Colonisateur, colonisé, mais aussi colon
En effet, avec le style si particulier qui est le sien, et en prenant les choses de haut sur le mode d’une certaine philosophie, Alain Deneault tente d’insérer au coeur de la traditionnelle opposition existant entre « colonisateurs » et « colonisés » (si utilisée par les indépendantistes québécois des années 1960), un troisième terme, celui de « colons », qu’il présente comme ayant été « la figure négligée du récit colonial » canadien. C’est ainsi qu’entre le « colonisateur » (renvoyant aux possédants, grands marchands, hommes d’affaires et maîtres de « la compagnie de la baie d’Hudson, des sociétés ferroviaires et des banques d’affaires, etc. ») et le « colonisé » (renvoyant aux Premières Nations), il y aurait selon lui « les petites mains de l’exploitation coloniale, la force de travail au service de ses basses œuvres » incarnées par la figure du « colon ».
Et c’est en jouant sur les inter-relations entre ces 3 catégories, et surtout en tirant toutes les leçons possibles de l’ajout du terme "colon" au sein de l’opposition classique colonisateur\colonisé que Deneault cherche à nous apporter une compréhension plus riche et renouvelée, non seulement de ce qu’est le Canada, mais aussi et surtout , de la place qu’y occupent les Québecois, tout comme de la façon dont devrait et pourrait être « démantelé « le Canada, car –il faut aussi le dire— c’est bien sur ce projet révolutionnaire que semble se terminer ce livre, l’auteur présentant d’une belle formule, le Canada contemporain comme "ce pays dont nous voyons en lui une étoile morte".
Le projet est donc tout à la fois passablement ambitieux et intellectuellement stimulant puisqu’il tente ainsi —en s’éloignant des théorisations des années 60 et en faisant écho à la pensée décoloniale d’aujourd’hui et aux débats sur l’anti-racisme— à nous donner des clefs théoriques pour tout à la fois comprendre le phénomène du colonialisme canadien et tenter de s’en débarrasser.
Des traits sociologiquement incertains
Il reste qu’on sort globalement de cette lecture passablement décontenancé. Car bien évidemment, en déployant avec grande habileté toutes les inter-relations possibles (les différences, oppositions et ressemblances ) existant entre ces 3 termes (colonisateur/colonisé/colon), Alain Deneault fait ressortir avec force et moult détails le caractère ambigu du « colon » qui tout en profitant du système colonial en pâtit en même temps profondément. Un « colon (certes pour lui, canadien français, mais pas seulement, il peut être aussi albertain, ou acadien, etc.) qui n’est ni « colonisateur » puisqu’il ne décide de rien de décisif en la matière, ni « colonisé » puisqu’il n’appartient pas aux Premières Nations et qu’il a participé à sa manière au processus de colonisation.
D’où les traits sociologiquement incertains du « colon » qui un peu comme la fameuse classe moyenne de la sociologie traditionnelle finit, dans une juxtaposition d’individus, par rassembler à peu près à tout le monde. D’où aussi son statut guère glorieux qu’évoque l’injure québécoise « bande de colons » et qui fait que –comme le dit Deneault dans une entrevue à La Presse [1] : « On en a honte. On a honte de ne pas avoir été des dominants qui s’assument, qui ont rayé et conquis des mondes. On n’a pas été ça. Et on n’a pas, non plus, été de strictes victimes qui n’y pouvaient rien et qui étaient au moins du côté de la morale. On a été entre les deux et cet entre-deux est difficile à assumer ».
Il faut dire qu’en en restant à cette seule catégorisation ternaire (le colonisé, le colonisateur, le colon), Alain Deneault finit par enfermer son raisonnement dans une typologie sociologique abstraite passablement réductrice, loin donc des acquis de la sociologie politique. L’amenant à nous présenter le « colon » comme une sorte d’entité a-temporelle et essentialisée, détachée de (ou planant au-dessus de) tous les moments forts de l’histoire réelle du Canada, de toutes les péripéties événementielles de la lutte socio-politique qui ont pu pourtant dans le passé, le façonner bien pratiquement et le transmuer par exemple dans les années 1837-1838 en « patriotes » ou encore dans les années 1960/1970 en « combattants de l’indépendance ou membres du FLQ » et , pourquoi pas, en militants passionnés du RIN ou du PQ des premières années.
Des combats socio-politiques bien réels
Car –au-delà même des justifications théoriques plus ou moins achevées auxquelles ils ont pu donner naissance, c’était là la force des partisans québécois de l’indépendance des années 1960-1970 : montrer qu’il y avait des combats socio-politiques –bien réels— qui sur la base du rejet d’une oppression nationale spécifique (présente aussi dans les pays du nord comme dans le cas de l’Irlande sous tutelle britannique ou encore de la Catalogne sous tutelle espagnole), pouvaient parvenir à rassembler l’ensemble des classes populaires et subalternes et faire avancer leur cause commune à l’encontre des logiques de la domination globale et des intérêts bien comptés des puissants. Ne serait-ce, au Canada, qu’en fragilisant et mettant à mal la machine de l’État fédéral et les intérêts économiques qu’elle défend bec et ongles sous le signe du capitalisme néolibéral ! N’était-ce pas d’ailleurs à cette nécessaire communauté des opprimés et classes subalternes que se référait la fameuse formule, titre du livre de Pierre Vallières : « Nègres blancs d’Amérique » ?
Certes cette approche ternaire de Deneault, a l’insigne mérite –il faut le rappeler— de faire ressortir l’étendue de la dépossession vécue par les Peuples Premiers, infiniment plus grande que celle qu’a pu connaître le peuple du Québec. Elle montre aussi avec grande force les formes que peut prendre la domination capitaliste au sein du Canada, notamment à travers la minutieuse description des stratégies de pouvoir de la famille Irving dans les provinces de l’est.
Le rôle historique du Québec
Mais elle tend aussi, par le schématisme abstrait des catégories qu’il mobilise à cet effet (colonisé/colonisateur/colon) à faire disparaître le rôle historique qu’a pu jouer le peuple canadien-français ou québécois –comme collectivité nationale— dans le processus de constitution même du Canada, puisque c’est non seulement contre les peuples autochtones mais aussi contre lui (en en bridant soigneusement tous les potentiels de rébellion et de résistance) que le Canada s’est constitué –à la manière d’une prison des peuples— comme Dominion de la couronne britannique, puis comme pays chaque fois plus indépendant. Et par voie de conséquence, si l’on souhaite, comme semble l’indiquer Alain Deneault, le démantèlement du Canada (la disparition donc de cette prison des peuples !), on voit mal comment l’on pourrait se passer non seulement des Nations autochtones— mais aussi de la nation du Québec, ne serait-ce qu’en tant que force sociopolitique collective susceptible de faciliter et activer ce démantèlement espéré ! Bien loin en tout état de cause de la représentation quelque peu idyllique (dénuée de la mise en évidence des mécanismes politiques de la conquête) du « Midddle Ground » ( du « monde de l’entre-deux ») des années 1650-1815, visualisée par Charles White [2] et qu’Alain Deneault semble vouloir proposer comme modèle !
L’exemple de l’Amérique latine
C’est là d’ailleurs un autre étonnement que procure ce livre : qu’il ne soit pas question –ne serait-ce que par le biais— de l’Amérique latine et de ses luttes émancipatrices qui, tout en participant à l’idée d’une seconde indépendance nationale, ont cherché à explorer l’idée d’États plurinationaux et de revalorisation des langues, cultures et droits à l’auto-détermination autochtone. Au-delà même des sévères limitations que ces expériences contemporaines –bien concrètes— ont pu connaître (je pense à la Bolivie et à l’Équateur du début des années 2 000), elles ont donné naissance à une foule de débats extrêmement féconds théoriquement parlant (notamment autour du « buen vivir » ou des droits de la mère terre (la Pachamama)) et dont on aurait tout intérêt au Québec à s’alimenter. Après tout —et c’est ce qu’un de ces courants latino-américains tente de faire à l’encontre de certaines thèses en vogue à propos de la « décolonialité [3] », plutôt que d’imaginer tout ré-inventer en termes de compréhension des tenants et aboutissants de la domination coloniale, ne vaudrait-il pas mieux faire apercevoir ce que —dans le sillage des intuitions si fortes par exemple de Frantz Fanon [4] ou encore de Carlos Mariategui— une certaine tradition émancipatrice avait déjà initié et expérimenté à cet égard et qu’il reste aujourd’hui –devant les défis posés par le présent— à approfondir et à enrichir ?
Québec, le 30 novembre 2020
Pierre Mouterde, sociologue, essayiste
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