28 octobre 2019 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/281019/derriere-l-intervention-militaire-en-syrie-la-turquie-reprime-ses-kurdes?page_article=1
Diyarbakir (Turquie), de notre envoyé spécial. – « Elle est où la démocratie ? On vote aux élections, et puis on nous dit que notre choix ne compte pas. Elle est où la fraternité ? À la télé, ils disent que les Turcs et les Kurdes sont frères, mais en même temps on nous tue au Rojava. » Mahmut, le gardien d’immeuble, est amer. Après un silence, il entonne les slogans du sit-in : « Amed, réveille-toi, défends le Rojava ! » « Résistons, résistons, nous vaincrons ! »
Pour la première fois depuis le déclenchement, le 9 octobre, de l’opération militaire turque Source de paix, la police a autorisé vendredi une manifestation au pied des murailles de basalte de la vieille ville de Diyarbakir – Amed en kurde –, la plus grande municipalité kurde de Turquie, avec 1,7 million d’administrés.
Les autorités n’ont pas jugé bon de réprimer un défilé conduit par l’ensemble des députés du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche et kurde), venus à Diyarbakir pour réclamer l’arrêt de l’intervention turque contre l’entité autonome à prédominance kurde du nord-est de la Syrie, mais aussi pour exiger la libération du maire HDP de la ville, Selçuk Mizrakli, arrêté et placé en détention provisoire trois jours plus tôt.
Elles ont en revanche affiché leur puissance en enfermant les 500 manifestants environ, dans un carré hermétique de boucliers des unités anti-émeutes. « Nous ne courberons pas l’échine, nous ne nous mettrons pas à genoux, a prévenu la coprésidente du parti Pervin Buldan, défiant les agents. Vous pouvez bien livrer nos villes à l’oppression, envoyer les élus kurdes en prison, essayer de voler les gains du peuple kurde, mais dès les prochaines élections, le peuple de Diyarbakir affirmera à nouveau sa volonté. »
À l’instar des édiles HDP des deux autres grandes villes du sud-est anatolien, Mardin et Van, Selçuk Mizrakli a d’abord été chassé de sa mairie sur ordre du ministre de l’intérieur, le 19 août, puis remplacé dans sa fonction par préfet de Diyarbakir. Chirurgien de 56 ans et père de trois enfants, il a ensuite été arrêté à son domicile lundi dernier à l’aube, avant d’être écroué le jour suivant pour des liens supposés avec la rébellion kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Selon les informations données par ses avocats, la procédure lancée contre le maire repose sur le témoignage d’un membre repenti du PKK, arrêté en 2016 et à l’identité tenue secrète, qui l’accuse dans une déposition en date du 20 mars 2019, soit 11 jours avant les élections municipales remportées haut la main par Mizrakli (63 % des voix), d’avoir soigné un rebelle blessé dans la clinique où il officiait.
Les juristes pointent les incohérences apparentes du témoignage – blessé au ventre, le guérillero aurait quitté l’hôpital au lendemain de l’opération –, ainsi que son caractère indirect – le repenti n’a pas directement assisté aux faits. Le timing des révélations pose également question. « Pourquoi le repenti témoigne-t-il trois ans après son arrestation ? Pourquoi la justice a-t-elle attendu si longtemps pour arrêter Mizrakli ? Pourquoi lui a-t-on permis de participer à l’élection ? », interroge Mustafa Altintop, président de la Fondation des droits de l’homme (TIHV) pour Diyarbakir. « Tout ce que veut l’État, c’est atteindre le HDP et légitimer la mise sous tutelle des villes », résume-t-il.
Selçuk Mizrakli rejoint ainsi en prison Gültan Kisanak, la précédente maire de Diyarbakir, incarcérée depuis trois ans. La première vague d’évictions-arrestations remonte en effet à l’automne 2016. Le DBP, parti apparenté au HDP, avait alors été dépossédé de 95 des 102 municipalités qu’il administrait, pour le même motif de collusion supposée avec le PKK.
Les élections municipales du 31 mars dernier lui ont permis de reconquérir 51 des mairies placées sous tutelle, et d’en remporter 64 au total. Mais plus du quart (18) lui ont depuis été reprises, soit par décision du Conseil électoral suprême (YSK), qui est revenu sur l’éligibilité qu’il avait pourtant prononcée pour six candidats victorieux du HDP, soit sur ordre du ministère de l’intérieur. Et l’intervention militaire contre le Rojava semble avoir précipité le mouvement, puisque sept mairies ont été placées sous tutelle depuis le 9 octobre.
Les réactions de la population à l’éviction de leurs maires ont été sévèrement réprimées par la police, faisant plusieurs blessés, dont deux députés HDP de Batman, hospitalisés après avoir été frappés à coups de matraque. 418 manifestants ont été placés en garde à vue dans la zone kurde pour la seule journée du 19 août, selon le ministère de l’intérieur. Quatre jours plus tard, le nombre d’interpellations dépassait le millier, selon l’Association des droits de l’homme (IHD). Son président à Diyarbakir, Abdullah Zeytun, dénonce les graves atteintes à la liberté d’expression qui sont devenues le quotidien de la région depuis la rupture des négociations de paix entre l’État turc et le PKK, à l’été 2015, et les violents affrontements qui se sont ensuivis pendant un an au cœur des villes kurdes.
« Comme la plupart des organisations professionnelles, syndicales ou de défense des droits, nous ne pouvons plus organiser d’activités ou faire de déclarations en extérieur. L’état d’urgence a officiellement été levé à l’été 2018, mais dans la pratique, il est toujours là », commente-t-il. L’IHD était notamment responsable de manifestations hebdomadaires de mères réclamant que la lumière soit faite sur le sort de leurs enfants disparus, principalement dans les années 1990, et probablement victimes d’exécutions extrajudiciaires. Une récente tentative de rassemblement de ces « mères du samedi » a été empêchée par la police. « Quatre d’entre elles sont venues nous voir à la fondation après avoir été battues », indique Mustafa Altintop, soulignant qu’il s’agissait de personnes âgées.
« Ce n’est pas la fin du Rojava, c’est maintenant que son avenir est en train de prendre forme »
Toutes les manifestations ne sont pourtant pas interdites à Diyarbakir. Depuis début septembre, un groupe de femmes assiège le quartier général du HDP, sous la protection bienveillante de la police. Venues des quatre coins du pays, Turques ou Kurdes, elles réclament la restitution de leurs enfants -un groupe hétéroclite composé de jeunes policiers et soldats faits prisonniers par le PKK, mais aussi de lycéens ou d’étudiants selon elles kidnappés par les rebelles, ou du moins subjugués par eux et convaincus de rejoindre la guérilla. « Mekiye était en deuxième année de lycée, ce sont ses camarades de classe qui l’ont trompée. Je ne sais pas comment ils ont fait, s’ils l’ont droguée ou quoi », témoigne ainsi Hüsniye Kaya, une mère au foyer originaire de Diyarbakir, dont la fille a disparu quatre ans plus tôt. « Le HDP a rassemblé les jeunes ici, dans ce bâtiment, et le PKK les a emmenés », assure-t-elle.
Si Mustafa Altintop ne met pas en doute la douleur éprouvée par ces femmes, il dénonce l’exploitation de leur peine par le gouvernement à des fins de propagande. « Après la nomination des administrateurs judiciaires, l’État, pour donner une légitimité à ces derniers, a éprouvé le besoin de criminaliser encore davantage le HDP. Pour y parvenir, le meilleur recours qu’il a trouvé a été de convoquer la figure de la mère », explique-t-il, soulignant que le groupe avait refusé tout contact avec le HDP.
Des mères rassemblées devant le siège du HDP à Diyarbakir réclament la restitution de leurs enfants. Elles accusent le PKK de les avoir enlevés. © NC
Criminalisation, éviction, répression : le HDP est à nouveau dans la ligne de mire du gouvernement depuis les élections municipales de mars. Pas seulement en raison des mairies qu’il a reconquises, mais aussi à cause de sa consigne de vote en faveur de tout parti pouvant vaincre la formation du président Recep Tayyip Erdogan, le parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).
Le vote des Kurdes a ainsi permis au Parti républicain des peuples (CHP, social-démocrate) de conquérir plusieurs grandes villes – Adana, Antalya, Mersin, et surtout Istanbul, le centre économique du pays et la ville où le président Recep Tayyip Erdogan a bâti sa carrière. Selon l’homme d’affaires kurde Sah Ismail Bedirhanoglu, bien introduit dans les milieux conservateurs, c’est cette insistance à vouloir faire chuter l’AKP à Istanbul, alors que le gouvernement était allé jusqu’à faire fuiter une lettre du leader emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, recommandant l’abstention aux Kurdes, qui est à l’origine de la vague actuelle de répression anti-HDP.« Öcalan a écrit cette lettre, ça veut dire que Erdogan était prêt à négocier. Il n’aurait pas placé les villes sous tutelle, il aurait libéré les prisonniers. Mais il a utilisé la carte Öcalan pour rien, et son charisme en a pris un coup, commente Bedirhanoglu. Au bout du compte, qu’est-ce qu’on a obtenu ? Ekrem Imamoglu [le nouveau maire d’Istanbul – ndlr] a gagné, d’accord, et il est venu nous offrir un poster d’Atatürk. Pour ça, on a sacrifié nos villes et nos politiciens. »
En dépit des coups qui lui sont portés, le HDP n’a pas l’intention d’infléchir sa ligne du « tout sauf Erdogan ». « Nous n’avons pas changé de stratégie. Ce qui comptait lors des dernières élections, c’était que les candidats de l’AKP et du MHP [son allié d’extrême droite – ndlr] ne gagnent pas, parce que ces deux partis soutiennent un régime autoritaire, affirme le coprésident du HDP, Sezai Temelli, interrogé à Diyarbakir par Mediapart. Le pouvoir persiste dans ses politiques belliqueuses, et nous, nous renouvelons notre appel. »
Encore faudra-t-il que la direction du HDP parvienne à convaincre sa base, passablement refroidie depuis que les autres partis d’opposition ont voté au Parlement la motion gouvernementale autorisant l’intervention militaire contre le Rojava. « En ce moment, les Kurdes sont en colère contre tous les partis. Erdogan a traité les Kurdes de terroristes et l’opposition a dit la même chose en votant cette motion, affirme Kader Uzun, conseillère municipale HDP de l’arrondissement de Sur. Ils nous ont laissés en plan pour suivre l’appel de la raison d’État. »
Le parti a jusqu’en 2023, date prévue des prochaines élections législative et présidentielle, pour resserrer les rangs. Sezai Temelli, en tout cas, ne croit pas dans la possibilité d’élections anticipées. « Erdogan maintient le pays dans une atmosphère d’urgence permanente, comme si des élections étaient imminentes. Mais il n’a aucune intention d’en organiser parce qu’il sait qu’au premier scrutin, il sera défait, estime le politicien. Tout l’enjeu pour lui est de s’assurer, à coups d’ingénierie sociale, qu’il obtiendra 50 % des voix plus une en 2023. »
Entre le risque d’extinction du Rojava et leurs propres misères, l’avenir semble bien blafard pour les habitants de Diyarbakir. « Cela fait trente ans que je vis ici, et je n’ai jamais vu les gens aussi déprimés et désespérés, affirme Mustafa Altintop. Ils ne croient plus dans la justice, ils n’ont plus confiance dans les médias, leur foi dans les institutions est ébranlée et ils se sentent impuissants. » Ce sentiment d’impuissance est particulièrement vif concernant le Rojava, une région avec laquelle les habitants de Diyarbakir ont tissé des liens de solidarité au rythme des batailles – Kobané en 2014, Afrin en 2018 – et se sont découvert une communauté de destin. « Le Rojava, c’est un endroit qui signifie beaucoup de choses pour nous, estime ainsi Cenk, un jeune universitaire chassé de son poste en 2016 pour avoir signé une pétition demandant la paix dans le Sud-Est. C’était l’endroit où nous pourrions enfin être nous-mêmes, sans avoir à subir de pression. Je connais nombre de gens qui envisageaient de s’installer là-bas, des chercheurs victimes des purges qui projetaient d’y créer une université. J’y ai pensé aussi. »
Au vu de l’accord conclu le 22 octobre par Ankara et Moscou, qui ouvre la voie au maintien de troupes turques sur certaines portions du territoire du Rojava et la reprise en main d’autres secteurs frontaliers par les troupes de Damas, l’autonomie de la région semble sérieusement menacée. Pourtant, Sezai Temelli voit dans cette nouvelle situation des raisons d’espérer. « Ce n’est pas la fin du Rojava, c’est maintenant que son avenir est en train de prendre forme, affirme le leader du HDP. Jusque-là, le Rojava se développait de manière isolée, en marge du jeu des relations internationales. Désormais, il est au centre des attentions du monde entier. » « États-Unis, Russie, Damas, tout le monde est à présent convaincu qu’au moment de décider de l’avenir de la Syrie, les Kurdes doivent être à la table des discussions », poursuit le politicien, qui dit croire dans la possibilité d’une solution fédérale pour le Rojava.
Souvent critique du HDP, Sah Ismail Bedirhanoglu partage cette fois l’optimisme mesuré de Temelli : « Mazlum Kobani [le chef des troupes du Rojava – ndlr], qui n’était qu’un commandant que rien ne distinguait, est maintenant appelé général dans le monde entier. Il est respecté. Les sénateurs américains et Trump l’invitent aux États-Unis. Je pense que les Russes vont faire de même. » Et l’homme d’affaires de commenter : « Si les Kurdes parviennent à bien pratiquer la realpolitik, s’ils ne se laissent pas emporter par leurs idéaux et leurs rêves fantastiques, ils peuvent sortir gagnants de la situation. »
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