuvre graphique représentant une rondelle de « cachir » sur le point d’être glissée dans une urne cadenassée. Une jeune manifestante s’est fendue de son côté de cette sentence grinçante : « Oui, ce sont quelques individus messieurs. Pas d’élections ! » Un citoyen a cette réflexion caustique : « La chute est le sort d’un pouvoir qui ne fait pas de différence entre un peuple et une foule ».
Un tsunami populaire en provenance de Bab El Oued
14h40. Nous quittons la rue Didouche pour nous engouffrer dans la rue Asselah Hocine et attendre l’arrivée du cortège de Bab El Oued et de La Casbah. On l’aperçoit au loin donnant vigoureusement de la voix aux cris de « Bab El Oued echouhada ! » Un véritable tsunami populaire ! La foule scande les slogans entendus précédemment. On pouvait entendre aussi ce chant truculent : « Gouloulhoum djina harraga men Bab El Oued/ Gouloulhoum, Imazighen Casbah Bab El Oued ! » (Dites-leur, nous sommes venus en harraga de Bab El Oued/ Dites-leur, nous sommes les Amazighs de La Casbah et de Bab El Oued).
A hauteur du commissariat Cavaignac, la foule crie : « Entouma assou alihoum, wehnaya ennahouhoum ! » (Vous, protégez-les, et nous, on les chassera). Et de marteler : « Allah Akbar Awal Novambar, w’echaâb yet’harar ! » (Le 1er Novembre, le peuple se libérera). A la fin de la rue Asselah Hocine, la foule chante en chœur La Liberté de Soolking. De l’autre côté du carrefour, sur le boulevard Amirouche, des flux de manifestants arrivent en provenance de la rue Hassiba, de Belcourt et de la banlieue est d’Alger. Les trois affluents fusionnent en contrebas de la Grand-Poste pour former une de ces images saisissantes dont le hirak a le secret.
« Ça dépasse toutes les prévisions ! Au début, on était sortis contre le 5e mandat, et aujourd’hui, on en est à huit mois de mobilisation. C’est inimaginable ! » exulte Toufik, un jeune cadre. Bachir Kebabi, militant écologiste venu spécialement d’Ath Mansour (Bouira), estime pour sa part que le mouvement ne va pas s’arrêter en si bon chemin :
« Ce pouvoir continue à faire la sourde oreille aux revendications légitimes de ce peuple. Notre revendication principale, c’est le départ de tout le système. On ne transige pas sur ce principe. Le pouvoir a fait la sourde oreille au début, ensuite, il a utilisé la diversion.
A partir du 22 février 2019, c’est la rupture totale entre le système et le peuple. Ce qui veut dire que le pouvoir aujourd’hui ne fait que retarder l’échéance de son départ. Le glas a sonné, l’élan que nous avons lancé à partir du 22 février ne s’arrêtera pas. Nous sommes déterminés à continuer notre lutte jusqu’à la chute de ce régime. Si Gaïd Salah croit qu’il va nous obliger à retourner à la maison bredouilles, il se trompe. Ce système militaro-politique a gouverné depuis 1962 au nom de la division. Aujourd’hui, le peuple est uni, déterminé et convaincu de continuer la lutte jusqu’à la chute de ce régime. Nous allons poursuivre le combat même si cela durera autant qu’avait duré la Révolution de 1954-1962. Nous sommes patients, on n’est pas pressés. Ce régime est condamné ! »
Article publié dans El Watan, le 26 octobre 2019.
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