Ryan Grim, The Intercept, 13 janvier 2022
Traduction : Alexandra Cyr
Une audience du Comité de la Chambre des représentants sur les affaires étrangères est un peu passée sous le radar. Elle s’intitulait : Recommandations politiques à l’administration Biden en regard d’Haïti. Une ex-ambassadrice y recommandait, pour en finir avec le controversé Président Jovenel Moïse, qu’on « le mette de côté » et qu’on adopte une autre politique qu’elle nomme « l’option Premier ministre ».
Les États-Unis étaient insatisfaits du Président Moïse et, comme une élection approchait dans un contexte de détérioration sur le terrain, ils voulaient une transition expéditive.
Interrogée par le démocrate de Floride, Ted Deutch, lors de cette audience, l’ex-ambassadrice, Mme Paméla White, a déclaré : « Ça nous aurait arrangé qu’il démissionne, mais je ne croyais pas que cela se ferait. Je pensais donc que si nous le mettions de côté d’une manière ou d’une autre, dans le meilleur des mondes, nous pourrions nommer un Premier ministre non corrompu, qui n’est pas issu du secteur politique ni de celui des affaires…Il y avait plusieurs bons.nes candidats.e. Je ne vais pas vous les nommer, mais il y en a plusieurs ». Mme White a servi en Haïti de 1985 à 1990 et y a été ambassadrice de 2012 à 2015.
Mme White semblait utiliser les mots : « mettre de côté » comme une hypothèse en discutant du futur du pays, et ce, sans l’obstacle que représentait l’ancien Président Moïse. Mais, maintenant qu’il a été assassiné, le sens en est changé. Il est mort en juillet dernier aux mains d’un groupe de mercenaires colombiens que des éléments de l’élite haïtienne auraient coordonné. Des commentaires d’Haïtiens.nes sur les réseaux sociaux démontraient une forte suspicion dans le pays à l’égard des États-Unis qui auraient approuvé le meurtre de l’ancien Président.
Nous avons interviewé Mme White. Elle nous a déclaré : « Personne de bonne foi pourrait penser que j’ai quelque chose à voir avec cet assassinat. Je ne veux pas clarifier ce qui est déjà très clair. Les faits me donnent raison. M. Moïse n’avait pas l’étoffe d’un président. Il avait complètement perdu le soutien de la population. Avec raison ».
Jovenel Moïse a été assermenté à la présidence en février 2017 pour un mandat de 5 ans après que son prédécesseur M. Jocelerme Privert eut quitté son poste moins d’un an après avoir été désigné Président par intérim.
Alors que son opposition soutenait qu’il devait quitter son poste cinq ans après le départ de son prédécesseur, il a soutenu que c’était prématuré et qu’il prévoyait ne partir qu’après la tenue de nouvelles élections.
Le 5 juillet 2021, le Président Moïse avait nommé un allié de l’ex- Président Michel Martelly, le neurochirurgien Ariel Henry, au poste de Premier ministre. M. Henry avait fait des allers-retours au gouvernement, mais avait assumé récemment un poste au sein du Conseil des sages, un groupe de 7 leaders haïtiens.nes mis en place par les États-Unis. Deux jours plus tard, M. Moïse était abattu dans sa chambre et M. Henry est soudainement devenu le leader de facto de la nation.
Un procureur chargé de l’enquête sur cet assassinat a révélé qu’immédiatement après, M. Henry a reçu deux appels de M. Joseph Badio, un ancien fonctionnaire à la justice haïtienne, accusé d’avoir organisé l’opération. Le vendredi suivant, celui qui est soupçonné d’avoir financé ce coup d’État, M. Rodolphe Jaar a été arrêté en République dominicaine à la demande des États-Unis. Cet homme d’affaires avait été reconnu coupable de trafic de drogue et avait servi d’informateur au gouvernement américain. L’agence américaine de lutte contre les drogues (DEA) a déclaré au New York Times qu’il avait pris part à ce qu’il pensait être un kidnapping non pas un assassinat et qui, selon lui, avait l’approbation des États-Unis. Il a déclaré au New York Times : « Si le gouvernement américain était impliqué, alors c’était sans risques », mais le journal soutient qu’il n’y a jamais eu de preuves de l’implication américaine.
Comme The Intercept l’a rapporté en juillet 2021, le groupe de mercenaires colombiens qui a commis l’assassinat avait été embauché par une entreprise floridienne. Au moins sept d’entre eux ont été entrainés par des militaires américains.
Lors de l’audience de mars dernier, après avoir dit que plusieurs candidats.es qualifiés.es pour le poste de Premier ministre, seraient prêts.es à l’exercer maintenant que le Président avait « été mis de côté », Mme White a suggéré que la prochaine décision devrait être de recréer le Conseil électoral national (CÉN) avec suffisamment de crédibilité pour stabiliser le gouvernement. Ce Conseil a supervisé les élections depuis 2004. Un coup d’État instigué par les États-Unis avait délogé de la présidence, Jean-Bertrand Aristide, opposant de gauche promouvant la théologie de libération, le premier à être élu démocratiquement au poste de Président en 1991. Délogé à nouveau par un autre coup d’état cette même année, il est pourtant revenu à la Présidence à deux reprises, en 1994-96 et 2001-04.
(Plus tard à l’audience), Mme White expliquait : « Nous avons alors participé à un sommet où nous avons dissout l’ancien Conseil électoral national (CÉN). Les anciens.nes acteurs.trices sont revenu.es à la table et nous avons discuté de la manière d’obtenir la représentation la plus correcte pour avoir un CÉN crédible. Je parle d’une solution que j’entrevois pour bientôt ».
Elle a déclaré à The Intercept que la situation était hors de contrôle en Haïti, mais qu’elle n’y était pas impliquée : « Toute cette saga est incroyable. Il y a plus de vils personnages sur lesquels enquêter que nécessaire. Je n’en suis pas ».
Toujours au cours de l’audience, elle a donné son point de vue : « Les gouvernements de transition amènent un lot de problèmes. Et quand vous vous retrouvez à nouveau dans ce chaos, tout tombe au ralenti ici. J’ai écrit un article ou parlé d’un article il y a quelques années pour le New Yorker, où j’ai dit que je pensais que c’était exactement ce dont nous avions besoin. Mais en ce moment, je pense que nous pourrions utiliser l’option « Premier ministre ».
Elle répondait à une question du représentant républicain de la Floride, M. Ted Deutch, qui soutenait qu’aucune élection haïtienne ne pouvait être jugée légitime si elle était sous la responsabilité du Président Moïse. Curieusement, il suggérait qu’il fallait déloger le Président pour défendre la démocratie : « N’importe quelle élection ou tout référendum supervisés par l’administration Moïse serait immédiatement perçu comme illégitime par la population. Nous l’avons vu sur le terrain. J’ai moi-même entendu directement des groupes de défense des droits humains et des leaders de l’opposition soutenir que le mandat du Président Moïse se terminait le 7 février 2021 et qu’un gouvernement intérimaire s’imposait pour organiser les élections immédiatement. Mme l’ambassadrice, voici ma question : si le conseil électoral provisoire n’est pas à la hauteur des standards, c’est-à-dire être libre, juste et crédible, et que l’actuel Président ne démissionne pas, comment, le Congrès, l’administration Biden et la communauté internationale peuvent-ils jouer un rôle responsable en donnant l’assurance que n’importe quelle élection pourrait se tenir en étant crédible, légitime facilitant ainsi l’acceptation populaire des résultats et en jouant un rôle de médiateurs entre l’administration Moïse et son opposition ? »
Pour la deuxième fois, en réponse à M. Deutch, Mme White invoque que le Président devrait être « mis de côté ». Cela renforce l’idée qu’elle parlait de la manière dont la politique haïtienne pourrait mettre de l’avant pour avancer sans lui, sans nécessairement recourir à la violence pour son départ, mais que cela restait un objectif. Elle poursuivait son explication : « J’ai du mal à imaginer comment le processus électoral pourrait se tenir cette année en Haïti et s’en sortir avec succès. Même en mettant de côté, pour le moment, la question de savoir si le Président Moïse aurait dû se retirer en février 2021 ou s’il devrait le faire en février prochain (2022), je n’ai pas de réponse, je reste convaincue, qu’en ce moment précis, les institutions indispensables sont en place et peuvent assurer une transition sans heurts. Le gouvernement américain, l’OAS et les Nations-Unies ont tous statué que le mandat du Président Moïse devait se terminer en février 2022, mais plusieurs constitutionnalistes haïtiens.nes, les universités Harvard et Yale comme l’école de droit de l’Université de New-York ne sont pas d’accord. Voici quelques suggestions : Si le Président Moïse ne démissionne pas, il devrait faire un pas de côté. Il devrait être complètement transparent, honnête. Il devrait convoquer des acteurs.trices crédibles dans les discussions. Il faudrait nommer un.e Haïtien.ne respecté.e au poste de Premier ministre qui dissoudrait immédiatement le CÉN et convoquerait à un sommet tous.tes les politiciens.nes concernés.es pour mettre en place un CÉN légal ».
À la mi-septembre 2021, le procureur haïtien a divulgué des allégations qui parlent d’un certain rôle qu’aurait joué M. Henry dans l’assassinat (du Président Moïse). M. Henry a exigé du directeur des procureurs de limoger ce procureur. Devant son refus, M. Henry les a congédiés tous les deux. Moins de deux semaines plus tard, alors que les États-Unis soutenaient M. Henry, Daniel Foote, l’envoyé spécial américain en Haïti, a démissionné en guise de protestation, en invoquant entre autres le support accordé par son gouvernement à M. Henry. Plus tard, en septembre 2021, le Premier ministre Henry a dissout le CÉN.
En octobre 2019, Mme White accordait une entrevue au New Yorker. Elle y exprimait le même genre de raisonnement : « La solution mise de l’avant par les pays occidentaux de tenir immédiatement des élections dans des pays qui ont été contrôlés pendant des décennies par des dictateurs ou des milices violentes, n’a jamais rien donné de bien et n’en donnera jamais. Nous devons avoir une certaine créativité de pensée quand nous examinons les moyens par lesquels, dans des pays où le niveau d’éducation n’est pas élevé et ou le taux de pauvreté est important, les gouvernements peuvent y dispenser les services de base à leurs citoyen.nes. Le processus électoral est tellement corrompu et les candidat.es si inexpérimentés.es qu’il leur est impossible d’envisager les bonnes solutions. Dans le meilleur des mondes, un Conseil composé d’Haïtiens.nes bien éduqués.es et avec de l’expérience formerait un gouvernement de coalition. Il devrait inclure des représentants.tes du monde des affaires et de la société civile et être appuyé par des conseillers.ères occidentaux très expérimentés.es. Un plan de développement réaliste et détaillé serait accessible à tous les citoyens et toutes les citoyennes. Il comporterait des prévisions budgétaires raisonnables, sans grands bâtiments prestigieux ou budgets de voyages à but lucratif. Un corps policier solide serait aussi un atout et une aide importante pour la population, surtout s’il était formé pour vraiment lui venir en aide et ne serait pas restreint au maintien de la sécurité. Ceux et celles qui pensent qu’une autre élection va résoudre les problèmes en Haïti sont complètement dans l’erreur ».
Dans cette entrevue avec nous, comme lors de l’audience de mars 2021 (au Congrès), Mme White a insisté pour dire qu’elle ne parlait qu’en son nom propre : « Rien du tout de ce que j’ai dit n’a à voir avec la politique américaine. Je ne parle sûrement pas au nom de l’administration Biden. Personnellement, en ce moment même, je souhaite que le gouvernement américain ait le cran de mettre M. Henry de côté. On ne peut pas lui faire confiance ».
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