Vendredi 27 novembre, un homme armé est entré dans un centre de planning familial à Colorado Springs : il a abattu 3 personnes, 9 ont été blessées. Ce type d’institution offre divers services à des femmes aux revenus limités : accès à des soins de santé, information sur la contraception ou sur les maladies sexuellement transmissibles, pilule du lendemain, tests de grossesse ; il y a aussi une éducation sexuelle pour les jeunes. Enfin, certains centres pratiquent des avortements.
Colorado Springs, ville de près de 500 000 habitants au sud de Denver, a déjà connu une tuerie fin octobre : 3 morts aussi, plus le tueur. Pourtant, la police avait été avertie, mais que pouvait-elle faire puisqu’un homme a le droit de se promener en brandissant un fusil dans un État « open-carry », c’est-à-dire où l’on a le droit de porter une arme visible, sans qu’il soit nécessaire de demander un permis spécial ? Par ailleurs, cette ville est surnommée « la Mecque chrétienne » ou « le Vatican de l’évangélisme » ; sa population est “blanche” à 78,8 %. Le magazine Money l’a classée comme la meilleure grande ville américaine où il fait bon vivre.
La tuerie de Colorado Springs n’est pas une simple anecdote violente, comme il y en a tant dans l’actualité américaine, car elle révèle quelques problèmes de société ayant chacun une longue histoire : elle est un cocktail (explosif) d’extrémisme chrétien, de recours incontrôlé à la violence des armes, le tout plus ou moins encouragé par la rhétorique des Républicains, dont les candidats à la prochaine élection présidentielle.
Tout s’échauffe en 1973, avec la décision de la Cour suprême (Roe v. Wade) de reconnaître l’avortement comme un droit constitutionnel : arrêt historique, monumental, que certains États ont diversement cherché à restreindre et que les Républicains promettent de remettre en question s’ils reviennent au pouvoir. Pour eux, comme pour les évangélistes, la position « pro-life » est constitutive de leur identité, même si elle coexiste avec le soutien paradoxal de la peine de mort. Armés de leur certitude religieuse, les uns et les autres n’ont cessé de guerroyer contre cette décision tant sur le plan législatif et devant les tribunaux, que par ce que l’on appelle le « terrorisme intérieur » : assassinat de 8 médecins qui ont pratiqué des avortements, innombrables incendies de cliniques, bombes, balles dans les vitres, saccage de matériel médical, harcèlement du personnel médical allant jusqu’aux menaces de mort. Internet donne une incroyable facilité aux extrémistes chrétiens pour déclarer que l’on devrait tuer les personnels des centres de planning familial. La croyance religieuse de ces fanatiques ne leur semble pas entraîner l’exclusion de la violence. Les milieux opposés à l’avortement sont très organisés et ont produit des vidéos trafiquées faisant croire que les centres de planning familial font commerce de « morceaux » de fœtus : depuis juillet dernier, on a noté une spectaculaire recrudescence des violences contre les centres.
Dans le cas présent, comme d’ailleurs dans les assassinats de médecins (dont l’un fut traqué jusque dans une église), le passage à l’acte est rendu plus facile et terriblement efficace par le libre accès aux armes à feu, ainsi que par une culture extrémiste qui considère comme « normal » de régler les différends idéologiques avec des fusils, ou maintenant avec des AK-47. D’ailleurs, la réaction immédiate du président Obama a été de s’emporter contre l’accès trop facile aux armes et de dire que c’en était assez, mais encore une fois, cela n’impressionnera guère la National Rifle Association qui contrôle le vote des parlementaires américains. S’il ne faut que quelques minutes pour acheter légalement une arme automatique, parfois même sans aucun contrôle, en revanche, certains États exigent 72 h de réflexion avant que l’on puisse pratiquer l’avortement qui a été décidé.
Pour terminer le rapide survol du contexte qui entoure la tuerie de Colorado Springs, il faut mentionner le rôle des Républicains dans le cadre de la campagne pour les primaires en vue de l’élection présidentielle qui aura lieu en novembre 2016 : la défense du fœtus constitue une arme importante qui leur permet de saper la position des impies libéraux (au sens américain de progressistes) auprès d’une population très religieuse. Au cours des discours électoraux, on ne prend pas de gants, la rhétorique est sans retenue : la justification des comportements délictueux violents est ainsi fournie aux extrémistes qui veulent contrôler la vie des femmes et éliminer ceux qui les aident. À la suite des événements tragiques de vendredi dernier, la presse a noté l’extrême lenteur des candidats Républicains à sortir de leur étrange silence pour exprimer leur compassion pour les victimes.
Alors que, depuis quelques semaines, le risque pour la nation américaine est censé venir de possibles immigrés syriens – selon les Républicains qui ne veulent pas les accueillir dans leurs États ou leurs villes – certains Américains commencent à prendre conscience que le « terrorisme » est celui d’hommes blancs, d’Américains armés jusqu’aux dents, qui sèment la terreur dans les centres de planning familial, mais aussi, avec d’autres motivations, dans les universités ou les écoles, les centres commerciaux et les cinémas, c’est-à-dire un peu partout dans les villes.