Tiré de À l’encontre.
A mesure que le tapis mécanique monte, nous parviennent les clameurs du dehors. Celles des étudiants et leurs renforts populaires qui sont massés près de la bouche de métro en attendant le départ de la marche. 10h45 : la foule est invitée à scander Qassaman (hymne national algérien). Des bras levés avec orgueil brandissent le V de la victoire. Tonne dans la foulée un puissant « Tahya El Djazaïr ! » (Vove l’Algérie !), suivi de « Makache intikhabate ya el îssabate ! »
« Le 12/12 la yadjouz ! »
Un slogan a vite trouvé sa place dans le répertoire des mots d’ordre du Hirak étudiant : « Le 12/12 la yadjouz ! » (Le scrutin du 12 décembre est illicite). Les manifestants le répètent à volonté. Autre chant à succès : « Ahna ouled Amirouche, marche arrière ma n’ouellouche, djaybine el houriya ! » (Nous sommes les enfants de Amirouche, pas de marche arrière, on arrachera la liberté). Exprimant de nouveau le rejet des élections, la procession martèle : « W’Allah ma n’voti b’had ettariqa/Djibou el BRI ou zidou essaîqa ! » (Je jure que je ne voterai pas de cette manière, ramenez la BRI – Brigade de recherche et d’intervention – et les forces spéciales). A l’entrée de Bab Azzoun, la foule lâche : « Allah Akbar makache el vote ! » (Dieu est le plus grand, pas de vote). L’étroite rue commerçante vibre ensuite aux cris de : « Isqate el vote wadjeb watani ! » (Faire échec au vote est un devoir national), « Ma tekhewfounache bel achriya, ahna rebbatna el miziriya ! » (Vous ne nous ferez pas peur avec la décennie noire, nous avons grandi dans la misère), « Qodhate Sidi M’hamed yaâbdou el Gaïd ! » (Les magistrats de Sidi M’hamed –quartier administratif d’Alger – idolâtrent Gaïd), « Harrirou el mouataqaline ! » (Libérez les détenus).
Le cortège observe une longue halte à l’orée du Square Port-Saïd avant de reprendre la marche en répétant de plus belle ce refrain satirique : « 12/12 la yadjouz ! » Un groupe de jeunes muni d’une sono enflamme la rue Ali Boumendjel en interprétant en chœur un autre chant au vitriol : « Pouvoir assassin ! » Plusieurs manifestants arborent des pancartes vert pistache avec ce message : « Le 12/12 est un non-événement. Notre hirak continue ».
Une autre série de pancartes proclame : « Notre objectif est le changement du système politique. Le 12/12 n’est qu’un tapage médiatique. C’est un non-événement ». Une étudiante tranche : « La démocratie, c’est l’avis de la majorité et la majorité refuse ces élections ». Une dame sonne la révolte en écrivant : « Tous ensemble pour renverser les élections des gangs ». Un manifestant, qui a une nouvelle pancarte à chaque marche, propose pour ce 41e mardi : « Le 12/12 n’est pas licite avec ce système incapable, vieillissant. La îssaba (le gang) de Bouteflika vous a précédés, et vous allez la suivre ». Ammi Rabah, un autre hirakiste assidu, écrit presque dans le même esprit : « Je ne voterai pas le 12/12 pour des symboles de la îssaba ». Un autre manifestant brandit cette sentence : « Nous sommes sortis pour jeter les ordures à l’extérieur de l’Algérie. Nous ne sommes pas sortis pour les recycler ». [1]
« No vote with gangsters »
Dans le même registre, le « non » aux élections du 12 décembre est décliné dans toutes les langues : « La lil vote » (en arabe), « Ulac el vote » (en kabyle), « No vote with gangsters ». Sur le même thème, d’autres pancartes disaient : « Ne votez pas pour la pérennité du système », « Le peuple a dit non », « Non au coup d’Etat contre le peuple », « Libérez les détenus, pas de vote avec ce système », « Ecoutez la grogne du peuple, demain il sera trop tard ». Un boycotteur du rendez-vous électoral a confectionné un panneau de signalisation parodique avec cette indication grinçante : « 12/12 route barrée ». Un réfractaire au vote prévient : « Votre train sur les rails va droit au mur. Et votre feuille de route ne tient pas la route ».
La résolution du Parlement européen continue à faire réagir. La « dame au balai », cette « historique » du hirak habituée à manifester avec son fameux balai, parade avec cette pancarte où elle rappelle à nos dirigeants qui crient à l’ingérence étrangère : « Votre argent, vos enfants, vos biens immobiliers, vos hôpitaux, sont en Europe ». Un hirakiste chevronné dénonce de son côté : « Non à l’intervention des Ibères et des Mandarins ». Sur les autres pancartes, l’accent est mis sur la détermination du mouvement comme ici : « Notre arme, c’est la révolution pacifique. Nous irons jusqu’au bout ! » Une jeune femme s’est fendue de cette tirade : « C’est notre armée, c’est notre police et notre gendarmerie. Et l’Algérie est à nous. On a dit vous partez, c’est que vous partez ! » Un homme porte cette espérance : « Nous voulons vivre ensemble, dans un Etat de droit, dans le respect des lois. Tel est le rêve des Algériens ». Un manifestant dans les 45 ans adresse ce bel hommage aux jeunes des campus : « Bravo les étudiants ! Vous portez la voix des générations : la vôtre, la nôtre et les suivantes ». Une étudiante a composé, pour sa part, ce slogan percutant : « L’insécurité génère l’anarchie, et l’injustice génère une révolution ». Un trentenaire réclame : « Tribunal civil, pas militaire. Indépendance de la justice », tandis qu’un frondeur bien inspiré écrit : « La seule chose qu’un dictateur ne peut pas dicter c’est la vérité ». Un autre cite Hugo : « Ceux qui rêvent sont ceux qui luttent ».
« Grève générale et le régime tombera »
Un homme d’un certain âge soulève la une d’un journal montrant une foule imposante et y a collé ces mots, en anglais : « Power to the people » (Le pouvoir au peuple). Enfin, citons ce marcheur charmeur, dans les 70 ans, moustache souriante et le verbe truculent, qui a griffonné sur une feuille A4 : « Même si la force abandonne mes bras, ma voix est encore puissante ». En s’engageant sur la rue Larbi Ben m’hidi, un étudiant rejoint la manif’ en déployant le bel étendard qu’on voit tous les mardis, à l’effigie de Taleb Abderrahmane, l’artificier de la Révolution (1930-1958). La procession répète un bon moment ce mot d’ordre en battant la mesure avec ses mains : « La grève générale yasqot ennidham ! » (Grève générale et le régime tombera).
Le débrayage est annoncé à partir du 8 décembre. A hauteur de l’Historial (centre culturel Larbi Ben M’hidi), un homme crie : « Djanaza ! » (enterrement). Un silence religieux se fait instantanément. Les clameurs se font discrètes, en sourdine. A hauteur de la Cinémathèque, un brouhaha sourd se fait entendre. Les clameurs reprennent de plus belle en redoublant de volume. L’appel à la grève est scandé avec insistance. Une manifestante arbore une pancarte qui fait écho à cet appel. « La grève générale est un devoir national », plaide-t-elle. Un groupe de citoyens lance de son côté : « WAllah ma nekhdem, w’Allah ma n’voti, le 8 décembre naghlek hanouti ! » (Je jure que je ne travaillerai pas, je ne voterai pas ; le 8 décembre, je fermerai ma boutique). Le cortège traverse l’avenue Pasteur comme une tempête joyeuse.
Gestes solidaires des balcons. La procession tourne par la Fac centrale, prend la rue Sergent Addoun et rejoint le boulevard Amirouche. La foule entonne : « Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote ! » (pas de vote cette année), « Klitou lebled ya esseraquine ! » (Vous avez pillé le pays bande de voleurs). La marée humaine se dirige ensuite vers la place Audin via la rue Mustapha Ferroukhi. A 13h20, le cortège s’immobilise près du lycée Delacroix. Après une brève prise de parole, la manif’ se termine par un solennel Qassaman.
Article publié dans le quotidien El Watan, en date du 4 décembre 2019.
Note
[1] Dans une déclaration prononcée à l’occasion de la présentation au Sénat du projet de création de 10 nouvelle wilayas, Salah Eddine Dahmoune, ministre de l’Intérieur, a accusé les opposants à l’élection du 12 décembre 2019 d’être de « pseudo-Algériens », de « traîtres », de « pervers », d’« homosexuels » et de « mercenaires » à la solde du colonialisme français…
Chef de cabinet puis secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Salah-Eddine Dahmoune a été désigné le 31 mars 2019 premier responsable de ce département en remplacement de Noureddine Bedoui, nommé Premier ministre par Abdelaziz Bouteflika. Obscur cadre successivement aux ministères de la Santé, de la Formation professionnelle puis de l’Intérieur, Dahmoune s’est fait connaître de l’opinion par un lapsus en parlant, en novembre 2018, du « président Saïd Bouteflika » (soit le frère de l’ex-président qui disposait d’un pouvoir plus qu’étendu dans toutes les « affaires », condamné à 15 ans de prison.) Les réseaux sociaux, qui s’étaient aussitôt enflammés, relevaient, à raison, que le cadre de l’administration Bedoui n’exprimait que le fond de sa pensée. (Réd.)
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