3 décembre 2024 | Links - Traduction Patrick Le Tréhondat
Quels ont été les effets sur le moral de la population des attaques incessantes de la Russie contre les infrastructures énergétiques ?
L’été [juin-août] a été marqué par de nombreuses attaques contre les infrastructures énergétiques. Tout le monde fait des réserves de générateurs et de batteries. Le chauffage n’a pas encore été allumé dans les grands bâtiments, mais il a neigé hier [13 novembre], de sorte que les gens sont déjà gelés et craignent l’hiver à venir, en particulier les personnes âgées et celles qui ont des enfants. À Kryvyi Rih, les attaques russes se concentrent désormais sur les zones résidentielles et les hôtels. Quatre hôtels ont été détruits, ainsi que plusieurs bâtiments résidentiels. Des civils, des familles entières, ont été tués. Il y a quelques jours, une frappe a eu lieu près de notre bureau syndical. Un grand bâtiment de cinq étages a été détruit. Plusieurs personnes sont mortes, dont une mère et ses trois jeunes enfants, dont le plus jeune n’avait que sept mois. Le père n’a survécu que parce qu’il était au travail. Les enfants doivent étudier dans les sous-sols ou en ligne. Tout le monde craint de nouvelles attaques. En ce qui concerne les installations énergétiques, les Russes ont bombardé tout ce qu’ils pouvaient. Les seules cibles restantes sont les centrales nucléaires, mais les frapper représenterait une situation tout à fait différente. Si une centrale nucléaire était bombardée, les radiations se propageraient également à l’Ouest. Si un missile touchait la centrale nucléaire de Rivne, toute la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la République tchèque seraient touchées par les radiations. Il est possible qu’ils commencent à bombarder certaines sous-stations de distribution à proximité des centrales nucléaires ; nous y sommes habitués parce qu’ils l’ont fait l’année dernière.
Comment le gouvernement et les syndicats ont-ils réagi aux attaques contre les habitations ?
Le gouvernement verse des indemnités aux personnes qui perdent leur logement. Lorsque les maisons peuvent être réparées, les autorités locales procèdent aux restaurations. D’après ce que je vois, cela se fait assez rapidement. En ce qui concerne les syndicats, lorsque la maison d’un membre est détruite, nous fournissons un logement temporaire.
Les syndicats, en particulier les sections locales telles que les mineurs de Kryvyi Rih, ont joué un rôle important dans la résistance ukrainienne. Comment les syndicats ont-ils contribué à la défense de la souveraineté de l’Ukraine ?
La moitié des membres du NPGU ont rejoint le front dès le début de la guerre. Ils se sont engagés dans la défense territoriale ou ont été incorporés dans l’armée. Aujourd’hui, environ 70 % de ceux qui étaient syndiqués au début de la guerre combattent. Les syndicats soutiennent fortement ceux qui se battent parce qu’ils restent syndiqués. Mais le nombre de syndiqués a diminué à cause de la guerre. Nous couvrons les travailleurs des grandes entreprises, où il est plus facile de recruter des militaires. Aujourd’hui, il existe des exemptions qui empêchent les travailleurs d’être enrôlés dans l’armée. Mais en général, tout le monde se sent poussé à aller se battre. Les centres de formation de la défense territoriale sont très durs et fonctionnent sur le mode de la provocation. Les recruteurs pénètrent dans des entreprises comme ArcelorMittal, mais les syndicats s’y opposent.
Comment la guerre a-t-elle affecté le travail normal des syndicats ? Les syndicats ont-ils dû mettre de côté leurs propres revendications et actions, telles que des grèves pour maintenir les salaires, afin de ne pas être perçus comme sapant l’effort de guerre ?
Actuellement, à l’usine de minerai de fer de Kryvyi Rih, nous sommes impliqués dans un conflit du travail. Malgré la guerre, nous demandons une augmentation de salaire de 20 %. Nous négocions dans le cadre légal dont nous disposons. Avant la guerre, les grèves et les manifestations étaient reconnues comme légales par les tribunaux. Aujourd’hui, nous continuons à faire valoir nos revendications sans recourir aux manifestations ou aux grèves. Nous sommes en effet limités dans les actions que nous pouvons entreprendre pour protéger nos droits.
Comment les syndicats ont-ils réagi aux mesures prises par le parlement ukrainien, la Verkhovna Rada, pour restreindre les droits des travailleurs ?
La classe ouvrière et les syndicats n’ont pas de parti à la Verkhovna Rada qui représente leurs intérêts. Le seul député issu d’un syndicat est Mykhailo Volynets, qui appartient à la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KVPU) et est membre de la faction parlementaire Batkivshchyna (Patrie). Surfant sur la vague d’espoir que représentait Volodymyr Zelensky en 2019, plusieurs partis sans véritable idéologie sont entrés à la Verkhovna Rada. Les syndicats ne savent pas comment travailler avec ces partis. Ils n’ont pas non plus trouvé les moyens d’amender la législation au parlement à cause de la guerre. En revanche, les syndicats ont déjà fait échouer les tentatives d’adoption d’un nouveau Code du travail. En Ukraine, le Code du travail adopté à l’époque de l’Union soviétique est toujours en vigueur [contrairement à la Russie, où il a été aboli au début de la présidence de Vladimir Poutine en 2001]. Et malgré toutes les lois de décommunisation, ils n’ont pas encore réussi à « décommuniser » le Code du travail. C’est grâce au travail des syndicats et à l’intervention des organisations syndicales internationales.
Des rapports occidentaux font état d’une lassitude croissante à l’égard de la guerre en Ukraine. Que pensent les Ukrainiens des spéculations sur ce qui serait très probablement un accord de paix injuste ?
Plus que la fatigue, qui est déjà passée, nous avons maintenant l’apathie. L’apathie, c’est pire. La plupart des gens n’attendent plus rien. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une répétition de 1943 [lorsque la moitié de l’Ukraine était sous l’occupation nazie et que les perspectives de victoire semblaient incertaines]. J’ai l’impression que le soutien occidental à l’Ukraine va disparaître et que nous serons laissés seuls face à l’impérialisme russe.
Nombreux sont ceux qui partagent vos craintes quant à une baisse du soutien occidental ?
Nous nous trouvons dans une situation similaire à celle de la Tchécoslovaquie en 1938 - ceux qui connaissent l’histoire comprendront ce que je veux dire. Les dirigeants européens et américains considèrent la situation de la même manière qu’à l’époque, lorsque l’Europe cherchait des moyens d’apaiser Hitler. Comme beaucoup d’autres pays, l’Ukraine n’est pas considérée comme faisant partie du monde « civilisé ». En ce sens, il n’y a pas de distinction entre nous et les nations d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique et l’Occident nous traite tous de la même manière.
Les pays occidentaux ont utilisé l’aide militaire à l’Ukraine comme prétexte pour réduire les dépenses sociales dans leur pays. Que diriez-vous aux gouvernements qui cherchent à utiliser la juste guerre d’autodéfense de l’Ukraine pour mener des attaques régressives contre leurs propres travailleurs et syndicats ?
En Ukraine, les droits sociaux des travailleurs et des syndicats sont également réduits. Plusieurs lois ont été adoptées qui réduisent considérablement les droits des travailleurs et du personnel militaire. Les pensions ont été réduites : avant la guerre, il était rare que les pensions soient réduites, mais aujourd’hui, ce sont les retraités qui sont visés. Même les personnes handicapées sont visées, avec un projet de loi en cours de discussion qui les privera du droit de réclamer des dommages et intérêts à leur employeur en cas de blessure ou de perte de capacité de travail. Cette mesure s’appliquera également au personnel militaire. Les gouvernements des autres pays observent la situation et cherchent à suivre la même voie. Ils cherchent n’importe quelle excuse pour réduire les prestations sociales des travailleurs. Nous ne devrions pas écouter de telles excuses.
Comment les syndicats ont-ils réagi au « plan de victoire » récemment annoncé par Zelensky ?
Un plan ne se limite pas à cinq mots sur une page. Un plan nécessite un ensemble complet d’actions à mettre en œuvre dans tout le pays. Ce n’est pas le cas. Par exemple, nous ne disposons pas d’une véritable mobilisation militaire. Il est vrai que nous attendons le soutien de l’Occident mais, à l’intérieur, nous sommes mal organisés. L’Ukraine dispose d’un énorme potentiel militaro-industriel, notamment en termes de personnes compétentes capables de développer des armes modernes. Mais aujourd’hui encore, les entreprises minières et métallurgiques ne reçoivent pas de commandes de minerai de fer ou de métal de l’intérieur du pays. De nombreuses entreprises industrielles ukrainiennes pourraient fonctionner, mais ne le font pas pour l’instant.
Comment les syndicats [internationaux] peuvent-ils aider au mieux leurs homologues ukrainiens ?
Bien qu’ils disent que je ne devrais pas aborder ce sujet, il est important de souligner que les syndicats internationaux ont seulement suspendu l’adhésion des syndicats russes qui soutiennent l’agression militaire contre l’Ukraine. La seule confédération à avoir exclu son syndicat russe affilié pour son soutien à la guerre est l’UITA [Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes]. Aucune autre structure syndicale n’a expulsé de syndicats russes soutenant l’agression militaire. Depuis 2014, les biens des syndicats de Crimée et des territoires occupés ont été remis à des syndicats jaunes basés en Russie. Ces mêmes syndicats sont profondément ancrés dans les syndicats européens et mondiaux. Je ne connais pas toute la situation, mais j’aimerais savoir comment les syndicats mondiaux et européens peuvent accepter de l’argent d’un agresseur aux mains pleines de sang. Une partie des cotisations perçues par ces syndicats provient de régions d’Ukraine ensanglantées. Je pourrais dire la même chose des Nations unies. Récemment, [le secrétaire général de l’ONU António] Guterres s’est rendu à un sommet des BRICS à Kazan, où une photo a été prise de lui serrant la main de Poutine, la tête baissée. Où avons-nous vu une telle photo auparavant ? Lorsque le dernier président de la première République tchèque a serré la main d’Hitler. La même posture. La même photo. Le moins que l’on puisse attendre des organisations internationales est qu’elles ne se salissent pas les mains avec le sang de l’impérialisme russe.
J’ai entendu dire qu’il y avait également un mécontentement à l’égard de la Croix-Rouge.
Je pense qu’il serait bon que les syndicats protestent devant les sièges de la Croix-Rouge dans différents pays, car la politique actuelle de la Croix-Rouge facilite manifestement l’agression. La Croix-Rouge vient inspecter les camps et les prisons où sont détenus les prisonniers de guerre russes en Ukraine. Pourtant, il n’y a pas eu un seul rapport sur la condition des prisonniers de guerre ukrainiens dans les prisons russes, bien que de nombreux Ukrainiens soient morts dans les prisons russes, comme le documente le bureau du procureur ukrainien, et que beaucoup d’autres aient été tués en se rendant sur le champ de bataille.
Pensez-vous que les syndicats internationaux et les organisations de gauche n’apportent pas d’aide à l’heure actuelle ?
Il est important de dire qu’une aide est apportée. Par exemple, notre ville a été privée d’eau potable. Cela a créé une situation que je n’ai vue nulle part ailleurs, où les magasins ne vendent que de l’eau potable. À Kryvyi Rih, ces magasins sont nombreux et vendent de l’eau propre à 2,50 dollars le litre. En réaction, des syndicats d’Europe et du monde entier, ainsi que des groupes de gauche, ont collecté des fonds pour acheter des filtres afin que nous puissions distribuer de l’eau gratuitement à certaines parties de la population. Mais de nombreux groupes de gauche continuent à défendre des positions pro-russes. Ils pensent qu’il n’y a qu’un seul impérialisme, l’impérialisme américain, et affirment que l’impérialisme russe n’existe pas. Or, il existe de nombreux impérialismes. Les groupes de gauche indépendants et les syndicats peuvent nous aider en parlant au monde de la gauche indépendante en Ukraine et du fait qu’il y a des Ukrainiens de gauche qui se battent sur le front et qui organisent les travailleurs. C’est important car beaucoup considèrent que les politiques de gauche sont liées à l’impérialisme russe. Au contraire, nous devons construire un internationalisme au sein du mouvement syndical qui cherche à unir tous les travailleurs du monde - en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Afrique, en Asie et en Ukraine.
2 décembre 2024
Publié par Links
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