tiré du numéro « À qui la ville ? Les défis d’une ville solidaire », no 804, septembre-octobre 2019.
On dit des Italiens que leur sentiment d’appartenance est d’abord lié à leur famille, puis à leur quartier et à leur ville et, très loin derrière, à l’État. Mais est-ce si différent pour plusieurs d’entre nous ? Dans ses observations sur les villes, la sociologue Saskia Sassen affirme à son tour que la ville, c’est nous, alors que l’État, ce n’est pas nous. La ville est le lieu où se déroule une grande partie de l’expérience quotidienne de la vie et cela est d’autant plus vrai à l’heure où la majorité de la population mondiale vit dans les villes.
La toile de nos relations se tisse dans la ville. Par les types de participation qu’on peut y avoir, la ville nous façonne autant que nous la façonnons pour qu’elle réponde à nos besoins et aspirations. Ainsi, c’est là que des initiatives locales importantes comme les premières cliniques de santé populaires et les garderies collectives ont vu le jour, avant d’être récupérées et développées à l’échelle provinciale sous la forme des Centres locaux de services communautaires et des Centres de la petite enfance. C’est là que se déploient des comités de quartier, des projets d’agriculture urbaine, de transport actif, de verdissement, de reprises de bâtiments à des fins communautaires et sociales, etc. – autant d’utopies concrètes qui servent d’antidotes au fatalisme qui hante nos sociétés néolibérales ; autant de brèches salutaires dans des villes sous tension.
L’un des effets de cette tension se manifeste dans le fait que les banlieues croissent plus rapidement que les centres urbains au Québec, notamment parce que ces derniers – véritables cœurs d’un corps urbain sans qui les banlieues n’existeraient tout simplement pas – sont malades. Le diagnostic que pose à cet égard l’anthropologue David Harvey est éclairant : « La ville traditionnelle a été tuée par l’essor du capitalisme », écrit-il, « elle a été victime du besoin interminable d’écoulement de la suraccumulation du capital, qui a conduit à une croissance urbaine infinie et tentaculaire indifférente à ses conséquences sociales, environnementales ou politiques[1]. »
L’excellent documentaire Main basse sur la ville de Martin Frigon montre bien que ce processus ne s’observe pas que dans les mégapoles. À partir du travail du journaliste d’enquête Henri Aubin, il révèle comment, dans les années 1970, de puissants intérêts européens ont accaparé le développement de Montréal pour faire du profit, sans plan ni soucis des conséquences. Ils avaient des intérêts dans l’immobilier, l’industrie pétrolière, le secteur de l’automobile et la construction des autoroutes. Résultat : les gratte-ciels ont poussé comme des champignons, les autoroutes se sont développées à profusion, l’étalement urbain a commencé, des quartiers populaires et du patrimoine ont continué d’être détruits, etc.
Des décennies plus tard, on peine toujours à sortir de ce modèle prédateur et erratique qui, propulsé par d’autres investisseurs, poursuit ses ravages et dépossède les habitants de la ville, en particulier les personnes les plus appauvries et marginalisées. « Condomanie » généralisée, projet Royalmount, échangeur Turcot, Réseau express métropolitain, Troisième lien, ExpoCité et tutti quanti : de Montréal à Québec, pour ne parler que des deux grandes villes où se concentre la majeure partie de la population québécoise, plusieurs projets urbains indignes du XXIe siècle, tant sur le plan écologique que social, sèment la controverse. Think big : l’heure est à qui construira les tours de luxe les plus hautes (Maestra et le 1, Square Phillips, à Montréal, Le Phare, à Québec), le port commercial le plus gros, la ville peut-être la plus « intelligente » mais combien déconnectée encore trop souvent des besoins réels des populations, sans parler des impératifs liés à la crise écologique.
À trop d’égards, et malgré certaines avancées démocratiques, la ville reste un déversoir à capitaux en surplus qui cherchent une destination, un profit, une rente, que rendent possible l’urbanisation et la spéculation. Cette fonction de la ville dans la roue de la fortune capitaliste profite de la marchandisation et de la déréglementation au cœur du néolibéralisme. Sur fond d’inégalités croissantes et de crise écologique, le résultat est souvent toxique. La gentrification, l’étalement urbain sans fin ainsi que la sévère crise du logement actuelle à Montréal et dans d’autres villes du Québec l’attestent, de même que leur corollaire, soit les vives résistances de tous ceux et celles pour qui la ville est un milieu de vie et non pas un terrain d’investissement.
Partout, citoyens et citoyennes cherchent à se réapproprier l’espace urbain, à participer aux décisions qui les concernent et qui touchent directement leur vie, revendiquant le droit à la ville. Ils savent que la ville n’accueille pas que des capitaux mais bien des personnes d’ici et d’ailleurs, aux parcours, cultures et identités multiples bénéfiques à toute ville sachant les inclure dans ses espaces et ses dynamiques. Ils puisent à la mémoire de luttes et de réalisations passées et s’inspirent de ce qui se fait ailleurs. Leurs mobilisations gagneraient à converger au sein d’un mouvement politique plus large et organisé, d’autant que les enjeux de la ville ne sont jamais seulement locaux et nécessitent souvent l’action d’autres niveaux de gouvernement. Si on peut se réjouir du fait que Montréal possède désormais davantage de pouvoirs grâce à son statut de métropole récemment acquis – qu’elle commence à mettre à profit dans différents dossiers comme la conversion des terrains de la brasserie Molson-Coors ou le bassin Peel, par exemple –, certains des pouvoirs que les municipalités ont déjà restent sous-utilisés, tandis que d’autres restent à obtenir. Une décentralisation plus grande est nécessaire, en fournissant aux villes des revenus qui ne soient pas basés sur les taxes foncières – un vice de leur structure de financement actuelle qui a démontré tout son caractère nuisible – et plaçant les citoyens au centre d’une approche municipaliste pleinement démocratique à inventer.
Pouvons-nous espérer des villes vraiment écologiques et solidaires tant que nous n’aurons pas l’audace et le courage politique d’utiliser les réglementations existantes et d’en imposer de nouvelles ? Ou de rappeler à l’ordre les investisseurs qui font fi du droit à la ville, de l’environnement et du respect de droits humains fondamentaux (se loger, se déplacer, se nourrir, etc.) ? Ou encore de miser réellement sur la participation démocratique, l’inclusion, l’approche des communs, le contrôle communautaire (notamment par le recours à des budgets participatifs, carbone, etc.) ? La réponse est non. Ce dossier le dévoile sans esquive à travers différentes pistes qui s’offrent à nous pour nous permettre de nous réapproprier collectivement la ville.
[1] D. Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.
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