24 SEPTEMBRE 2019 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/230919/new-york-les-rois-du-petrole-organisent-leur-contre-sommet-climatique-bon-pour-relecture-je-recois
New York (États-Unis) de notre correspondant. – À quelques rues de là, au bord de l’Hudson River, la jeune activiste suédoise Greta Thunberg vient de lancer un message de rage. « Des gens meurent, des écosystèmes s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse. Et la seule chose dont vous parlez, c’est d’argent et de contes de fées qui vantent une croissance économique éternelle. Comment osez-vous ? »
Au même moment, dans un bâtiment luxueux de Manhattan gardé par une armée de vigiles, un sexagénaire raffiné s’adresse à deux cents dirigeants du pétrole mondial, en grande majorité des hommes en costume, qui terminent leur déjeuner. « Nous allons décarboner le monde. Les technologies existent et elles fonctionnent. »
Robert Dudley, c’est son nom, est le patron anglo-américain du groupe pétrolier BP, le quatrième groupe mondial, douze milliards de dollars de profits en 2018, dont le nom reste associé à la catastrophique marée noire provoquée en 2010 par l’explosion de la plateforme offshore Deepwater Horizon.
L’assistance de deux cents personnes acquiesce, satisfaite. Tandis que le monde entier s’inquiète de l’extinction, les rois mondiaux du pétrole ont fini par admettre le changement climatique. Le nez sur les prévisions qui prévoient une explosion de la demande d’énergie dans les prochaines décennies, les géants des énergies fossiles veulent désormais s’afficher comme les moteurs de la révolution énergétique à venir, en grande partie grâce aux technologies.
Dans le cadre somptueux de la Morgan Library, le « Oil and Gas Climate Summit » est le rendez-vous annuel des grands du pétrole. Une réunion récente, aussi récente que l’est leur révélation climatique.
Depuis 2014, les plus grands groupes pétroliers se sont organisés au sein de l’Oil and Gas Climate Initiative (OGCI), un club qui vise, selon les communiqués de presse, à « conduire la réponse de l’industrie au changement climatique ».
Parmi eux, le géant chinois CNPC, les étasuniens ExxonMobil et Chevron, le français Total ou encore la richissime compagnie nationale saoudienne Aramco. Au total, 30 % de la production mondiale.
L’effort collectif est censé prouver leur volontarisme vert. Pour de nombreux spécialistes et activistes du climat, il s’agit surtout d’un immense effort concerté de « greenwashing » de la part d’une industrie ultra-polluante qui ravage les écosystèmes, a nié pendant des décennies le changement climatique et dépensé des fortunes en lobbying pour protéger son lucratif business.
Au cœur de Manhattan, la Morgan Library, située sur Madison Avenue, est une merveille d’architecture. Aujourd’hui un musée, elle fut la demeure du banquier J. P. Morgan (1837-1913), autant qu’un écrin pour ses collections d’art précieux. La table ronde du matin s’ouvre dans la magnifique bibliothèque de Morgan, riches de milliers de livres anciens et de partitions. Une immense tapisserie trône sur la cheminée. Elle date du XVIe siècle et s’intitule « Le Triomphe de l’Avarice ». Cela ne s’invente pas.
Comme dans « Shark Tank », une célèbre émission américaine où des entrepreneurs présentent leur société à des investisseurs potentiels, quinze entrepreneurs prometteurs présentent leur business aux dirigeants du pétrole mondial.
Certains développent des systèmes complexes pour aider à réduire les émissions de méthane des installations gazières : des dispositifs présentés comme un outil puissant, si ce n’est miraculeux, de réduction des rejets de CO2.
D’autres se sont lancés dans la capture du carbone, un secteur émergent très activement promu par l’industrie pétrolière.
Cinq seulement présentent des solutions industrielles de réduction du CO2, comme l’amélioration des valves ou l’efficacité énergétique des tankers qui transportent le pétrole.
Les membres de l’OGCI sont fiers d’annoncer avoir mis de côté un milliard de dollars pour investir dans ces projets industriels plus ou moins créatifs. Autant dire une goutte d’eau : selon nos calculs, le profit cumulé des membres du groupement était de plus de 200 milliards de dollars pour la seule année 2018.
À l’unisson, les grands du pétrole et du gaz affirment soutenir « explicitement l’accord de Paris sur le climat », qui prévoit de maintenir le réchauffement climatique « bien en dessous de 2 degrés ».
Pourtant, aucun des géants du secteur n’est en ligne avec l’objectif : les multinationales du pétrole et du gaz ont au contraire « approuvé 50 milliards de dollars d’investissements depuis 2018 dans des projets majeurs qui minent leurs objectifs climatiques », selon le think tank indépendant Carbon Tracker.
Une décision funeste pour le climat, et peut-être pour les multinationales elles-mêmes, estime Carbon Tracker. « Les investisseurs sont de plus en plus concernés par les risques posés par le changement climatique pour leurs portefeuilles d’action et la vie de leurs clients. »
L’après-midi, les grands patrons assis en cercle font face à un panel de la société civile. Patrick Pouyanné, le patron français de Total, se défend d’être un « dinosaure » et prône une « économie carbonée circulaire », qui consisterait à enfouir dans la terre le CO2 produit – une solution qui évite de poser frontalement la question de la production.
« Votre industrie est si stigmatisée qu’elle n’attire plus les talents, tonne Christiana Figueres, une diplomate costaricaine reconnue pour son expertise climatique au sein des Nations unies. Vous devez cesser les émissions de méthane de vos installations maintenant, arrêter de batailler contre les régulations, investir vraiment dans les technologies d’avenir. Vous devez atteindre le zéro carbone en 2050 ! »
Les présidents écoutent poliment. « Nous voulons faire partie de la solution », plaide le patron de BP. « Ils ne cessent au contraire d’augmenter la production d’énergies fossiles, réagit au même moment un consortium d’ONG, parmi lesquelles Price for oil et 350.org. La capture du carbone qu’ils vantent est une arnaque pour justifier leur inaction. Ils veulent que les contribuables paient la facture. »
Dans la rue, loin du regard des participants, une quinzaine d’activistes sont venus protester. Ils chantent : « Ils savaient, ils ont menti, à eux de payer ! »
« Les dirigeants de ces entreprises connaissaient depuis des décennies l’ampleur de la crise climatique, ils doivent maintenant payer pour leurs abus. Ces incendiaires ont créé cette crise, ils en profitent, ils ne peuvent en aucun cas être la solution », explique Taylor Billings, de l’ONG Corporate Accountability.
« Les industries fossiles feront tout pour protéger leur business, poursuit-elle. Ils ne mettront en avant aucune solution qui ne leur bénéficie pas ».
Parmi eux, Lena Greenberg a tenté de perturber la veille le dîner de gala des géants du pétrole et du gaz. L’activiste voulait leur remettre une plaque ironique rappelant « leurs années de déni climatique ». Avec une amie, Lena s’est déguisée en serveur, pantalon noir, chemise blanche, un plateau à la main. « Ça a amusé la sécurité, mais finalement huit vigiles nous ont interdit de rentrer. »
Lena n’a pas eu l’occasion de leur dire ce qu’elle pense : « Vous êtes des criminels. Vous ne résoudrez rien. »
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