D’avril 1974 à novembre 1975, la classe ouvrière portugaise va ainsi chercher à briser l’appareil d’Etat hérité du régime salazariste et à inventer les voies d’un socialisme démocratique, dans des conditions d’arriération économique et de répression politique léguées par une dictature qui se sera maintenue plus de quarante ans. S’enracinant en partie sur le terrain des contradictions propres au colonialisme portugais, la révolution s’ouvre le 25 avril 1974 par une révolte de capitaines organisés dans le cadre du Mouvement des forces armées (MFA), avant de se radicaliser par bonds – à travers l’auto-organisation croissante dans les entreprises et les quartiers, parmi les soldats et les paysans – en réponse aux tentatives successives de la classe dominante d’en arrêter le cours.
Il faudra toute la détermination contre-révolutionnaire de la bourgeoisie, s’appuyant sur les fractions conservatrices de l’armée et le pouvoir idéologique de l’Eglise, pour faire refluer la combativité populaire et la montée d’une large conscience anticapitaliste. La responsabilité en revient également aux deux grands partis de la gauche portugaise, à des titres différents : là où le Parti socialiste (PSP) assumera pleinement la tâche de gérer loyalement les intérêts de la bourgeoisie et de maintenir les structures de l’Etat capitaliste, le Parti communiste (PCP) consacrera une grande partie de son énergie à détourner le prolétariat de toute action politique autonome et à limiter les objectifs de lutte, cherchant à saper l’audience croissante des groupes d’extrême gauche (maoïstes et trotskystes).
Une révolution qui vient de loin
Une révolution n’est jamais un éclair dans un ciel serein ; elle s’annonce à travers de multiples indices avant-coureurs qui, le plus souvent, ne deviennent lisibles en tant que tels qu’après-coup, une fois le soulèvement populaire amorcé.
Cette difficulté à interpréter les modifications silencieuses du rapport de forces et les soubresauts de la colère populaire explique pourquoi les organisations authentiquement révolutionnaires sont rarement à l’initiative durant les premiers moments d’une révolution et peuvent éprouver les plus grandes peines à conquérir une influence au sein des mouvements de masse, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à des partis mieux structurés, disposant de moyens financiers supérieurs, d’un accès régulier aux grands médias et d’une audience acquise de longue date.
La Révolution portugaise prend racine dans la crise du régime salazariste. Dictature fasciste s’appuyant sur une idéologie réactionnaire dont s’inspirera le régime de Vichy, l’Estado novo présente des traits originaux par rapports aux fascismes mussolinien et hitlérien, qui permettent d’en expliquer à la fois la longévité et la faiblesse au moment de sa crise du début des années 1970.
Si le régime fondé en 1933 par Salazar1 se maintient aussi longtemps, c’est qu’il est parvenu à unir les différentes fractions de la classe dominante portugaise autour d’un projet politique fondé sur la répression de toute opposition syndicale et politique2, assurant la surexploitation du prolétariat et la défense de la grande propriété foncière, mais aussi sur le maintien d’une domination coloniale particulièrement brutale.
Néanmoins, contrairement aux dictatures mussolinienne et hitlérienne, l’avènement et l’installation de cette dictature n’est pas le produit d’une radicalisation politique de la petite bourgeoisie ou d’une fraction de la bourgeoisie, s’exprimant dans des partis fascistes de masse combattant les organisations de la classe ouvrière. Ce n’est qu’une fois l’appareil d’Etat mis en place par Salazar que celui-ci jugera opportun de développer un parti unique – l’Union nationale, devenue plus tard l’Action nationale populaire – qui n’eut jamais la vigueur et l’autonomie du Parti nazi (NSDAP) en Allemagne.
Non seulement le régime ne parvient pas réellement à susciter une adhésion de masse à sa politique, mais la bourgeoisie demeure incapable de se structurer de manière autonome dans le champ politique. Cela explique en partie l’hébétement de cette dernière dans la période postérieure au 25 avril 1974, incapable de trouver une solution capitaliste à la crise politique ouverte par la révolte des capitaines.
Mais ce sont essentiellement les guerres coloniales, engagées en 1961, qui vont bousculer les équilibres internes à l’Estado novo, en se nouant à la crise du régime ouverte par la candidature à l’élection présidentielle du général Humberto Delgado en 1958. Celui-ci parvient à unifier sur son nom l’opposition antifasciste, restructurée et revivifiée après la Deuxième Guerre mondiale, mais l’élection se solde par une fraude électorale massive et par l’assassinat, en 1965, de Delgado. Le régime se présente alors à tous sous son jour véritable : une dictature violente, réprimant par le meurtre, l’emprisonnement ou l’exil toute velléité d’opposition ou d’autonomie.
La dictature et ses contradictions
Rapportées à la taille du pays, les guerres en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau vont coûter en vies humaines et en argent le double de ce que représenta la guerre du Vietnam pour les Etats-Unis3, traduisant la violence inouïe d’un régime s’accrochant à ses possessions coloniales. Non seulement l’armée portugaise commence à subir des défaites face aux mouvements de libération nationale, poussant l’Estado novo à accroître fortement ses dépenses militaires (et limitant de facto les investissements publics dans la métropole). Mais ces guerres finissent par susciter une importante lassitude dans l’armée, du côté des soldats et des officiers composant la hiérarchie intermédiaire, mais aussi dans la population. S’ajoutant à la misère et à la répression, le refus d’aller combattre pour défendre les colonies sera à l’origine d’un énorme mouvement d’émigration : au début des années 1970, près d’un quart du peuple portugais se trouve à l’étranger.
A partir de septembre 1973, des capitaines s’organisent pour formuler des revendications d’abord strictement professionnelles et corporatistes, mais qui vont rapidement s’élargir jusqu’à poser la question du maintien de la dictature fasciste. Le MFA naîtra ainsi des échecs de la guerre coloniale et de la frustration sociale de ces « cadres moyens » de l’armée, mais aussi de la pression que commencent à exercer les luttes ouvrières, paysannes et étudiantes au Portugal.
Alors dirigé par Marcelo Caetano4, le régime se caractérise au début des années 1970 par un haut niveau de déséquilibres économiques et de tensions sociales. Devenu dépendant des capitaux étrangers en raison des guerres coloniales et de son intégration en 1960 à l’AELE5 (qui précède un accord de libre-échange avec la CEE signé en 1973), le Portugal occupe une position dominée dans la division internationale du travail, et ne peut faire valoir comme « avantage comparatif » aux capitaux impérialistes qu’une répression violente de la classe ouvrière, permettant d’abaisser artificiellement les salaires.
Se développe une industrie d’exportation, qui coexiste avec le maintien d’une agriculture largement archaïque, reposant – notamment dans l’Alentejo – sur d’immenses domaines possédés par des latifundistes faisant régner l’ordre dans les campagnes. Le Portugal connaît un développement industriel réel : le secteur secondaire occupe, en 1969, 35,5 % de la population active, contre 26,5 % en 1950). De même, la part des travailleurs salariés – incluant ouvriers, employés, techniciens, etc. – passe de 53,6 % à 74,7 % de la population active, atteignant 82,3 % à Porto et 86,5 % à Lisbonne.
La modernisation capitaliste de l’économie portugaise favorise ainsi l’émergence d’une classe ouvrière urbanisée et qui, au fil de ses luttes, prend conscience de sa force et s’organise (l’Intersyndicale regroupe en 1970 deux millions de travailleurs). Les années 1968-1969 sont le théâtre de mouvements revendicatifs de grande ampleur dans les principales concentrations ouvrières : transports urbains, TAP (compagnie aérienne), Lisnave (chantiers navals), métallurgie, automobile, conserverie, etc. On voit également éclater des luttes dans la jeunesse mais aussi parmi les paysans de l’Alentejo, qui dès 1962 étaient parvenus à conquérir la journée de 8 heures grâce à la mobilisation de 300 000 ouvriers agricoles.
25 avril 1974 : action militaire et irruption populaire
C’est dans ce contexte que le MFA est créé clandestinement en mars 1974, dans une indépendance relative à l’égard de la haute hiérarchie militaire. Composée pour l’essentiel d’officiers subalternes et traversée par l’ensemble des courants de l’opposition antifasciste (des démocrates libéraux à l’extrême gauche en passant par la social-démocratie ou le PCP), c’est cette organisation qui va préparer puis exécuter avec succès l’initiative militaire du 25 avril.
A 0h25, la célèbre chanson « Grandôla, Vila Morena » – interdite par le régime – est diffusée sur « Radio Renaissance » pour annoncer le lancement de l’action. Vers 3 heures du matin, les locaux des principales radios sont occupés, qui permettront de diffuser une série de communiqués dans les heures qui suivent, de même que les aéroports de Lisbonne et Porto. Les quartiers généraux des régions militaires des deux grandes villes, mais aussi les ministères, les bureaux de la police (PSP) et la banque du Portugal, sont assiégés par les troupes dirigées par le MFA.
Un ultimatum est adressé à Caetano qui, réfugié dans la caserne du Carmo au centre de Lisbonne, n’accepte de se démettre qu’à 16h30, exigeant de remettre la direction du pays à un officier supérieur, qui ne faisait pas partie du MFA, afin que le pouvoir « ne tombe pas dans la rue » : Antonio de Spinola, un général démis de ses fonctions deux mois auparavant en raison de son opposition (très mesurée) à la politique du régime dans les colonies.
Néanmoins, on ne saurait réduire le 25 avril ni à un simple putsch, dans lequel certains virent la main de la CIA ou du groupe Bilderberg, ni même à une succession d’opérations militaires bien menées. C’est que la population portugaise descend spontanément dans la rue dès l’aube pour soutenir l’action du MFA (allant jusqu’à offrir des œillets aux militaires), fêter la fin de la dictature et veiller à ce que cette victoire ne lui soit pas volée, contredisant les communiqués du MFA qui l’invitaient à « garder son calme et à rentrer chez elle ».
Un capitaine du MFA, Maia de Santarem, a d’ailleurs déclaré après-coup : « Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait faire quelque chose, parce que si nous ne le faisions pas, ce serait la population qui le ferait. Nous avions le sentiment que nous étions en train de marcher vers un abîme et que cet abîme aboutirait à une guerre civile où le peuple prendrait les armes ». Même si cela ne reflète sans doute pas la gamme très variée des opinions au sein du MFA, il paraît clair que celui-ci n’avait ni prévu l’ampleur des manifestations de rue ni souhaité une telle irruption populaire.
Les militaires insurgés n’ont pas pu faire sans le peuple portugais, qui a d’emblée manifesté un grand esprit d’initiative en cherchant à mettre à bas l’appareil répressif du régime, aussi détesté qu’imposant6. Ainsi s’est affirmé un « 25 avril d’en bas »7 : les manifestants à Lisbonne se réunissent devant la caserne de la GNR (Garde nationale républicaine) où s’était réfugié Caetano, assiègent le quartier général de la PIDE (qui tire sur la foule) et les locaux du parti unique, envahissent et mettent à sac l’immeuble de la censure, encerclent la prison de Caxias jusqu’à obtenir la libération de l’ensemble des prisonniers politiques (y compris de ceux que Spinola voulait maintenir enfermés en raison des attentats qu’ils avaient commis).
Presque partout dans le pays on assiste aux mêmes scènes de liesse, traduisant l’euphorie de voir enfin la dictature tomber, mais aussi la vigilance populaire contre une transition qui se contenterait de troquer un personnel dirigeant pour un autre en maintenant intacts les instruments de répression et de censure. Le peuple lisboète ne parviendra toutefois pas à éviter que Caetano s’enfuie tranquillement, escorté par les militaires du MFA, et laisse le pouvoir au général Spinola.
Luttes de classe dans la révolution portugaise
Spinola est alors le dirigeant sur lequel compte la bourgeoisie portugaise, sa trajectoire personnelle rassurant tous ceux qui n’aspirent qu’à un polissage du régime et à une meilleure intégration du capital portugais au marché mondial, en somme une révolution sans révolution. Engagé volontaire aux côtés des franquistes durant la guerre civile espagnole (1936-39) puis avec les troupes nazies sur le front est au moment de la bataille de Stalingrad, loyal serviteur de l’Estado novo dans ses guerres coloniales (ce qui lui assure le soutien des sommets de la hiérarchie militaire), proche des milieux financiers portugais pour avoir fréquenté les salons de la riche famille capitaliste Champalimaud, Spinola apparaît alors à la classe dominante comme la seule solution pour maintenir le calme dans le pays.
Et c’est effectivement à limiter la combativité populaire, qui se déploie dans les jours suivant le 25 avril (en particulier lors de la manifestation du 1er mai qui réunit entre 300 000 et 500 000 personnes), que va s’employer le « général au monocle ». Non seulement Spinola va échouer, mais ses tentatives d’accroître son pouvoir pour empêcher la décolonisation et réprimer les grèves qui se multiplient aux mois de mai-juin 1974, vont aboutir à des mouvements de masse d’ampleur croissante. Le 16 mai 1974, le 28 septembre de la même année et le 11 mars 1975, les classes dominantes subissent des défaites retentissantes qui finissent par contraindre Spinola à s’enfuir en Espagne, où il fonde une organisation d’extrême droite se donnant pour objectif d’imposer un régime autoritaire.
Le 11 mars, la tentative de putsch est repoussée par la population qui forme des piquets devant les casernes, par les soldats et l’aile gauche du MFA qui s’organisent pour repousser les attaques des putschistes et par les travailleurs qui se mettent en grève partout dans le pays, à l’appel de l’Intersyndicale (qui organise par ailleurs des manifestations très suivies dans la soirée). Cette victoire populaire constitue un tournant dans la révolution : non seulement l’échec du spinolisme laisse la bourgeoisie sans solution politique ni perspective stratégique (au moins provisoirement), mais les travailleurs portugais prennent confiance et se politisent.
D’avril 1974 à novembre 1975, les travailleurs portugais vont ainsi renouer avec les traditions combatives d’un mouvement ouvrier qui, sous la Première République (de 1910 à 1926), avait organisé pas moins de 158 grèves générales (près de 10 par an !), avant d’être brutalement réprimé après le coup d’Etat militaire de 1926. Même si la montée d’une conscience anticapitaliste demeure très inégale d’un secteur d’activité à l’autre et d’une région à l’autre, l’auto-organisation progresse indéniablement.
Dès le mois de mai 1974 sont organisées des occupations de maisons ou d’appartements vides par des familles pauvres, avant que des commissions d’habitants (moradores) se développent dans les villes. A la campagne, en particulier dans l’Alentejo, les ouvriers agricoles s’organisent pour arracher une véritable réforme agraire. Sur les lieux de travail, grèves et occupations s’accompagnent de la formation de commissions de travailleurs. Enfin, on voit émerger en août 1975 les comités SUV (« Soldats unis vaincront »), qui cherchent à favoriser l’auto-organisation et la politisation des soldats.
Ces initiatives demeurent minoritaires et ne sont pas structurées nationalement, si bien qu’on ne saurait parler d’une situation de « double pouvoir » sans prendre ses désirs pour la réalité. Auraient-elles pu constituer un embryon de pouvoir populaire ? Sans doute, si du moins elles n’avaient été affaiblies par le sectarisme de certains mouvements maoïstes, et par l’hostilité des organisations réformistes, en particulier le PCP qui bénéficiait de loin de l’implantation la plus solide dans le monde du travail et dans les syndicats, n’acceptant de participer aux commissions de travailleurs que par crainte de perdre du terrain face à une extrême gauche dont l’audience était croissante.
Reste que les commissions de travailleurs, d’habitants et de soldats non seulement traduisent la radicalisation des mouvements de masse, en réponse aux velléités contre-révolutionnaires des classes dominantes, mais rappellent que la confrontation avec la bourgeoisie et son Etat ne peut s’engager favorablement que si la classe des exploités et des opprimés parvient à se doter, au cours même de la crise révolutionnaire, d’instruments démocratiques de lutte capables de se muer en organes d’un pouvoir alternatif à l’Etat capitaliste, du local au national.
Les classes dominantes reprennent la main
L’hypothèque Spinola étant levé par la victoire du 11 mars, c’est en grande partie au sein du MFA – dont le prestige acquis le 25 avril reste très important tout au long de l’année 1975 – que vont se nouer les contradictions sociales et politiques ayant émergé du processus révolutionnaire, et que va se poser la question du pouvoir. En effet, le MFA prétend à la direction du processus et s’institutionnalise en mars à travers la création du Conseil de la révolution, et opère un tournant à gauche.
Sous la pression des travailleurs, le Conseil des ministres décide en effet une réforme agraire (qui reste très partielle mais va s’accompagner d’une multiplication des occupations de terres) et décrète, de mars à août, une série de nationalisations dans des secteurs clés de l’économie portugaise (banques, assurances, électricité, transports, sidérurgie, compagnies pétrolières, tabacs, cimenteries, etc.), sans que soient toutefois posées les questions décisives, du point de vue révolutionnaire, de l’indemnisation des anciens propriétaires et du contrôle des travailleurs sur la gestion des entreprises nationalisées.
Il serait trop long de revenir ici sur les mois qui séparent ce tournant à gauche dans la révolution et le putsch des 25 et 26 novembre 1975, mené par les fractions de droite et d’extrême-droite de la hiérarchie militaire et du MFA, en liaison avec le PSP, les partis bourgeois ainsi que le président Costa Gomes. L’initiative intervient après une accélération des luttes ouvrières, qui commencent à échapper au contrôle des appareils réformistes.
En particulier, le 12 novembre, une manifestation d’ouvriers du bâtiment encercle l’Assemblée nationale, séquestre les députés durant 36 heures jusqu’à ce que ces derniers accèdent à leurs revendications. Le 16 novembre, une manifestation appelée par les commissions et soutenue par le FUR (Front d’unité des révolutionnaires) et le PCP, réunit 100 000 personnes à Lisbonne. La bourgeoisie comprend que seul un coup de force pourrait lui permettre de modifier le rapport de forces en sa faveur, évitant préventivement une éventuelle insurrection populaire.
Sans les atermoiements de la gauche du MFA, qui bénéficiait pourtant d’une large supériorité militaire, et sans le refus du PCP de lancer une contre-offensive ouvrière, le putsch n’aurait sans doute pas abouti ou aurait conduit à une situation de confrontation militaire et politique. Dès le 25 novembre, l’état de siège est décrété et la publication de la presse interdite, les putschistes occupent quelques points stratégiques mais ne parviennent pas à prendre la caserne de la police militaire (dominée par l’extrême gauche).
Plutôt que d’accepter le combat et de lancer leurs forces dans l’action, les leaders de la gauche du MFA se rendent au palais présidentiel pour négocier leur propre reddition. La révolution portugaise ne se relèvera pas d’un tel coup d’arrêt : la bourgeoisie reprend confiance dans ses propres forces, s’appuyant sur le PSP pour assurer la normalisation et en finir avec les embryons de pouvoir populaire qui avaient émergé dans les mois précédents.
« Les œillets sont coupés »8
En dernier ressort, c’est sans doute à la fois dans les avancées et les limites des formes d’auto-organisation qu’il faut chercher les raisons du succès de la reprise en main par les classes dominantes. Les commissions de base (et les partis d’extrême gauche) étaient trop faibles pour faire ce que le PCP ne voulait pas faire, à savoir résister à une offensive visant à rétablir l’autorité pleine et entière de l’Etat, mais trop développées pour ne pas effrayer la bourgeoisie, les partis de la gauche réformiste (PSP et PCP) et la gauche du MFA, cette dernière restant attachée à la hiérarchie militaire et s’opposant frontalement à tout mouvement d’organisation des soldats.
Rien ne le montre mieux que les propos de Mario Soares, principal dirigeant du PSP, qu’il vaut la peine de citer longuement pour mesurer la peur, le mépris et la violente hostilité que manifestent les chefs réformistes à l’égard des travailleurs lorsque ces derniers cherchent à s’organiser eux-mêmes, en se passant des professionnels de la politique :
« En ville, […] on s’arrêtait de produire pour un oui ou pour un non, une assemblée, une discussion ou une ‘‘manif’’… A la campagne – dans l’Alentejo essentiellement – on confondait réforme agraire et anarchie, on occupait partout des terres qui ne devaient pas l’être […]. Il était temps de remettre de l’ordre, avant que d’autres ne s’en chargent sous la férule d’un Pinochet providentiel. […] A quoi rimait donc cette pagaille monstre, cette indiscipline, cette subversion généralisée ? Que venaient faire dans le Portugal de 1975 ces soviets de soldats et de marins sortis tout droit des garnisons de Petrograd et de Cronstadt […] ? Où nous menait cette anarchie ? Comment ne pas voir, ne pas comprendre la rage de la plupart des officiers devant des bidasses débraillés qui saluent poing levé ? »9.
La régression qui suivra les journées décisives de novembre 1975 sera aussi rapide que profonde. Non seulement les acquis de la révolution sont remis en cause, mais la droite revient au pouvoir dès 1979 en la personne de Sa Carneiro, qui s’était distingué avant la révolution par son appartenance au parti unique, ce qui lui valut d’être élu député sous Caetano.
Pire, le général Spinola est réhabilité dès 1978, élevé au titre de maréchal et nommé président de la commission chargée d’organiser la commémoration officielle du 10ème anniversaire d’une révolution populaire dont il n’a jamais voulu. A l’opposé, celui qui avait dirigé l’action militaire du 25 avril 1974 et fut ensuite la grande figure de la gauche du MFA, Otelo de Carvalho, est condamné en 1987 à 15 ans de prison pour sa participation supposée à une organisation clandestine armée (les Forces populaires du 25 avril).
Les destins croisés de ces deux personnages marquants de la Révolution portugaise suffisent à mettre en pleine lumière la réaction thermidorienne qui succède au putsch du 26 novembre 1975, une réaction dont l’ampleur est à la mesure d’une révolution qui effraya la classe dominante portugaise et ébranla l’Europe durant un an et demi.
Ugo Palheta
Notes
1 D’abord ministre des Finances en 1929, suite au coup d’Etat militaire de 1926, Salazar devient président du Conseil à partir de 1932, poste qu’il occupera jusqu’en 1968.
2 Alors que la CGT portugaise –dirigée à l’époque par les anarchistes – revendiquait 120 000 membres au début du 20ème siècle, elle ne comptait plus que 15 000 adhérents en 1940. Dans le champ politique, le PSP – créé en 1875 – fut réduit à néant ; quant au PCP, il ne comptait plus que 29 adhérents en 1929 selon Alvaro Cunhal, secrétaire général de 1961 à 1992.
3 Francisco Louça, « Il y a dix ans, le 25 avril 1974, la chute de la dictature », Inprecor, avril 1984, n° 172, page 17.
4 Celui-ci avait succédé en 1968 à Salazar, gravement malade, au poste de Premier ministre.
5 Zone de libre-échange composée de la Grande-Bretagne, la Suède, la Norvège, le Danemark, l’Autriche et la Suisse.
6 La police politique (PIDE) était composée de 22 000 agents et de 200 000 informateurs, ce qui représentait environ un Portugais sur quarante.
7 Sur ce point, voir le livre très riche – mais dont l’orientation politique est contestable – de Gérard Filoche (alors militant de la LCR), Printemps portugais, Paris, Actéon, 1984.
8 On reprend ici le titre du bel ouvrage de Charles Reeve (de son vrai nom Jorge Valadas), militant libertaire portugais : Les œillets sont coupés. Chroniques portugaises, Paris, Editions Paris-Méditerranée, 1999.
9 Mario Soares, Portugal : quelle révolution ? Entretiens avec Dominique Pouchin, Paris, Calmann-Lévy, 1976, pages 183-185.