Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Syrie : Silence, on tue

Nous publions ci-dessous deux pièces d’une correspondance familiale. François Burgat qui en a assuré la traduction écrit : « Ces documents m’ont été communiqués par des amis d’amis… à qui j’ai demandé la permission de les diffuser après les avoir totalement « anonymisés ». Pour rappel, François Burgat est rattaché à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), qui associe l’Université d’Aix-Marseille et le CNRS. Il est l’auteur, entre autres, de L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida : Reislamisation, modernisation, radicalisations (Coll. Poche, La Découverte, 2010). Doit paraître en novembre 2013, Pas de Printemps pour la Syrie ?, Ed. La Découverte. (Réd. A l’Encontre)

Publié par Alencontre le 8 - août - 2013

On est dans la ghouta, en « zone libre », « zone sous blocus » ou « zone dévastée », au choix. Nous logeons, en famille, mais on circule beaucoup, on a vu la maison de W, qui va relativement bien pour une maison abandonnée en zone de combat pendant plus d’un an.

Ici c’est comme un vaste quartier militaire, partagé de manière très imbriquée entre plein de factions et peuplé par des gens qui ont tous vu la mort en face plusieurs fois, de côté, par-derrière et par en haut et par en bas, sans compter tous ceux qui la pratiquent (je passe les détails).

Aujourd’hui on était à l’arrière d’une Suzuki qui fonçait sur une route et l’obus est tombé sur la place de Hammourieh à 150 mètres de là où on était. On est descendu n’importe comment de la Suzuki, on s’est réfugié dans un magasin abandonné en attendant le deuxième. Puis on est reparti. Bilan huit morts.

Le gars qui nous accompagnait s’est blessé, il y a trois jours. Il était sur sa moto entre Jisrin et Mleha quand l’obus est tombé. Sa moto s’est renversée à cause du souffle et donc il n’a reçu qu’un petit éclat au visage et s’est blessé la tête. Debout il aurait été criblé d’éclats. Ce gars est un militant « civil ».

Chaque jour apporte son lot d’aventures…

Mardi, « la mairie » est passée. « La mairie » c’est-à-dire le Mig [avion d’origine russe], avec ses habituels deux missiles. On était juste à la « commission générale pour la défense civile de Douma et de ses alentours », ce qui signifie que c’est une école primaire transformée par une équipe de combattants très sympathiques en centre pour le secours des blessés, de ramassage des morts, leur lavage, leur « emballage », l’extinction des incendies, le secours des gens sous les bâtiments, le ramassage des ordures, la préparation de nourriture pour les plus pauvres… etc.

Bref… on était à l’intérieur de ce bâtiment quand « la mairie » est passée. Le nom [« mairie »] provient du fait qu’avant la révolution c’était la mairie qui était en charge de venir démolir les bâtiments illégaux. L’hélicoptère quand à lui a acquis dernièrement le surnom de « jeune mariée » à cause du fait qu’elle n’apparaît qu’exceptionnellement depuis que les résistants possèdent de quoi le faire tomber.

Et là c’est la peur qui se lit dans tous les visages, même des plus courageux. Du coup on a eu très peur. Tout ce qu’on a trouvé à faire c’est se regrouper avec les enfants tous serrés, histoire de ne pas être séparés par la mort si un des missiles était pour nous.

Ils n’étaient pas pour nous. Un est tombé sur l’ancien centre culturel arabe, vide, et un autre pas loin sur un pâté de maisons en terre. Les gars ont filé chercher les blessés, il y en avait beaucoup mais un seul mort. Mais les gars sont vraiment très forts, car le plus grand danger consiste à sauver les blessés sans être touché par les obus qui tombent immanquablement sur le lieu touché quelques minutes avant par l’avion, afin d’atteindre le plus grand nombre de badauds et de secouristes.

Bref, dans la cour de ce centre il y a un préau entouré de bâches et dedans le lavoir des martyrs. Là, il y a en permanence un ou deux corps en attente d’être lavé et embobiné dans un drap blanc. Quand ce sont des femmes, ils vont chercher la femme qui lave chez elle et elle vient.

Bon. Tout le monde se plaint du pain. Il n’y a pas de pain, il n’y a pas de farine. Il y a des légumes, et de la viande en quantité. Mais les vaches sont en très mauvais point, pas de foin, pas beaucoup d’eau…. en arrivant c’est la première chose que j’ai vue, après le barrage de l’armée libre, une vache crevée.

Alors on en entend de toutes les couleurs : c’est telle légion de l’armée libre qui garde la farine et le pain pour elle pour acheter les uns et les autres. D’autres contestent. Mais globalement ça a l’air d’un sacré foutoir. Il y a les bataillons de tendance ultra-religieuse et les bataillons de tendance « autres » c’est-à-dire socialiste ou religieux pas trop, et le champ est libre pour proposer des services à la population sous blocus qui ne demande que ça. Et tous ces bataillons veulent le pouvoir et tentent de l’imposer par la force puisque c’est désormais leur métier. Ils se font des coups bas les uns les autres, fondent des tribunaux de sages, des polices, des hôpitaux de campagne, des centres de secours, etc.

Ça donne une ambiance qui n’est pas toujours très sympa, selon la personne à qui tu t’adresses, mais c’est quand même la liberté, chacun dit son avis et pense ce qu’il veut, et surtout tout le monde est blessé au fond de lui et a donné une grande part de lui-même à cette lutte.

Pendant qu’on était ici, l’armée libre (qui finalement regroupe plus ou moins tout ce beau monde en tenue militaire) a réussi à libérer les énormes moulins et greniers près de la route de l’aéroport. Aussitôt l’info parvenue jusqu’aux villages, tout le monde s’est précipité là-bas pour récupérer de la farine de blé, des civils et des militaires en pagaille. Des tas de sacs ont été sortis, mais les combats n’ont jamais cessé, et finalement l’armée du régime a repris le dessus, est re-rentrée et tous ceux qui étaient à l’intérieur ou tout près sont morts. On ne sait pas combien ils sont, 50, 100, 150… environ.

Je profite de ce mail pour écrire mes impressions…

Les jeunes gars que nous côtoyons sont des multirescapés. Ils ont tous perdu la grande majorité de leurs proches du même sexe et de la même tranche d’âge, le plus souvent au combat ou sous les bombes, et pareil pour leurs amis. Un énorme trou dans la pyramide des âges, mais on verra ça plus tard…

Les femmes sont là. En coulisse. Elles travaillent dur, souvent dans les points de secours. Bon je m’arrête là. Il paraît qu’ils ont assassiné le père Paolo. Si c’est vrai c’est une catastrophe ! Les enfants vont bien.

*****

ça va.

Attaque chimique ce matin. On s’est réveillé en catastrophe avant le lever du soleil. Habillés puis montés dans les étages. (Grâce aux gars qui ont fait le tour des appartements pour prévenir les gens).

C’est passé. L’attaque était loin, entre Douma et Adra, mais le vent soufflait vers chez nous. Bien sûr on ne savait rien, on ne voyait rien et on ne sentait aucune odeur, mais c’était une attente spéciale de quelques heures dans un escalier d’immeuble, jusqu’au lever du soleil, et tous les gens d’habitude terrés dans les sous-sols et rez-de-chaussée, tout d’un coup sur les toits d’immeubles et étages supérieurs. Plein de gens avec des tissus sur la bouche, qui essayent d’attraper une info… Les rumeurs sont allées bon train, mais l’aube était tellement apaisante qu’on n’a presque pas stressé.

Résultat de l’expérience (unique au monde !), des sensations d’étouffement comme les poumons fermés et d’asphyxie, surtout en position allongée. Surtout moi, j’étais persuadé que c’était l’effet de la poussière de W qu’on a balayé un peu hier, mais quand j’ai vu l’état des secouristes cet après-midi, j’ai compris que c’était la même chose.

Bref maintenant j’ai un rhume. les enfants n’ont rien, … a une rage de dent, mais ce n’est pas une exaction du régime.

Tous les quartiers et villages alentour ont allumé des pneus, car il paraît que ça protège du poison. Tout était noir à la ligne d’horizon.

Il y avait une famille nombreuse déplacée d’un autre bled qui vivait au sous-sol, en bas de là où on habite. Ils ont mis un quart d’heure exactement pour vider les lieux, monter dans une Suzuki, et déguerpir, direction Tal paraît-il, pour une énième étape de leur grand voyage en Syrie. C’est un type qui leur a crié, en rigolant, que le barrage des milices civiles du régime à la sortie de X les laisserait passer aujourd’hui pour cause de « kimiaoui »… (Note du traducteur : « kimiaoui » signifie chimie)

Il n’y a pas eu de mort. Juste plein d’étouffements légers, des vomissements et des diarrhées.

Bon. On est crevé. On racontera la suite plus tard, si possible, ou si dieu le veut comme ils disent ici.
(Traduction F.B.)

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