Édition du 17 décembre 2024

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Économie

Trump, la Chine et l'impérialisme

A l’heure où Donald Trump intensifie l’affrontement commercial avec la Chine, les questions anciennes de la nature de l’économie chinoise et des rapports de la Chine avec les pays en développement refont surface.

Tiré du blogue de l’auteur.

Dans son éditorial du mercredi 7 août dernier, Patrick Apel-Muller écrit dans l’Humanité : "Le monde est confronté à tout autre chose qu’aux seules foucades d’un président lunatique ou à ses efforts pour conserver l’électorat de la "ceinture rouillée" qui décidera sans doute de la prochaine présidentielle. Une stratégie impériale, impérialiste, est à l’œuvre, qui ambitionne une domination mondiale restaurée."

A suivre cette analyse, le dernier épisode de la guerre économique que se livrent les deux puissances serait donc bien plus qu’une affaire de personnalités politiques et dépasserait aussi la rhétorique nationaliste entretenue par Trump pour faire campagne auprès de son électorat. En réalité, il s’agit d’une "stratégie impériale, impérialiste".

Théories

Une telle référence semblerait aller de soi dans l’Humanité en raison de la théorie de l’impérialisme héritée de Lénine et d’autres marxistes du début du XXe siècle. Mais cela n’est pas sans poser problème, comme le signale par ailleurs l’usage de l’adjectif "impériale", élargissant de la sorte la caractérisation de la politique de Trump à une politique visant la domination d’autres pays.

Il y a pourtant problème car l’accélération de la mondialisation depuis les années 1980 a profondément changé les contours de l’économie mondiale et des équilibres géopolitiques. Lénine a élaboré sa théorie au début du XXe siècle alors que les puissances de l’Europe de l’Ouest dominaient le monde et que la majorité de la population se trouvait en situation de dépendance ou de domination coloniale. Le capitalisme mondialisé actuel le contredit frontalement par ses traits transnationaux et déterritorialisés et les nouveaux partages du monde depuis la fin de la guerre froide ne ressemblent à rien des partages impérialistes à caractère territorial des XIXe et XXe siècles.

Le monde sur lequel la théorie de l’impérialisme de Lénine a été construit pourrait mieux être représenté par ces mappemondes de l’ère des empires, fin XIXe siècle, alors que l’économie mondiale d’aujourd’hui pourrait être représentée par un monde mis en réseau, à l’image du monde de Facebook (comparer les deux documents ci-dessous).

Ainsi, toute une série d’oppositions mettent à mal une version actualisée de la théorie de l’impérialisme de Lénine, écrite en 1916. Il pointait dans sa brochure le partage colonial entre grandes puissances alors qu’aujourd’hui les empires coloniaux modernes apparaissent aux yeux des historiens comme une courte parenthèse dans des historicités extra-européennes qui prédominent sans partage (cf. Henri Wesseling, Les empires coloniaux européens 1815-1919, Gallimard, 2009). Des monopoles capitalistes nationaux, toujours plus concentrés, luttent selon Lénine pour se partager le monde, alors qu’aujourd’hui prédominent des firmes-réseaux transnationales qui mettent en concurrence à la fois leurs sous-traitants et leurs filiales dans l’optique d’une rentabilité toujours croissante du capital. L’inscription derrière les iPhone est à ce titre emblématique du caractère transnational de ces firmes-réseaux comme l’ont souligné les travaux de Pierre Veltz et de Laurent Carroué : "Designed in California by Apple. Assembled in China". Enfin, l’exportation de capitaux et les investissements financiers dans un pays en développement ne sont plus nécessairement les attributs de la domination impérialiste puisque des pays émergents tirent profit des investissements directs à l’étranger qu’ils reçoivent à l’aide de différentes stratégies de croissance et de développement.

La situation actuelle semble donc se rapprocher davantage de ce que décrivait Karl Kautsky, le "pape" du marxisme européen avant 1914, cité et critiqué par Lénine dans sa brochure : "... La politique impérialiste actuelle ne peut-elle pas être supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l’exploitation de l’univers en commun par le capital financier uni à l’échelle internationale ? Cette nouvelle phase du capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n’existe pas encore de prémisses indispensables pour nous permettre de trancher la question."

Empires

Lénine ne pensait pas possible un tel "ultra-impérialisme" dans l’immédiat et les deux guerres mondiales lui ont donné raison. Mais, comme le soulignent Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire (2000), les rapports de domination tels qu’ils sont issus des mutations économiques et géopolitiques du dernier quart du XXe siècle s’inscrivent désormais au sein d’un paradigme de souveraineté impériale où le pouvoir est déterritorialisé dans des réseaux transnationaux qui n’ont plus rien à voir avec les anciennes "métropoles impérialistes" de l’ère des empires coloniaux. Le géographe radical David Harvey va dans le même sens lorsqu’il soutient dans The New Imperialism (2003) que les politiques impérialistes sont une fusion entre la logique territoriale des États et la logique de réseau du capital.

Enfin, il importe de rappeler les contributions de Giovanni Arrighi, Immanuel Wallerstein et Fernand Braudel concernant les cycles historiques d’accumulation : les années 1980-2020 semblent en ce sens non seulement restaurer l’équilibre entre le monde occidental et l’Asie de l’Est qui existait avant la révolution industrielle (cf. Kenneth Pomeranz) au XVIIIe siècle, mais indiqueraient aussi un déplacement de l’économie-monde vers un centre de gravité dans le Pacifique et non plus dans l’Atlantique Nord.

En somme, si Trump mène une politique "impérialiste", ce n’est plus au sens classique de ce terme hérité mais suivant les théories de l’impérialisme ou de l’Empire actuelles. Cela n’est pas sans conséquence dans le débat car elles s’appliquent alors aussi à la Chine, ce qui habituellement fait l’objet de nombreux débats.

En témoigne, par exemple, l’économiste Jean-Claude Delaunay, vice-président de la World Association for Political Economy, interviewé dans l’Humanité du 7 août dernier. Il explique dans cet entretien : "Les pays en voie de développement concernés par cette stratégie sont les premiers à considérer que la Chine est de leur côté. Il n’y a qu’à voir le nombre de chefs d’État africains présents l’an dernier pour le sommet des routes de la soie. Pourquoi ? Parce que la Chine est considérée comme un contre-pouvoir sur ce continent, carrefour de l’impérialisme mondial. L’hégémonie chinoise supposée est un contre-feu lancé par les puissances occidentales. La Chine développe des infrastructures qui restent à la disposition des États, elle ne pille pas. On lui reproche d’acheter des terrains pour nourrir sa population. Voilà le genre de problèmes que le monde devrait prendre en charge : comment nourrir l’ensemble de la population mondiale, y compris les Chinois ? Pour l’instant, on la laisse se débrouiller. Ce n’est pas à proprement parler de l’impérialisme. Il y a eu un affadissement de ce terme. L’impérialisme, c’est la guerre."

Voilà un discours "campiste" qui dédouane la puissance chinoise de bien des travers de son impérialisme spécifique à l’égard des pays dominés du monde, notamment en Afrique. Tout se passe comme si un vieux réflexe "anti-impérialiste" est réactivé ici pour justifier un soutien à la puissance chinoise contre l’impérialisme incarné par Trump. Les guerres et les conflits du XXe siècle enseignent que la logique des "camps" est celle de la raison d’État et non de la raison critique : elle n’apporte rien à ceux et celles qui ont pour horizon commun l’émancipation. Bien au contraire, elle est le prolongement logique des conflits entre puissances rivales.

Economies

Parallèlement à la problématique de l’impérialisme, nous retrouvons aussi la nature de l’économie chinoise. Depuis les réformes de libéralisation de Deng Xiaoping à la fin des années 1970 et la création des zones économiques spéciales sur le littoral chinois, la Chine communiste a été profondément transformée. Le débat (parfois byzantin) fait toujours rage aujourd’hui parmi les marxistes pour caractériser l’État et l’économie chinoise.

Il importe ici seulement de rappeler certains faits empiriques, indépendamment de toute tentative de construction théorique. Premièrement, il apparaît que, malgré des spécificités nationales comme le signalent les mingong, les travailleurs de la Chine sont exploités et commandés suivant les mêmes rapports que ceux des pays capitalistes de marché. Deuxièmement, bien que l’État soit l’acteur-clé de l’économie chinoise, il n’en demeure pas moins qu’il agit suivant la logique du marché, de la rentabilité et de la croissance capitalistes, à l’image des entreprises publiques/nationales de pays capitalistes. Troisièmement, une classe moyenne bourgeoise et un milieu d’entrepreneurs capitalistes se sont consolidés au cours des vingt dernières années en Chine. Enfin, quatrièmement, l’absence de liberté politique en Chine n’est pas un frein mais un attrait pour les investisseurs et les firmes multinationales car elle signifie l’impossibilité pour les travailleurs et les citoyens de se défendre contre l’arbitraire policier, la domination bureaucratique et l’exploitation capitaliste.

Par conséquent, utiliser la notion des autorités chinoises de "socialisme de marché" pour désigner l’économie chinoise, comme le fait par exemple Jean-Claude Delaunay dans l’entretien cité ci-dessus, évacue bien des faits dérangeants et s’accommode d’une raison bureaucratique adossée aux intérêts des classes possédantes et des dirigeants chinois. De même, lorsque le même économiste soutient que les dirigeants chinois "sont convaincus par l’intérêt populaire", qu’ils "ont très profondément le sens de la nation souveraine", il est difficile de ne pas penser à l’oppression politique et à l’exploitation du peuple, tels que Liu Xiaobo par exemple les a mis en lumière récemment.

La raison critique n’a pas à choisir dans la guerre économique en cours entre Donald Trump et Xi Jinping car s’il est vrai que la stratégie de Trump est impérialiste, celle de ses rivaux chinois ne l’est pas moins. S’il est une leçon internationaliste qu’enseigne le XXe siècle, c’est que les peuples n’ont rien à gagner en se rangeant derrière "leur" impérialisme : cela était vrai en 14-18 et le demeure encore de nos jours.

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