Bien sûr, quelques trouble-fête dénoncent l’argent fou du sport, le coût de la compétition pour la collectivité nationale en infrastructures et cadeaux fiscaux, s’alarment de l’imposant et coûteux déploiement policier, s’étonnent de voir le sport le plus populaire ne jamais être ou presque confronté à des affaires de dopage (l’omerta règne) et évoquent du bout des lèvres la corruption et les magouilles, la complicité régulière des hauts dirigeants du sport avec les régimes les moins fréquentables, les filières de l’exil qui touchent de nombreux jeunes sportifs souvent exploités, le racisme, le sexisme, l’homophobie.
Mais la plupart de ces rabat-joie qui parlent des « dévoiements » de l’idéal sportif, de ses « déviations » alimentent depuis un siècle le mythe d’un âge d’or et assurent finalement le déminage de l’institution en présentant une vision du sport humaniste, généreuse, soucieuse de justice. Dans leur grande majorité, ils font corps avec le sport dont ils diffusent l’idéologie qu’ils ont intériorisée. Leurs politiques antidopage, anti violence, anti corruption, leur désir d’éthique et de fair play – financier ou non – sont autant de bouées de sauvetage du système sportif.
Le monde des évidences
Inlassablement, le spectacle reprend ses droits, les valeurs proclamées masquent les valeurs réelles, et les bavardages étouffent toute volonté de comprendre une pratique corporelle particulière née à la fin du 19e siècle. Au nom de la liberté de chacun et de l’enthousiasme des foules chauvines, on est prié de laisser son esprit critique au vestiaire. C’est là toute la puissance suprême du sport : s’exhiber comme un monde innocent, apolitique, sans rapport avec le mode de production qui l’a enfanté. Un monde où sont proclamés haut et fort les idéaux de pureté, de loyauté, de respect, de tolérance, de solidarité, tous ces discours venus de partout et de nulle part que chacun répercute avec le sentiment de transmettre des évidences incontestables.
À l’heure de l’Euro 2016, ce sont ces évidences que le Président de la République et le gouvernement nous assènent en appelant à la mobilisation générale. « Ce sera une grande fête du football, une chance donnée à la nation » clame François Hollande (11 septembre 2014). Relayé mécaniquement par la presse, l’argument d’autorité qui transforme chaque événement sportif en « fête populaire qui donne du bonheur aux gens » anéantit tout dialogue avec qui voit là une fête défouloir, une fête-excursion hors des chemins fastidieux du quotidien, une fête de l’ordre établi.
Thierry Braillard, Secrétaire d’État aux Sports, rappelle inlassablement le mot d’ordre gouvernemental : « Nous souhaitons que tous les Français s’approprient cet événement, ainsi que le million et demi de visiteurs qui vont venir dans notre pays. Pour cela, il faudra des animations sur tout le territoire » (2 mars 2016). En accueillant la compétition, l’État avance quatre priorités : assurer une très haute qualité d’organisation, faire de l’Euro 2016 un événement populaire pour tous et partout, mettre l’Euro 2016 au service de la croissance et de l’attractivité de la France, promouvoir à travers l’Euro 2016 les valeurs du sport. Et en premier lieu, son caractère éducatif. Le sport éducateur par essence, vieille idée reçue, qui est aujourd’hui au cœur de l’un des instruments majeurs de la propagande de l’État sportif : l’opération « Mon euro 2016 » (voir l’encadré).
Cette opération lancée en décembre 2014 s’adresse à tous les établissements scolaires de France et « doit mobiliser tous les partenaires pour faire bénéficier des vertus éducatives du football le plus grand nombre d’enfants possible, du CE2 à la Terminale » (Communiqué du Ministère de l’Éducation nationale, 9 décembre 2014). Un peu partout en France depuis plus d’un an, des projets sont montés pour resserrer les liens entre l’école et le sport. Ici, des footballeurs professionnels, parmi lesquels Karim Benzema et Benoît Costil, le gardien de but rennais, vont à la rencontre des élèves pour prêcher la bonne parole. Là, de jeunes enfants de 6 à 16 ans défavorisés sont invités à assister à des matches de la compétition. L’engouement est total. C’est d’autant plus simple que très jeune on échappe rarement au pli du sport. Il s’imprime dès l’enfance dans les cervelles et les mémoires ce qui rend bien compliquée toute interrogation sur l’idéologie qu’il véhicule.
La confusion entre l’activité physique et le sport est très fortement entretenue au cœur de l’Éducation nationale à l’occasion de cette opération. Les missions d’enrichissement du savoir, de formation de l’esprit critique, d’éveil des consciences, de développement corporel harmonieux, dévolues à l’école sont-elles réalisées quand les enseignants sont priés d’intégrer dans leurs cours les directives « sportives » des ministères ? Le sont-elles quand on demande aux enfants de s’identifier au champion et non pas à l’écrivain ou à l’homme de l’art ? Zlatan Ibrahimovic plutôt que Victor Hugo. L’école devrait au contraire combattre l’idolâtrie et chercher à éradiquer ce principe de compétition qui place l’élève en perpétuelle rivalité avec les autres en lui faisant croire que s’il n’est pas le meilleur, il va rater sa vie.
Le Ministère de la Culture est, lui aussi, mobilisé dans le cadre de sa Direction générale du Patrimoine, en engageant une opération de valorisation du « patrimoine sociologique urbain » par une prise en compte de l’histoire et du développement contemporain des clubs de football censés « être partie prenante de la construction du vivre ensemble dans les villes ». Seront également enrôlés dans le cadre de « La Grande Collecte Euro 2016 » les musées à travers leur enrichissement en objets, archives, photos, patrimoine immatériel, vidéo, chants, témoignages, etc., se rattachant au sport, et tout autant les archives, les bibliothèques et les universités.
L’Euro 2016 travaille toute la société française depuis plusieurs années et rien n’est plus simple pour obtenir des citoyens l’action qu’on attend d’eux que d’entretenir par la propagande un état de tension passionnelle intense et l’idée que la compétition « permettra de contribuer à la cohésion nationale en favorisant la participation de tous, sur l’ensemble du territoire dans un esprit festif » (Document du Ministère de la Jeunesse et des sports, « L’État mobilisé pour réussir l’Euro 2016 »). Une victoire de l’équipe de France permettrait un court moment de ressouder un pays éclaté, et de montrer l’union du pays face aux forces du mal.
Le façonnage des corps et des esprits
Pourquoi dans ces conditions condamner l’endoctrinement sportif contemporain, cette « propagande silencieuse » dans l’école, dans les clubs, dans les associations ? Parce que le sport présente l’avantage d’être un conditionnement idéologique facile. Dans son discours du 31 mai 2015, François Hollande présente l’Euro comme l’affirmation d’une ambition française économique, culturelle, touristique mais également une ambition en termes de valeur : « Qu’est-ce que nous avons à porter à l’occasion de l’Euro 2016 ? Le sport est déjà une valeur, c’est un ensemble de règles, de disciplines qui méritent le respect ; ce doit être des compétitions incontestables aussi bien pour leur organisation que pour leur déroulement. Le sport est aussi une conception du monde et de la vie en commun ; c’est l’acceptation de la compétition, de la concurrence, elle fait partie de la vie ».
Discours majeur qui confirme que le sport est une philosophie de la vie, une manière d’être. Mais quelle philosophie ? Quelle vision du monde ? Quelles sont ces valeurs brandies quotidiennement comme de beaux étendards. « C’est le dépassement, c’est l’engagement, c’est la solidarité et c’est le rassemblement », affirme François Hollande (9 septembre 2015). Discours qui présente le sport comme l’art d’appliquer à la réalité des idéaux de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité en oubliant un peu vite les conditions concrètes de la pratique (la compétition tant choyée). Bref, les hommes de sport se créent un monde fictif et croient qu’ils vivent dedans.
La concurrence généralisée fait partie de la vie, nous dit le Président de la République, alors qu’il est temps de se demander si la compétition n’est pas un principe opposé à toute éducation humaine. Il n’y aucun caractère naturel dans la « guerre de tous contre tous », dans l’appât de victoires et de gains, dans la course sans limite aux performances et aux records. Il n’y a qu’une réalité historique. Dans le contexte donné, celui de l’affrontement universalisé et de l’échange marchand globalisé, le sport prêche des valeurs qu’il ne porte pas, mais en diffuse beaucoup d’autres qui sont intériorisées et deviennent une seconde nature : apologie permanente de la compétition, éloge de la souffrance, de la discipline, de l’héroïsme, de l’effort pour l’effort, culte des chefs et de la hiérarchie, élitisme, exacerbation de l’individualisme, du mérite personnel, respect des inégalités fatales, virilité dominatrice, admiration populiste des héros, délire patriotique, anti-intellectualisme, etc.
La pression idéologique et le matraquage continuel n’expliquent pas entièrement l’adhésion de la population au sport. Les racines profondes sont dans le besoin qu’éprouve toute communauté de s’identifier, de s’évader, de vivre par procuration, besoin que l’idéologie dominante exacerbe. Le système sportif nous contraint du dehors en imposant sa domination par la propagande et la saturation des consciences mais aussi du dedans tant nous participons intentionnellement ou pas, par nos silences et nos faiblesses, à son fonctionnement.
L’institution sportive façonne durablement notre manière de penser. Nous affirmons qu’elle ne pourrait pas fonctionner sans une adhésion subjective des sportifs et des non-sportifs. Il y aurait beaucoup à dire sur la complicité dont beaucoup de représentants du peuple (pratiquants, dirigeants, hommes politiques, intellectuels, militants progressistes) font preuve dans la lutte contre le système sportif qu’ils s’ingénient à encenser, à admirer et dont ils dénoncent non pas le principe et la logique mais seulement les prétendus excès. Plus que jamais, on peut parler du sport comme d’un inconscient social. L’Euro 2016 en est la parfaite illustration.
Michel Caillat, ancien professeur d’économie et de droit à Orléans, auteur de Sport : l’imposture absolue, Paris, Éditions le Cavalier Bleu, 2014.
Marc Perelman, professeur d’esthétique à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense, auteur de Smart stadium. Le stade numérique du spectacle sportif, Paris, Éditions l’Échappée, 2016.