Édition du 29 octobre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

Une guerre d’agression « grand russe »

Je commencerai par souligner quelques aspects essentiels de la perception poutinienne des enjeux de son pouvoir en Russie et sur l’échiquier international et régional (notamment au Bélarus) quand il lance sa dite « opération militaire » le 24 février. Puis, j’évoquerai au vu des premiers effets de sa guerre d’agression grand-russe, les infléchissements de sa politique produisant de nouvelles caractéristiques et incertitudes des résistances en Russie et au Bélarus. Je conclurai sur l’essence de ce que notre réseau tente de faire, passant le relais aux interventions suivantes pour le concrétiser.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Le contexte : une « opération » idéologiquement marquée et « située »

Poutine a construit son projet à partir d’une idéologie et motivation grand-russe de remise en cause de la construction « léniniste » d’une Ukraine (et d’un Bélarus) indépendante (voir son discours de fin 2021 [2]) ; et il a déterminé la date de son offensive guerrière non pas en fonction d’une « menace » contre la Russie venant de l’OTAN, mais au contraire d’un constat (en 2021) de la crise de l’OTAN (« en mort cérébrale », disait Macron) : après le retrait d’Afghanistan, d’une part, et dans le contexte de divisions majeures entre États-Unis et UE et au sein de l’UE entre Allemagne, France et nouveaux membres d’Europe de l’Est : notamment sur les enjeux énergétiques avec les dépendances étroites que l’on connaît entre Russie et UE – mais tout particulièrement, Allemagne, France et Italie sur ce plan. Poutine savait aussi, comme Biden l’a rappelé explicitement y compris à Zelensky, qui s’en plaignait – que l’OTAN ne défendrait pas l’Ukraine qui n’en était pas membre.

Après les années Eltsine et le « partenariat pour la paix » avec l’OTAN (notamment le soutien par les États-Unis des sales guerres menées par la Russie en Tchétchénie « contre le terrorisme » – la reconstruction d’un État fort russe (dans la maîtrise de ses oligarques) et international s’accompagnait d’une nouvelle logique de rapport de force et de partage de « sphères d’influence » combinant traits et intérêt capitalistes communs et relations conflictuelles : la Russie a cherché à construire l’Union économique eurasiatique face à (et sur le modèle de) l’UE, et pour contrer le « partenariat oriental » lancé en 2009 par l’UE en remplacement de toute logique d’extension de ses membres) vers tous les pays post-soviétiques situés entre la Russie et l’UE – dont l’Ukraine et le Bélarus [3]. De même, à partir de 2003 se met en place l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) souhaitée par le Kazakhstan – et qui intervient face aux soulèvements sociaux du Kazakhstan en 2021. Car cette mini-OTAN a aussi (et surtout) une logique régionale de maintien de l’ordre de pouvoirs autocratiques issus de l’ex-URSS partageant une peur organique envers ce qui, à partir du début des années 2000 (notamment en Ukraine et Géorgie), après la chute spécifique de Milosevic [4] est analysé comme des « révolutions de couleur » – notion qui désigne des soulèvements populaires anti-corruption prenant des emblèmes colorés dont les partis « pro-occidentaux » sont financés par l’Occident. Malheureusement, la vision poutinienne de tout mouvement contestataire comme « pion » de l’étranger et toute révolution embryonnaire comme « révolution de couleur », pénètre aussi de façon désastreuse au sein d’une partie de la gauche : celle-ci s’appuie sur la part d’évidence et de vrai de l’instrumentalisation de toutes les crises par les grandes puissances qui tentent d’y faire avancer leurs propres intérêts financiers et objectifs géopolitiques.

Mais cette approche réduit les sociétés à des pions, sans aucune marge de bilans propres de leurs expériences et d’actions autonomes échappant en partie au contrôle d’« en haut » et d’ailleurs. Cela ne permet pas de comprendre la profondeur de la crise des formes de représentation démocratiques aujourd’hui – et, en Ukraine, la réalité de mouvements sociaux et de choix autonomes. Cela n’empêche nulle part les difficultés à construire des alternatives cohérentes – aux échelles où elles deviennent crédibles. Et cela n’empêche évidemment pas les instrumentalisations de mouvements autonomes par les grandes puissances – et des issues non garanties.

Mais de telles tendances valent aussi pour le pouvoir russe lui-même : son instrumentalisation des conflits du Kazakhstan pour légitimer l’OTSC auprès de ses alliés autocratiques régionaux non russes en a témoigné – sans supprimer la réalité des aspirations exprimées par les mouvements sociaux. De même, le rapprochement plus organique entre la Russie et le pouvoir du Bélarus marque un tournant – et non une trajectoire fixée d’avance. Loin d’être acclamée, l’intervention de Poutine dans la crise ukrainienne de 2014 avait suscité des défiances et critiques explicites jusqu’au Bélarus : l’enjeu de la souveraineté (autocratique) des États post-soviétiques demeure omniprésente dans la construction de l’Union économique eurasiatique (comme de l’OTSC) – une source de tensions internes entre États membres et institutions supranationales que rencontre aussi l’Union européenne. L’idée que Poutine pourrait sans problème mener une guerre pour s’approprier des territoires et changer le pouvoir en place chez ses voisins est fausse – y compris pour ceux qui adhèrent à l’OTSC (qui s’est rapidement retirée du Kazakhstan) et… au Bélarus.

Après avoir pris quelques distances avec Moscou à la suite de la récupération par la Russie de la Crimée et à la guerre hybride lancée dans le Donbass en 2014, Loukatchenko s’est tourné radicalement vers Poutine pour stabiliser son règne, après les soulèvements de 2020. La Constitution du Bélarus avait entériné une neutralité en termes d’armements nucléaires à la suite des accords conclus en 1996 avec la Russie et les États-Unis – analogues à ceux signés par l’Ukraine et le Kazakhstan – cédant leurs armes nucléaires à la Russie moyennant une clause de respect des frontières. Les modifications constitutionnelles récentes permettent à des bases russes de s’établir dans le pays – mais pas au point d’entrer « en guerre » avec des voisins…

Résumons donc la perception poutinienne de ses marges de manœuvre et des avantages qu’il peut escompter tirer de son offensive militaire en Ukraine au début de 2022 (illustrée par ses propres discours).

Au plan intérieur russe : le tournant de 2014 en Crimée a été reçu de façon patriotique, et les négociations sur le Donbass à Minsk avec les gouvernants français et allemands ont donné une crédibilité à une logique de « gestion internationale » d’un conflit interne ukrainien et d’un pouvoir de Kyiv post-Maïdan, appuyé sur des forces d’extrême droite « antirusses [5] ». L’espoir est de détourner la population de ses insatisfactions sociales et politiques intérieures. Mais – y compris vis-à-vis des alliés du Bélarus – il ne s’agit pas de « guerre » : d’où l’accent sur la double légitimation politico-idéologique – « Nous sommes un seul peuple russe » et il s’agit d’une « opération » contre des fascistes ukrainiens antirusses.
L’élection de Zelensky en 2019 et sa baisse de popularité un an après son élection sont plutôt perçues comme preuve d’un pouvoir faible à Kyiv qui devrait s’effondrer facilement (même les alliés occidentaux de Zelensky le pensent aussi – offrant des aides pour quitter le pays…).
Cette logique interne/régionale s’accompagne d’une mission internationale contre un ordre occidental unipolaire face à une OTAN et une UE en crise.

… Et les premiers effets d’une guerre d’agression

Loin de s’effondrer, le pouvoir de Zelensky se transforme et se consolide dans l’ensemble de l’Ukraine, exploitant son propre profil russophone et juif contre la propagande poutinienne non sans talent médiatique. L’appel à une résistance – où l’armée est secondée par une défense territoriale populaire – modifie de façon majeure l’impact local, régional et international de cette guerre – dans la durée. Non seulement le pouvoir de Kyiv ne s’effondre pas – et Poutine ne trouvera pas un régime à sa botte – mais c’est toute une population qui est mobilisée contre cette invasion. Une nouvelle « ukrainité » populaire se construit dans et contre la guerre.

Les premières résistances à la guerre en Russie et au Bélarus sont en phase avec cette caractéristique que découvrent les soldats russes – et que dénoncent avec force en tout premier lieu des syndicalistes de Russie et du Bélarus.

Le communiqué de la deuxième confédération syndicale du pays, la Confédération du travail de Russie (KTR, Confédération indépendante membre de la CSI, 2,5 millions d’adhérents) à Moscou, le 25 février 2022 est éloquent :

La Confédération du travail de Russie note, avec une grande amertume, que ce sont les travailleurs de nos pays, des deux côtés, qui souffrent en conséquence directe du conflit militaire. L’intensification du conflit menace de provoquer un choc dévastateur pour les économies et les systèmes de soutien social de nos pays, ainsi qu’une baisse du niveau de vie des travailleurs. Cela ouvrirait la porte à une vague massive de violations des droits du travail des citoyens travailleurs.
En ce qui concerne tout ce qui précède, la Confédération du travail de Russie exprime sa conviction dans la nécessité de la cessation de l’action militaire, aussi rapidement que possible, et de la reprise du dialogue pacifique et de la coexistence entre les peuples multinationaux de Russie et d’Ukraine.

Parallèlement, des actions protestataires individuelles et collectives se multiplient contre ce qu’il est interdit d’appeler « guerre » se multiplient. Lev Ponomarev, un activiste défenseur des droits humains, recueille plus d’un million et demi de signatures, des pétitions surgissent par milieux professionnels (pour tenter de se protéger collectivement de la répression) – notamment celle signée par quelque 8 000 étudiants et enseignants de l’université Lomonosov de Moscou. La sociologue Karine Clément, spécialiste des mouvements sociaux de la société russe [6], a souligné que Poutine ne fait « pas seulement la guerre à l’Ukraine » mais qu’il « massacre aussi » une société dont elle analyse les différentes composantes à la veille de ce tournant [7] aux conséquences imprévisibles.

Dans le contexte d’une société que le pouvoir s’efforce d’atomiser et d’une guerre qui renforce les comportements patriarcaux, Ella Grosman, active dans un des réseaux féministes contre la guerre en Russie explique :
L’agenda féministe s’est révélé être un outil puissant pour la politisation des femmes et a touché même celles qui, au départ, ne s’intéressaient guère à la politique. […] Le féminisme, avec sa formule « le personnel est politique », a de ce fait changé la donne. […] Malheureusement, nombre d’entre elles sont en grand danger. La menace ne vient pas seulement de l’État, qui réprime les citoyens protestant contre la guerre ou révélant la vérité à son sujet. Avant la guerre, les féministes russes et les femmes actives sur le plan politique recevaient déjà des menaces de mort de la part de Russes ordinaires, furieux que le simple fait de parler à haute voix des stéréotypes de genre, de la violence sexiste ou de participer à la vie politique, ces femmes violaient l’ordre patriarcal tacite [8].

Les actions de femmes contre la guerre portent aussi la mémoire des traumatismes légués par d’autres guerres et les violences dans l’armée. Mais des centaines de soldats russes, exploitant les marges de résistance que leur donne une guerre « non déclarée », ont refusé d’aller au front. Le mercredi 25 mai, un tribunal militaire de la région du sud de la Russie de Kabardino-Balkarie a conclu que 115 soldats avaient « arbitrairement refusé d’accomplir une mission officielle et étaient partis de leur propre initiative vers un lieu d’affectation permanent », violant ainsi les termes de leur contrat de service [9].

Les avancées et premières victoires de la résistance populaire ukrainienne ont contrasté avec les problèmes manifestes de « moral » de troupes russes en quête de sens malgré la supériorité numérique et d’armement des forces d’occupation. Mais cela produit aussi des infléchissements majeurs à la fois du cours répressif interne à la Russie et de la haine propagée contre tous ces Ukrainiens qui résistent (même et de fait surtout, dans la région en guerre, russophones) – de plus en plus, comme dans d’autres contextes passés – assimilés à des nazis [10]. Les crimes de guerre commis non loin de Kyiv, à Boutcha, puis à Marioupol et dans de multiples agglomérations du Donbass témoignent d’une évolution de la guerre dont la contrepartie est au plan intérieur également une violence répressive de contrôle fascisant de la société. Elle est et sera sans doute accompagnée de mesures sociales ciblées vers les populations auxquelles sont distribués des passeports russes.

Qu’en est-il au Bélarus ? Là aussi les tout premiers jours de la guerre ont vu l’expression de solidarités syndicales – suscitant très vite une répression radicale notamment contre des dirigeants du Congrès des syndicats démocratiques du Bélarus (BKDP) et de syndicats de la métallurgie (SPM) ou de la radio-électronique (REP). Cette répression a suscité des protestations syndicales de solidarité venant notamment de Russie (de la part de la KTR, évoquée plus haut, elle-même menacée), et d’Ukraine – de la part de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine la KVPU [11]. Les travailleurs des chemins de fer du Bélarus ont entrepris de fait des actions de type « partisan » qui joueront sûrement un rôle essentiel dans / contre cette guerre – pour rendre difficile l’acheminement de renforts et ravitaillement des troupes russes en Ukraine.

En guise de conclusion ouverte : l’autodétermination des peuples et leurs liens égalitaires, raison d’être de notre réseau

Il est impossible de savoir sur la durée quel sera l’effet sur la population russe d’une guerre où les méfaits commis par les forces russes sont attribués par Poutine aux « nazis ukrainiens ». Nous n’avons aucune garantie d’une issue progressiste – donc d’une paix juste (et durable parce que juste). Nous pouvons être sûr·es qu’elle ne sera pas juste si ses conditions sont dictées et contrôlées par les grandes puissances entre elles – et échappent au contrôle de la population ukrainienne. Elle seule doit gérer son histoire, ses pages noires et sa diversité.

Notre réseau vise à des liens par en bas, indépendants de tout pouvoir et des propagandes de ces pouvoirs – contre tous les rapports néocoloniaux et racistes, d’où qu’ils viennent, en premier lieu solidaires avec nos amis de la jeune gauche ukrainienne, les courants féministes, les syndicalistes ukrainien·nes – et avec les mouvements antiguerre de Russie et du Bélarus. Avec eux et elles, nous cherchons à faire le plus en notre pouvoir pour que la défaite des projets impérialistes russes soit à la fois celle de tous les oligarques. C’est à cette condition qu’il s’agira aussi de la consolidation d’une Ukraine populaire, démocratique et pluraliste dont les forces de gauche sont impliquées avec nous dans la redéfinition de rapports européens et mondiaux pacifiques parce qu’égalitaires et défenseurs des biens communs de la planète.

Catherine Samary [1]

[1] Membre du RESU ainsi que des groupes de travail féministes et réfugié·es du RESU. Elle a participé au nom du NPA (avec Olivier Besancenot) à la délégation en Ukraine du RESU des 3-8 mai 2022. Voir son article, « Retour d’Ukraine : quelle solidarité avec le peuple ukrainien », Anti-K, juin 2022. [2] Voir notamment Denis Paillard, « Poutine et le nationalisme grand- russe », http://europe-solidaire.org/spip.php?article61945
[3] Lire à ce sujet mon article, « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka », Les Possibles, n° 2, hiver 2013-2014.
[4] Voir sur mon site, http://csamary.fr, les causes internes de la crise yougoslave dans le contexte de la globalisation capitaliste et de ses conflits et désordre.
[5] Lire notamment l’adresse aux Russes de Taras Bilous, né dans le Donbass et membre de l’association socialiste ukrainienne Sotsialny Rukh (www.europe-solidaire.org/spip.php?article61629) et les arguments précis de Michael Karadjis,https://mkaradjis.com/2022/06/16/on-the-fantastic-tale-that-the-ukrainian-army-killed-14000-ethnic-russians-in-donbas-between-2014-and-2022/
[6] Voir Contestation sociale à bas bruit en Russie, critiques sociales ordinaires et nationalismes, Le Croquant, 2022 et sa présentation par Denis Paillard.
[7] https://alencontre.org/europe/russie/poutine-ne-fait-pas-que-la-guerre-a-lukraine-il-massacre-aussi-la-societe-russe.html
[8] Lire d’Ella Rossman, spécialiste du féminisme en URSS et en Russie, publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante, vol. 7.
[9] Voir www.marianne.net/monde/europe/guerre-en-ukraine-115-militaires-russes-licencies-pour-avoir-refuser-daller-combattre
[10] Voir l’analyse du marxiste russe Ilya Budaitskis, « Renventing Nazism for State Propaganda : How Morality is Being Replaced by Force », https://russiapost.net/page28542780.html
[11] Les textes se trouvent avec d’autres exemples de solidarité syndicale internationale, notamment sur le site de Solidaires internationale et les cahiers de Soutien à l’Ukraine résistante, associés au RESU.

Communication aux « 4 heures pour l’Ukraine » organisées par le collectif français du Resu/Ensu, le 11 juin 2002 à la bourse du travail de Paris
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 9) : Brigades éditoriales de solidarité 9
https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/brigades-e–ditoriales-de-solidarite—9.pdf

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