Mais pourquoi ce débat a-t-il pris l’ampleur qu’on lui connaît ?
Il faut dire que la notion de racisme systémique emporte avec elle une dimension passionnelle et peut être propice à bien des ambiguités. Et particulièrement au Québec. Après tout le peuple québécois lui-même a été, et est encore bien souvent, victime de racisme systémique, notamment au Canada anglais où la grande presse sensationnaliste ne se prive pas de faire de manière récurrente du "Québec bashing" et d’alimenter ainsi toute une série de préjugés anti-québécois particulièrement crasses ; le tout débouchant sur le déni du droit à l’autodétermination politique.
Pourtant, le peuple québécois, victime de racisme et sans par ailleurs de passé colonial, pourrait lui aussi favoriser ou cautionner aujourd’hui des pratiques racistes, par exemple vis-à-vis des immigrants ou encore des Autochtones ? N’est-ce pas un paradoxe ? Ne disait-on pas que les Québécois étaient "les nègres blancs" de l’Amérique du nord ? Qu’est-ce qui a donc changé en ce début du 21ième siècle ?
Il faut dire aussi qu’on en perd un peu son latin, quand on voit que le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau a lui aussi dénoncé haut et fort le racisme systémique existant au Canada et a mis un genou à terre pour se solidariser avec Georges Floyd ? Lui qui pourtant, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les Autochtones de son pays, a tant de peine à joindre le geste à la parole : multipliant les déclarations d’intentions ou les mea-culpa, tout en se montrant incapables de mener des réformes en profondeur à leur propos.
Qui est donc raciste et qui ne l’est pas au Québec et au Canada ?
En fait, c’est ce qu’il faut se demander : la formule "racisme systémique" utilisée sans précaution —avec tout ce qu’elle comporte de reproche et de jugement implacable— peut elle permettre de définir une politique, et une politique de gauche en la matière ? Surtout si l’on en fait —comme dans certains milieux militants— la marque d’une approche radicale, c’est-à-dire d’une approche prétendant prendre les choses à la racine. Ne reste-t-elle pas trop vague, indéterminée, insuffisamment précise, incapable de nous en faire comprendre la portée politique ? Ainsi en va-t-il de l’adjectif "racisé" qu’on lui accole et qui est désormais utilisé à toutes les sauces de manière bien problématique, tant par la forme passive qu’il révèle, il tend à encourager la pente de la victimisation obligée. Aide-t-il à éclairer le sens de la lutte qu’il faudrait mener vis-à-vis de toutes les discriminations racistes ?
Après tout, l’anthropologie contemporaine nous a appris que les races n’existaient pas, ne reposaient sur aucun fondement biologique rigoureux, et qu’en tous cas elles ne pouvaient aucunement servir de point de repère sérieux pour faire apparaître ce qui pourrait différencier des êtres humains.
Comment s’y retrouver dès lors ?
Définir le racisme
Devant tant de situations différenciées, tant d’incongruités, on ne peut qu’essayer de prendre un peu de distance et revenir à ce qu’il en est véritablement du racisme, et surtout à la façon dont au sein des traditions de gauche, on a essayé dans le passé de le combattre.
Et pour cela il faut déjà soigneusement distinguer la peur de l’autre et de l’étranger (ou xénophobie) —sentiment pratiquement universel (au sens anthropologique du terme) et qu’on retrouve dans toutes les cultures— et le racisme proprement dit qui renvoie non seulement à une hiérarchisation des races établie en fonction d’une série de préjugés plus ou moins cohérents, mais aussi et surtout à la légitimation d’une relation sociale de domination, d’un rapport de force institutionnel qui engendre violences et discriminations.
Ce n’est donc pas de biologie dont il est question, mais de l’existence de rapports de force socio-politiques et d’inégalités culturelles, engendrant la dépréciation systématique de l’autre, son exclusion comme entité collective, et au passage la justification, sinon d’une situation de domination et d’une agression, du moins d’un déni manifeste de droits. Et c’est à l’évidence ce qui arrive avec les peuples autochtones du Canada (dont par exemple le nombre de femmes disparues et assassinées ou encore leurs taux de membres emprisonnés ne correspondent en rien à leur poids démographique) ). Ou encore c’est ce qu`on retrouve avec tous ces citoyens ou futurs citoyens canadiens ou québécois, nouvellement arrivés au pays ou encore de la deuxième et troisième génération et qui peinent tant à être reconnus comme tels, à échapper au sort de citoyens de seconde zone qu’on leur réserve le plus souvent.
On pourrait d’ailleurs ici faire référence —de manière parallèle— à la condition spécifique des femmes qui elles aussi sont sujettes à des discriminations systémiques, lourdes de conséquences.
Mais justement quand on veut s’attaquer à de telles situation de discriminations et d’oppression, à de telles relations sociales inégales, on ne peut pas en rester —tout au moins au Québec et au Canada— à une utilisation indifférenciée du mot "raciste" fut-il dit systémique.
Une affaire de structures socio-économiques
Car si le mot systémique qui l’accompagne est suffisamment englobant pour désigner autant la situation des Québécois que celle des Autochtones ou des immigrants, il ne permet pas pour autant de saisir ce qui est à la source de ces différentes formes de discriminations. Il peut tendre aussi à faire peu ou prou imaginer —par le flou qu’emporte avec lui le mot systémique— que le racisme est d’abord une affaire d’individus et de privilèges individuels et non pas l’effet de structures économiques et sociales, et au-delà de rapports de force socio-politiques institutionnalisés.
C’est là le problème, le racisme plonge ses racines non seulement dans un système, mais aussi dans une histoire. Il plonge ses racines dans une organisation économique et sociale, née au départ de rapports de domination coloniale qui n’ont cessé au fil du développement capitaliste de se perpétuer sous une forme ou sous une autre. Et qui prétend lutter contre le racisme devrait aussi nécessairement s’attaquer à ces rapports de inégaux, à ces rapports socio-économiques qui notamment ont installé et perpétué de formidables inégalités entre peuples du sud et peuples du nord ; sources dernières de tous les racismes contemporains. Telle est l’intuition de fond à partir de laquelle la gauche a toujours pensé la lutte au racisme.
Lutter contre le racisme, ce n’est donc pas une mince affaire. Et quand Justin Trudeau affirme le dénoncer, il faudrait bien se demander ce qu’il combat véritablement. Il faudrait aussi se demander comment on lutte effectivement contre le racisme au Québec du 21ième siècle : celui qui pèse contre le peuple québécois, mais aussi contre tous ces nouveaux et nouvelles arrivantEs, dont le Québec a pourtant tant besoin en termes démographiques..mais aussi en termes économiques, comme main-d’oeuvre corvéable à merci.
La notion de racisme systémique, lorsqu’elle est mal employée, risque donc de brouiller la vue. Loin de nous éclairer, elle peut nous empêcher de voir ce qui est véritablement en jeu quand il est question de racisme, en somme de reconnaître l’arrière scène qui le rend possible et permet d’en comprendre toute la portée.
Cette notion de racisme systémique, il ne faut donc ne pas hésiter à la questionner, à la remettre en cause, à l’approfondir. Ne serait-ce que pour trouver des stratégies politiques efficaces pour lutter à son encontre, avec le plus grand nombre de gens, d’alliés possible. Tel est à vrai dire, le seul défi qui compte !
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