Tiré de À l’encontre.
Alors que les vendredis précédents les avis étaient quelque peu mitigés et Gaïd Salah avait sa part de « Yetnaha ga3 » comme tout le monde, à parts égales avec les Bensalah et consorts, hier, c’était lui la cible principale du ressentiment populaire.
Ainsi, l’un des slogans les plus retentissants qui ont été scandés par une foule de manifestants disait : « Had echaâb la yourid Gaïd Salah we Saïd » (ce peuple ne veut pas de Gaïd Salah ni Saïd Bouteflika, frère d’Abdelaziz, lié étroitement à un secteur du capital privé).
Jusqu’à 11h, hormis la Grande-Poste qui reste la première place à être occupée par les manifestants les plus matinaux, les autres places, squares et artères étaient moins animés que lors des vendredis des grosses mobilisations. Il a fallu attendre la mi-journée pour voir la rue Didouche Mourad, la place Maurice Audin, la Place du 1er Mai se réveiller bruyamment.
Des groupes de parole se constituaient, donnant lieu à des débats intenses. Un « speaker’s corner » a même été institué à la place Audin, tribune à laquelle se succédaient de nombreux citoyens pour commenter l’actualité politique. Une forêt de drapeaux, où flottaient avec harmonie l’emblème national et le drapeau berbère, recouvrait la capitale.
La foule grossissait d’heure en heure, et après la prière du vendredi, ce sont carrément des fleuves humains qui se déversaient sur la rue Hassiba, sur le boulevard Amirouche, sur la rue Didouche et les autres artères de la capitale, démentant ainsi, une nouvelle fois, les pronostics qui prédisaient une baisse de forme du mouvement couplé à un supposé « effet dissuasif » lié aux menaces distillées par Gaïd Salah et ses références répétées au mot « complot ».
Une énorme banderole à la place Audin résume bien cet état d’esprit : « On ne reculera pas », une autre renchérit : « On ne lâche rien, nous sommes déterminés ».
Des barrages filtrants anticonstitutionnels !
Le dispositif de police était allégé aux grands points de ralliements, et on pouvait, comme vendredi dernier, noter simplement la mise en place d’un cordon de sécurité pour barrer l’accès au Tunnel des facultés, surnommé « Ghar hirak ».
Mais cette discrétion toute relative de la police ne doit pas nous faire oublier le déploiement agressif et « anticonstitutionnel » des forces de la Gendarmerie nationale à l’extérieur de l’agglomération algéroise, pour empêcher des Algériens de se rendre dans la capitale de leur pays.
C’est proprement scandaleux ! Tôt dans la matinée, Saïd Salhi, vice-président de la LADDH (Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme) – pour ne citer que ce témoignage – alertait à travers son compte Facebook : « A l’instant, on vient d’être refoulés violemment de l’autoroute au niveau du tunnel de Lakhdaria sur notre route vers Alger par la gendarmerie. On a été interpellés et emmenés avec des menottes sous des insultes et des menaces. Notre drapeau national nous a été confisqué. Voici la dictature militaire qui s’installe doucement. »
Les chants et les slogans d’hier reprenaient en gros les mêmes mots d’ordre « dégagistes » qu’on entend depuis quelques semaines : « Echaâb yourid yetnahaw ga3 ! » (Le peuple veut qu’ils soient tous virés), « Ennehou el issaba nwellou labass » (On enlève la bande au pouvoir et on sera bien), « Libérez l’Algérie ! », « Ulac smah » (Pas de pardon), « Pouvoir assassin ! », « Klitou lebled ya esseraquine » (Vous avez pillé le pays, bande de voleurs), « Maranache habssine, koul djemaâ khardjine » (On ne s’arrêtera pas, chaque vendredi on est là), « El Djazaïr amana, klitouha ya el khawana » (On vous a confié l’Algérie, vous l’avez pillée, bande de traîtres).
« Khouna Ramzi, Eddoula gatlatou »
L’une des images les plus émouvantes à retenir des manifestations grandioses de ce 10e acte du « hirak » : des jeunes qui scandaient le nom de Ramzi Yettou – Allah Yerahmou –, décédé le 19 avril dernier, après une semaine passée à l’hôpital Mustapha. Il avait à peine 23 ans. Pour rappel, Ramzi avait été grièvement touché à la tête lors des manifs du 12 avril, à Alger.
Plusieurs manifestants arboraient des pancartes à l’effigie du jeune originaire de Labaziz, commune de Bougara (wilaya de Blida).
Ils hissaient également une immense banderole sur laquelle on pouvait lire : « On demande l’ouverture d’une enquête sur la mort de notre frère Yettou Ramzi, après les événements du 12 avril 2019. Irtah sa nouwassilou el kifah (Repose-toi, nous poursuivrons le combat). » Deux portraits de la victime ornent la banderole, l’une avec Ramzi en treillis de jeune appelé et la mention : « Quand la patrie a eu besoin de lui » ; sur l’autre, on le voit sur un lit d’hôpital, sous respiration artificielle, et ce message déchirant : « Lorsqu’il est sorti réclamer ses droits. »
D’autres pancartes assorties de la photo du jeune homme disaient : « Je suis solidaire avec la famille du martyr du hirak Ramzi Yettou. » La procession qui fendait la foule et marchait jusqu’à la Grande-Poste comprenait des proches de la victime ainsi que des jeunes du même quartier que lui, à Labaziz.
Ils avançaient aux cris de : « Khouna Ramzi chahid el hirak » (Notre frère Ramzi est un martyr du hirak), « Khouna Ramzi eddoula gatlatou » (Notre frère Ramzi, c’est l’Etat qui l’a tué), « Khouya Ramzi Rabbi yerahmou, we elli qatlouh ghadwa yethassbou » (Ceux qui l’ont tué, demain seront jugés). Visage fermé, certains étaient debout sur un muret en tenant leurs pancartes, drapeau sur l’épaule.
L’un d’eux arborait un large poster accompagné de cette formule solennelle : « Ramzi, martyr du hirak, mort le 19 avril 2019 ». « On est du même quartier, à Labaaziz. On veut la vérité sur sa mort. On demande el Qissass (châtiment). Il faut que justice soit faite, et que ceux qui ont fait ça paient », martèle un manifestant, la mine défaite. Un autre lâche avec émotion : « Ramzi est venu défendre la patrie, chasser cette mafia. On veut que la vérité soit faite, que cette ‘issaba’ (bande) soit extirpée de ce pays et que l’Algérie se porte mieux pour qu’on redevienne khawa-khawa (frères). »
« Dzaïr machi caserna »
Comme nous l’indiquions, c’est Gaïd Salah qui a été le plus conspué hier. Depuis que le centre de gravité du pouvoir s’est déplacé aux Tagarins (ministère de la Défense), nous assistons à un glissement autoritaire assez inquiétant, ce qui explique dans une très large mesure cette chute de popularité du patron de l’ANP.
Le « ping-pong » se poursuit ainsi entre les Algériens et l’homme fort du moment qui continue à faire la sourde oreille aux exigences du peuple.
Sur la façade de la librairie de l’OPU (Office des publications universitaires), à Audin, une banderole tonne : « La li hokm el askar » (Non au pouvoir militaire). Près de la fac centrale, on ne pouvait pas rater cette affiche représentant une casquette et cette sentence : « +65 ans, retraite d’office. L’armée n’est pas une maison de retraite dorée. » Une autre rappelait : « Le seul Gaïd (chef), c’est le peuple. »
Un homme accompagné de sa fille a écrit : « Gaid est avec le peuple par les paroles, et avec la continuité du système par les actes » ; sa fille quant à elle arborait un portrait, moitié Saïd moitié Gaïd, et ce commentaire : « Deux faces pour une même bande. »
Ce personnage pourrait très bien s’appeler « Gaïd Bouteflika », tiens !
Une dame près de la Grande-Poste soulève un écriteau qui dit : « Les manœuvres militaires siéent au chef d’état-major mais manœuvrer avec le peuple est une mascarade. » Une autre femme défile sur le boulevard Khemisti avec ce slogan sans appel : « Gaïd, tu es concerné par le Ga3 ! » Une citoyenne avertit : « Non au scénario à l’égyptienne, on n’est pas dupes, Gaïd dégage, dégagez tous ! »
A quelques pas de là, un homme d’un certain âge martèle sur un grand panneau : « Non, non, mon général, la crise algérienne c’est vous tous, et vous en particulier. » Une jeune citoyenne résume : « Ya el Gaïd akhtina, Dzaïr machi caserna. » (Gaïd fiche-nous la paix, l’Algérie n’est pas une caserne).
Un peu plus loin, des jeunes déploient une large banderole qui sonne la révolte : « Résistance, la liberté s’arrache. »
« À quand l’arrestation de Saïd ? »
Autre thème majeur qui a dominé les manifs hier : la justice et la campagne d’arrestations spectaculaires ayant touché un certain nombre d’hommes d’affaires notamment. « Les règlements de comptes et les “convocations” en justice de quelques figures ne sont que diversion et poudre aux yeux. Le peuple dit yetnahaw ga3 (Qu’ils dégagent tous), compris ? » tranche un manifestant via sa pancarte.
D’autres écrits du même tonneau assènent : « Les mercenaires détournent l’objectif du peuple par les arrestations de leurs alliés », « Les poursuites contre les hommes d’affaires ne nous dévieront pas de notre objectif : faire tomber ce système corrompu »…
La tête de Saïd Bouteflika est encore réclamée avec insistance comme ici : « A quand l’arrestation de Saïd baba, le voleur des cachets de la Présidence, le chef de la bande mafieuse et le faiseur de rois. »
Sur un autre écriteau, un jeune exige d’un ton audacieux : « On ordonne à la justice d’enquêter avec le frère du Président, agent de la France. » Une grande affiche annonce avec ironie : « Le sélectionneur national Gaïd Salah a convoqué Haddad, Kouninef et Rebrab (trois milliardaires) pour un stage bloqué à El Harrach (caserne) et la non-convocation du meilleur joueur, l’Algéro-Marocain Saïd Bouteflika, est un vrai mystère. »
Il convient toutefois de signaler que le PDG de Cevital (Issad Redrab, agroalimentaire) est le seul parmi les patrons écroués qui bénéfice d’un véritable élan de sympathie de la part de plusieurs manifestants, à l’instar de cette citoyenne qui brandit une pancarte avec ces mots : « Halte aux règlements de comptes ! Halte à la hogra (oppression) ! Libérez Rebrab ! »
Un autre citoyen soulève un panneau mettant en scène Saïd Bouteflika avec Gaïd Salah dans la peau d’un pantin, et ces mots : « Tant qu’il n’est pas en prison (Saïd), l’autre n’est qu’un pantin (Gaïd). »
Puis, il ajoute en mettant en opposition Rebrab et Kamel El Bouchi (impliqué dans des trafics de drogue) : « La justice algérienne confond le sucre et la cocaïne. » A noter également cette pensée exprimée pour Hadj Ghermoul qui est toujours en détention à Mascara. « Libérez Hadj Ghermoul ! Non à la continuité du 5e mandat », plaide un activiste.
« Le problème est politique, pas judiciaire »
Samir, la quarantaine, arbore une pancarte où il critique le fonctionnement de la justice : « Le feuilleton des arrestations ne va pas nous distraire de notre priorité : votre départ », a-t-il écrit.
Il nous explique son point de vue : « Le temps de la justice, c’est un temps long, ce n’est pas le temps médiatique. Ils ont juste voulu créer une diversion. Le problème est politique, il n’est pas judiciaire. Pour le travail judiciaire, on a le temps ; les dossiers, ils les ont de toute façon. L’inquiétude, c’est que le pouvoir s’entête. Et j’ai peur des dérapages qu’il pourrait y avoir le 4 juillet. A mon avis, ils vont aller aux élections. Ils vont maintenir le “102” parce que, mine de rien, ils ont poussé à appliquer l’article 102 [1] et c’est un piège même pour eux. Le souci maintenant est que le pouvoir s’est déplacé au ministère de la Défense, au niveau de l’état-major de l’armée. Sauf que, normalement, l’état-major de l’ANP n’a pas à s’immiscer dans la sphère politique. »
Pour Samir, il est temps de lancer une initiative politique pour contrer le plan d’AGS (Ahmed Gaïd Salah), « parce que manifester tous les vendredis, ça ne dérange personne, ils sont tranquilles. Finalement, on assiste à un dialogue entre le peuple et le chef d’état-major de l’armée. Lui, il fait des annonces le mardi, le peuple dit ce qu’il en pense le vendredi, et ça va continuer ainsi jusqu’au 4 juillet ». Samir prévient : « Ils sont en train de jouer avec le feu, et la patience du peuple algérien a des limites. »
Une pensée pour les victimes de la Casbah
Lina, auxiliaire médicale dans un CHU à Alger, estime pour sa part que Gaïd Salah devrait reconsidérer son rôle. « Pourquoi le chef de l’Etat (Bensalah) ne s’adresse-t’il pas au peuple ? » se demande-t-elle. « Pourquoi nos chefs d’état ne parlent pas ?
Le chef du gouvernement ne parle pas non plus, au peuple. Les gens sont en colère, descendent dans la rue, dans toute l’Algérie, et il (Bedoui) ne parle pas, c’est quoi ce mépris ? »
Et de lancer : « Gaïd n’a qu’à rester dans sa caserne. Son rôle est de protéger le pays, protéger les frontières, c’est tout ce qu’on attend de lui. Pour le moment, on ne lui demande pas de partir, ça, c’est au prochain Président qu’on va élire d’en décider. Mais qu’il arrête de s’adresser à nous, ce n’est pas lui notre Président. Qu’il garde sa casquette, ou alors qu’il enlève sa tenue, mette un costume-cravate et s’adresse politiquement aux gens. »
Une pensée émue, pour terminer, pour les victimes de l’effondrement d’une bâtisse à La Casbah, lundi dernier, ce qu’a tenu à exprimer une habitante de la vieille ville à travers cette pancarte : « Allah yerham les chouhada de La Casbah. Je préfère mourir debout que de vivre à genoux. » (Article publié dans le quotidien El Watan, en date du 27 avril 2019)
Note
[1] L’article 102 de la Constitution algérienne stipule que lorsque le président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité d’exercer ses missions, « le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous les moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement ». (Réd. A l’Encontre)
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