17 octobre 2022 | tiré de Frustration Magazine
grèves
Ouvriers qui dansent lors de l’occupation d’un site de production en juin 1936.
1 – “La grève n’est-elle pas un mode d’action dépassé ?”
“La France est en train de changer (…) : désormais quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit !” déclarait Nicolas Sarkozy en juillet 2008 devant un parterre de soutiens heureux et conquis par ce beau constat. Pour la bourgeoisie, en finir avec la grève est un programme politique qu’elle a cru être réalisé après l’élection du candidat de la “droite décomplexée”. Il faut dire qu’elle a de quoi être effrayée par ce mode d’action :
En mai-juin 1936, les grèves font pression sur le patronat et le nouveau gouvernement de Front populaire et permettent d’obtenir des mesures sociales plus ambitieuses que son programme électoral. Deux millions de personnes sont en grève début juin, dans tous les secteurs. La grève a débuté dans une usine avant de s’étendre aux autres. Le patronat cède et la semaine de 40 heures ainsi que deux semaines de congés payés sont obtenues.
En mai 1968, la grève générale s’étend sans mot d’ordre centralisé, c’est une “grève générale sauvage” dont le pic, le 22 mai, compte 22 millions de salariés en arrêt de travail. Accompagnée de manifestations insurrectionnelles dans tout le pays, la grève générale provoque la dissolution de l’Assemblée par Charles de Gaulle et l’organisation de nouvelles élections.
Les grèves ont aussi lieu entreprise par entreprise, avec des résultats souvent intéressants pour les salariés. En novembre 2021, les salariés de Leroy Merlin obtiennent des augmentations de salaires après un mouvement de grève.
Grâce à leur grève, les raffineurs ont déjà obtenu un changement d’attitude de leurs directions : elles sont revenues avec de nouvelles propositions, beaucoup plus ambitieuses que ce qu’elles proposaient avant que le mouvement ne démarre.
Notre histoire sociale nous montre que de gros changements dans la répartition entre la rémunération du travail et celle du capital ont pu être obtenus grâce à la grève. Mais elle nous montre aussi que des changements encore plus profonds ont eu lieu grâce à la combinaison de la grève avec d’autres modes d’action : manifestations insurrectionnelles ou occupations d’entreprises par exemple. “A bon entendeur”…
grèves
“Merci pour cette belle négociation sans grève, Corenting, comme chaque année vous allez donc bien faire comme je vous dis” .
2 – “Ne vaut-il pas mieux négocier plutôt que de se mettre en grève ?”
“Il faut que les salariés reviennent à la table des négociations et arrêtent leur grève”, demandent le gouvernement et la direction de TotalEnergies. C’est évidemment un piège : une grève permet d’obtenir un rapport favorable pour faciliter une négociation. Prenons un collectif de salariés qui se rend tout seul négocier avec son patron, sans grève ni quelconque mode d’action (débrayage, protestation, rassemblement…) : il n’a rien à mettre dans la balance, tandis que la direction a le droit de son côté (qui ne l’oblige pas à céder à des revendications), la force (elle peut licencier ou compliquer la vie au travail des rebelles) et les informations (elle connaît la situation financière réelle et peut mentir aux salariés – “hélas nous ne pouvons pas vous accorder d’augmentation”, déclare Jean-Eudes d’un air navré, avant de quitter l’entreprise à bord de son SUV Mercedes pour dîner avec ses actionnaires qui ont vu leurs dividendes augmenter ces 5 dernières années).
En 2020, 62,8% des entreprises ayant connu une grève dans l’année ont connu des négociations fructueuses pour les salariés, contre seulement 12,7% des entreprises qui n’ont pas connu de conflit social
Le déclenchement d’une grève permet de rééquilibrer le rapport de force : en faisant perdre des jours de production à l’entreprise, les salariés rappellent que c’est leur travail qui est déterminant et que sans leur accord, l’entreprise risque de perdre beaucoup d’argent. Et ça marche très bien : en 2020, 62,8% des entreprises ayant connu une grève dans l’année ont connu des négociations fructueuses pour les salariés, contre seulement 12,7% des entreprises qui n’ont pas connu de conflit social (Enquête “dialogue social en Entreprise”, DARES).
grèves
Les perturbations liées aux grèves sont emmerdantes mais créent aussi de nouvelles situations où la débrouille et l’entraide peuvent réunir les gens
3 – “La grève, ça embête les gens : n’est-ce pas un mode d’action contre-productif” ?
La grève des raffineries a provoqué une pénurie de carburant et contrarié le quotidien de milliers de Français qui ont besoin de leur véhicule pour aller travailler. Mais c’est le cas dès qu’un secteur essentiel se met en grève : les transports en commun en grève empêchent de se déplacer, les routiers peuvent ralentir la production des usines, les salariés d’un magasin de bricolage ou d’un supermarché peuvent empêcher les gens de se fournir, etc. La grève est aussi une démonstration de l’utilité de métiers souvent peu considérés, comme le soulevait l’ex-candidat du NPA Philippe Poutou ce week-end : « Les grèves des postiers, des raffineurs, des éboueurs, ça gêne les gens car ce sont des boulots utiles et incontournables. S’il y avait une grève des éditorialistes de BFMTV pendant 2 semaines, ça ne gênerait pas grand-monde. »
Il est quasi-impossible de faire une grève agréable pour les clients ou les usagers : on demande par exemple souvent aux agents RATP ou SNCF de faire une grève joyeuse et positive en se contentant d’organiser la gratuité des trains et métros et en ne contrôlant pas les titres de transport, mais c’est illégal et ils encourent de lourdes sanctions : la grève est encadrée par la loi, ce n’est pas “foutre le bordel au travail”, c’est ne pas aller travailler et ne pas être payé.
Le succès d’une grève nationale repose donc largement sur la patience et sur le soutien des clients et usagers des services concernés
Pour autant, le pays est organisé pour faire en sorte qu’une grève ne puisse pas affecter le fonctionnement des services absolument essentiels : la sûreté, la santé, l’approvisionnement en nourriture… Des réserves stratégiques de carburant existent partout sur le territoire et, distribuées par les préfets, elles permettent la poursuite des activités jugées essentielles. Il est vrai que la grève des raffineries perturbe la vie des gens, les empêchant par exemple d’aller travailler, mais c’est aussi un moyen de faire pression sur le gouvernement pour qu’à son tour il fasse plier le patronat : si l’économie capitaliste est désorganisée par l’absence des salariés, c’est mauvais pour les affaires.
Le succès d’une grève nationale repose donc largement sur la patience et sur le soutien des clients et usagers des services concernés : c’est vraiment ce qui peut faire la différence, comme ce fut le cas en décembre 1995. Une grève massive des transports a contribué à l’échec d’une réforme de la sécurité sociale (qui réduisait lourdement notre protection sociale) parce que les Français ont été solidaires, menant ce qui a été appelé depuis, la “grève par procuration” : supporter les conséquences négatives d’une grève pour mieux la soutenir. Nous pouvons tous agir en ce sens.
4 – “La grève je suis pour, mais pas le blocage” : retour sur une intox politique
« Le blocage n’est pas une façon de négocier », a commenté Macron au moment où la grève des raffineries s’étendait. Depuis, l’ensemble des ministres et nombre d’éditorialistes reprennent cet élément de langage, parlant de “blocage” plutôt que de “grève”. Leur argument est souvent de dire qu’une “minorité” des salariés des raffineries seraient en grève et qu’ils seraient donc des bloqueurs.
Or, il n’y a pas de blocage : il y a une partie du personnel qui est en grève et qui n’occupent donc plus leurs postes nécessaires à la sortie du carburant. C’est ce qu’un représentant de la raffinerie Normandie de TotalEnergies, David Guillemard, explique à Libération : « On ne fait pas de blocage à proprement parler, l’idée c’est que rien n’entre ni ne sorte en production. Les gens peuvent aller et venir. On fonctionne avec deux secteurs stratégiques en grève : le secteur qui s’occupe de la distribution, des sorties, des transferts, et le secteur énergie qui gère […] tout ce qui est nécessaire pour faire démarrer les machines de raffinage. Ces deux secteurs suffisent pour bloquer la production et la distribution. Les autres travailleurs qui soutiennent le mouvement alimentent la caisse de grève car ils restent payés. Après, certains prennent toujours leur quart pour assurer la sécurité des installations. On peut donc tenir très longtemps comme ça ».
Il y a souvent une confusion entre grève et blocage en raison de la présence de piquets de grève à l’entrée des sites grévistes : des drapeaux syndicats, éventuellement un brasero, une table avec du café… Le piquet de grève n’est pas un blocage d’une entreprise : il sert de point de ralliement aux grévistes, permet de se donner du courage et d’inciter les collègues à rejoindre le mouvement. Mais la loi ne permet pas le blocage d’une usine. Seule la grève bloque la production ou les services. C’est bien pour ça que le gouvernement a choisi la réquisition du personnel, une procédure exceptionnelle et particulièrement brutale puisqu’elle consiste à aller chercher au petit matin les salariés chez eux pour les obliger à tenir leur poste.
En parlant de blocage plutôt que de grève, le gouvernement et le patronat cherchent à créer un sentiment d’illégitimité du mouvement dans l’opinion publique en déformant la réalité.
Confrontés à la dureté de leur métier, renforcé par le caractère essentiel de leurs activités, les travailleuses et travailleurs des secteurs-clés ont su lutter efficacement pour obtenir des statuts plus protecteurs… qui leur ont été largement retirés depuis. Carte postale de 1910, année de la première grande grève des cheminots français.
5 – “C’est dommage, ce sont tout le temps les mêmes qui se mettent en grève”
Au début de la grève des raffineries, les médias ont relayé sans vergogne une fake news amenée par la direction de TotalEnergies sur les salaires des travailleurs de cette entreprise, qui s’élèveraient “en moyenne à 5 000€ bruts”. Les médias ont repris cette information, faisant comme si une moyenne avait le moindre intérêt (une moyenne ne veut rien dire car il suffit d’un très haut salaire pour la tirer vers le haut ; ce qui est intéressant ce serait de faire une médiane : la moitié gagne plus, la moitié moins) puis l’ont amendé en parlant d’une “bataille de chiffre” entre syndicats et direction, alors qu’il s’agit tout simplement d’un mensonge.
Il n’en demeure pas moins que par rapport à d’autres secteurs d’activité, le monde pétrolier propose des rémunérations plutôt élevées. La convention collective du pétrole est plus intéressante que celle de la restauration, c’est évident. Mais quand on travaille pour une entreprise dont les actionnaires se gavent littéralement en détruisant la planète, n’est-ce pas un minimum responsable que de réclamer une meilleure répartition de la richesse produite ? Tous les Français trouvent que les inégalités sont trop importantes dans le monde et le pays, il faut donc bien commencer quelque part !
Il est vrai qu’il est plus facile pour certains travailleurs de s’organiser – parce qu’ils sont plus syndiqués, ont une culture plus solidaire – et de provoquer une grève importante – quand ils contrôlent la production d’énergie ou le transport – que d’autres. Est-ce pour autant qu’il faut leur en vouloir ?
En tout cas, il est vrai que certains secteurs portent des grèves dont les effets sont plus visibles, plus spectaculaires : c’est le cas des routiers, des cheminots, des raffineurs… La grève leur serait-elle réservée ? Évidemment que non. Il s’est produit récemment d’autres grèves, plus localisées, qui ont moins fait les gros titres et qui ont pourtant été importantes : c’est le cas des grèves dans la grande distribution, comme à l’automne dernier dans les enseignes appartement à la famille Mulliez (Leroy Merlin ou Auchan).
Mais il est vrai qu’il est plus facile pour certains travailleurs de s’organiser – parce qu’ils sont plus syndiqués, ont une culture plus solidaire – et de provoquer une grève importante – quand ils contrôlent la production d’énergie ou le transport – que d’autres. Est-ce pour autant qu’il faut leur en vouloir ? Ne faut-il pas plutôt chercher à les imiter ? Ou bien à les soutenir ? Réjouissons-nous que celles et ceux qui peuvent mettre un coup d’arrêt à la guerre des classes que les actionnaires et les patrons nous mènent le fassent !
Comment exercer son droit de grève mardi 18 octobre ?
Pour le secteur privé, le syndicaliste CGT Sébastien Ramage a rappelé sur Twitter les points suivants :
1- Pas besoin de préavis ou d’avertir votre direction, vous pouvez faire un petit mail après la grève.
2- Vous pouvez être seul dans l’entreprise à faire grève car vous rejoignez un mouvement national interprofessionnel
3- Vous ne pouvez pas être sanctionné pour avoir fait grève. C’est un droit protégé par la constitution.
4- Vous pouvez prolonger la grève mercredi [après la journée de grève générale du mardi 18 octobre] dans votre entreprise. Pour cela il faut être 2 grévistes et soumettre vos revendications à la direction.
5- Vous pouvez faire grève aussi longtemps que vous le souhaitez. Un jour, une semaine, un mois… 5 minutes.
6- Gardez en tête que contrairement à la légende (des ignares de droite) : LES JOURS DE GRÈVE NE SONT PAS PAYÉS. Sans exception d’entreprise.
7- Vous pouvez toutefois ajouter à vos revendications le paiement des jours de grève si vous estimez par exemple que l’employeur est responsable de la situation dégradée dans l’entreprise.
8- La grève nationale est donc le bon moment pour vous faire entendre dans votre boîte.
9- Pas besoin d’être syndiqué pour faire grève. Les syndicats vous le diront, au moment d’une grève, c’est l’AG des salariés qui décide.
10- Syndiquez vous quand même, les grèves ça tombe pas du ciel, ça vient de gens organisés. La CGT est en train d’en faire la démonstration
Pour le secteur public, tous les cas de figures sont détaillés par le site servicepublic.f
Un message, un commentaire ?