Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Témoignage sur les immigrants "musulmans" à un cégep

Le débat sur la « Charte des valeurs québécoises » fait rage depuis trois semaines. Ce projet m’apparaît porteur de graves tensions sociales et, pourtant, des gens que je considère intelligents, pacifiques et honorables voient en cette même charte la planche de salut du Québec en ce début de 21e siècle. Je voulais trouver une manière d’intervenir qui soit un appel au dialogue avec ces gens que je trouve bien.

Ce qui me frappe, après un survol de ce qui circule dans les réseaux sociaux c’est que partout au Québec – et en particulier hors de l’île de Montréal – existe l’opinion fortement ressentie que les « musulmans » arrivent en masse au Québec et « nous forcent à changer nos valeurs ». Nous serions présentement sans moyens de défense face à cette immigration dangereuse et la charte nous permettrait enfin de nous protéger.

Sommes-nous en danger ? Je répondrai à cette croyance par un témoignage. Je suis professeur d’histoire au Cégep Marie-Victorin, sur l’île de Montréal. Ce cégep est situé à cheval entre les quartiers Montréal-Nord et Rivière-des-Prairies qui accueillent des immigrants en grand nombre. Dans chaque classe, j’ai facilement 10% de mes étudiants dont les parents sont d’origine arabo-musulmane (Liban, Irak, Algérie, Tunisie).

Comment sont-ils ? Comment se comportent-ils en classe ? Première remarque, l’immense majorité est arrivée jeune enfant ou est née ici. Leurs référents culturels sont donc doubles. Ils connaissent les mêmes émissions de télé et de radio ou les mêmes humoristes que des jeunes hommes et des jeunes femmes de Joliette et Trois-Rivières. Par ailleurs, ils peuvent parler arabe à la maison et ont accès à des témoignages de première main (des oncles, des tantes, des cousins et cousines) des crises politiques et des conflits qui secouent malheureusement trop de ces pays.

Ce sont donc des jeunes hommes et des jeunes femmes bien d’ici, mais qui se sentent interpellés par l’actualité internationale. Sont-ils « anti-occidentaux » ? Bien sûr que non. Comment le seraient-ils ? Ils vivent en Occident et apprécient d’autant plus leur vie ici qu’ils savent comment elle peut être difficile ailleurs. La plupart sont par ailleurs critiques envers les politiques des gouvernements occidentaux dans ces régions du monde. Mais ce n’est pas là un signe de détestation de leur nouvelle société, bien au contraire. Si nous valorisons sincèrement la rationalité et la démocratie en Occident, alors il est salvateur que nous questionnions – peu importe notre origine ethnique – le fait de financer des dictatures brutales pour nous permettre de nous approvisionner facilement en pétrole.

Seraient-ils, par ailleurs, des religieux extrémistes ? Demanderaient-ils des accommodements « déraisonnables » pour pratiquer leur religion ? Je dirais d’abord qu’au bas mot plus de la moitié n’a aucune pratique religieuse. Ça ne les intéresse pas. Il semble aussi que le fait de pratiquer ou non les rites de l’Islam est un choix fondamentalement individuel. Je pense à trois cousins, visiblement proches, dont deux étaient croyants et pratiquants (aucune consommation de porc, respect du Ramadan) alors que le troisième n’y accordait aucune importance. Je pense aussi à un frère et une sœur. Le premier croyait vaguement en une force supérieure bénéfique et voyait du bien dans toutes les religions mais sans pouvoir adhérer à l’une ou l’autre. La seconde pratiquait les rites de l’Islam et portait toujours le foulard autour de la tête.

Ça y est. Le foulard. Nous y voilà enfin ! Plusieurs y voient un signe de soumission des femmes. Cette jeune femme était-elle soumise ? Elle n’en a montré aucun symptôme en tout cas. Elle a obtenu une des meilleures moyennes de sa cohorte. Elle est rapidement devenue tuteur à notre Centre d’aide à l’apprentissage, un centre d’aide aux étudiants en difficultés par les pairs. Presque toutes les jeunes femmes qui portent un voile auxquelles j’ai enseigné obtenaient des notes supérieures à la moyenne. Toutes participaient bien aux ateliers en classe. Dans une proportion plus élevée que l’ensemble de nos étudiants, elles assistent aux activités culturelles ou intellectuelles de notre Département de sciences sociales.

Ai-je fait face à des demandes « d’accommodement » au nom de l’Islam ? Jamais. Ai-je eu à faire face à des croyants zélés qui voulaient convertir les autres étudiants ? Oui, deux fois. Dans le premier cas, c’était un jeune homme… chrétien qui voulait propager le message de Jésus Christ. Je vous épargne les détails. Dans le second, c’était un jeune homme vietnamien… converti à l’Islam. Même pas un « arabe ». Je vais prendre quelques lignes pour parler de ce cas, car il illustrera quelque chose d’important.

Ce jeune homme, donc, était très croyant. Dans mes cours, il posait beaucoup de questions sur l’histoire religieuse, mais ses questions étaient toujours pertinentes, c’est-à-dire qu’elles portaient sur des faits ou des interprétations rationnelles de l’histoire. Je les accueillais bien. Il parlait aussi de sa foi avec les étudiants dans les pauses, dans les lieux communs. C’était évident mais il n’y a pas encore de loi ou de précepte moral qui interdisent de parler de nos convictions personnelles avec nos amis. Il a toutefois dépassé les bornes lorsqu’il a trouvé un moyen d’utiliser la messagerie interne du cégep pour diffuser de la propagande incitant à la conversion à l’Islam. Le genre d’argumentaire que vous trouveriez dans une revue des Témoins de Jéhovah, mais qui se termine évidemment par une invitation à une conversion à l’Islam.

C’était inacceptable. Des étudiants nous ont alerté et le département a demandé à la direction du cégep de lui couper son accès à ce service de messagerie. Je tenais à parler de ce cas pour la raison suivante. Moi et mes collègues n’avons pas eu besoin de la charte pour réagir rapidement à un comportement inacceptable.

En quatre ans, j’ai donc eu la chance de découvrir ces « musulmans » que plusieurs voient malheureusement comme dangereux. J’espère que vous aurez compris qu’ils sont parfaitement inoffensifs. Lorsque, exceptionnellement, il y a un comportement inacceptable, nous – les professeurs – sommes en mesure de réagir pour empêcher sa répétition.

En fait, je trouve qu’ils s’intègrent très bien, qu’ils ne demandent rien d’irraisonnable, qu’ils ne bousculent pas « nos » valeurs. Ils étudient, ils discutent, ils socialisent, ils participent à nos activités, ils espèrent trouver une blonde ou un chum.

D’ailleurs, pour moi, ce ne sont pas des « musulmans ». Ce sont mes étudiants et des Québécois. Ils veulent apprendre, je veux leur enseigner. Ils se comportent avec civilité. L’écrasante majorité n’impose rien à qui que ce soit. Que pouvons-nous leur demander de plus ? Certains portent des signes qui attestent d’une conviction religieuse, mais tant qu’ils articulent des idées et des propos rationnels dans le cadre de leurs études et de leur future profession, je n’y vois aucun problème.

Louis-Raphaël Pelletier

Prof d’histoire au Collège Marie-Victorin.

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