Auteure de quatre romans (dont l’Odeur de la cannelle, bientôt traduit en français), elle tient une chronique dans le quotidien panarabe Al-Hayat. Issue d’une grande famille alaouite, la communauté du clan Al-Assad, elle est très active depuis le début de la révolution syrienne. Cela lui a valu plusieurs arrestations, dont elle a fait le récit poignant dans un texte inédit que Libération a publié mercredi [1]. De passage à Paris, elle témoigne.
Christophe Ayada – Après tant d’années de dictature, la révolution syrienne vous a-t-elle surprise ?
Samar Yazbek – Oui et non. Non parce que cela fait plus de quatre décennies que le peuple syrien est humilié, qu’il vit sous la coupe des services de renseignements. Ces derniers temps, ils ne se contentaient plus de contrôler la société, mais régentaient l’ensemble de la vie des citoyens. On ne jouit d’aucune liberté d’expression ou d’opinion en Syrie. Même pour voyager à l’étranger il faut disposer d’une autorisation. Ce pays ne connaît aucune vie politique. Nous vivons sous le régime du parti unique.
C’est un régime militaire, pas une république. Tout cela n’est pas nouveau, mais tout cela s’est accumulé. Seulement, au temps de Hafez al-Assad, il n’y avait ni télévision par satellite, ni Internet, ni Facebook, ni YouTube. La peur paralysait les gens. Le régime pouvait réprimer une ville, une région, sans que cela se sache. D’autant que Hafez al-Assad bénéficiait d’un consensus international : Américains et Israéliens le voyaient comme nécessaire à l’équilibre régional.
Qu’est-ce qui a changé avec Bachar al-Assad ?
Avec lui, le régime est familial, clanique. Rami Makhlouf, le cousin germain du Président, contrôle 60% de l’économie syrienne. Il y a bien eu une ouverture économique, mais elle n’a profité qu’à certaines familles. Ce soulèvement est une révolution « spartacussienne », une révolution d’esclaves contre leurs maîtres. Les nouveaux médias et moyens de communication ont permis la formation d’un début d’opinion publique dans tout le monde arabe, y compris en Syrie. Une nouvelle génération de jeunes éduqués, qui commençaient à se mobiliser pour les droits de l’homme, a très vite organisé des sit-in de soutien aux révolutions en Tunisie et en Egypte. Immédiatement réprimés.
Le 16 mars, des intellectuels et des parents de détenus ont tenu un rassemblement devant le ministère de l’Intérieur, avant d’être brutalement agressés par la police et les chabbiha [milices de civils armés prorégime, ndlr]. Là-dessus ont éclaté les événements de Deraa, où des jeunes enfants ont été arrêtés pour des graffitis antirégime. Lorsque les parents sont allés voir le gouverneur, Atef Najib, un cousin du Président, il leur a répondu : « Oubliez vos enfants, faites-en d’autres ! Et, si vous ne savez pas comment faire, amenez-nous vos femmes ! ». Cela a été l’étincelle.
Quand avez-vous compris que c’était une révolution ?
C’est une vraie révolution, qui a débuté dans les campagnes, une révolution des marginaux et des oubliés. Le régime a réprimé et tué d’autant plus facilement qu’il considérait que ces gens-là étaient le lumpen. C’est seulement après que les intellectuels ont suivi. Je me suis rendue dans la plupart des villes qui ont manifesté, à Deraa, à Banias, à Lattaquié, à Douma [banlieue de Damas, ndlr].
Dès le début, les slogans étaient identiques, alors même qu’il n’y avait encore aucune coordination. Les gens voulaient que cesse l’intervention permanente des services de sécurité dans leur vie quotidienne. Ça a commencé par des revendications sociales et de dignité. Ce n’est qu’au bout d’un mois, après tout le sang versé, que sont apparus les slogans appelant à la chute du régime.
Quand l’armée est entrée en action, à Deraa, fin avril, avez-vous pensé que c’était la fin du mouvement ?
Au début, j’avais toujours peur que la répression vienne à bout de la contestation. Mais c’est là qu’il y a eu un miracle syrien : alors que Deraa était occupé par les tanks et que la ville vivait un carnage, une coordination s’est mise en place afin que, partout ailleurs, on manifeste en solidarité avec Deraa. Le régime s’est mis à tuer partout. Il y a eu des initiatives dont on n’a pas entendu parler hors du pays : des médecins sont venus à Deraa, depuis Damas et d’autres villes, en secret. Les jeunes des comités de coordination ont créé de toutes pièces une véritable contre-société.
Les deux principales villes du pays, Damas et Alep, n’ont pas encore vraiment basculé dans la contestation. Pourquoi ?
D’abord, c’est là que se concentrent les classes sociales qui ont le plus profité du régime. Mais, si elle voit que ses intérêts sont menacés, la bourgeoisie marchande finira elle aussi par prendre position contre les Al-Assad. Or le pays traverse une crise économique très grave. La deuxième raison, c’est que tous les lieux publics sont occupés par les forces de sécurité afin d’empêcher le moindre rassemblement.
Le pouvoir est obsédé par ces deux villes. Il y a quotidiennement des petites manifestations dans la capitale, mais qui sont tuées dans l’œuf. Une fois, nous avons voulu organiser une marche de femmes dans le quartier de Sahet Arnous, à Damas. Nous nous étions passé le mot pour ne pas être repérées : ni Facebook, ni mail, ni textos. Nous étions 80 à 90. En cinq minutes, nous nous sommes retrouvées entourés de policiers et de chabbiha, qui nous matraquaient.
Le régime essaie d’attiser les antagonismes confessionnels. Est-ce que cela marche ?
On ne peut pas nier que le fait confessionnel existe, mais, pour l’instant, il n’a pas dégénéré en guerre civile, bien que le régime fasse tout pour. Il y a eu quelques vengeances mais, au vu de l’ampleur des exactions gouvernementales, ce sont des actes isolés. Je suis originaire de Jibla, un village mixte sunnite-alaouite tout près de Lattaquié [dans l’ouest du pays, ndlr]. Le jour où les forces de sécurité ont tué onze sunnites, elles sont allées dans les quartiers alaouites en disant aux habitants de se protéger parce que les sunnites allaient se venger. Des armes ont été vendues aux alaouites par les chabbiha et le résultat, c’est que Jibla est coupé en deux.
Qui sont les chabbiha ?
Ce sont des milices composées de jeunes alaouites qui sont nées dans les années 80, dans l’entourage familial de Hafez al-Assad. Elles sont d’une fidélité absolue au régime. Leurs membres sont rémunérés pour leurs basses besognes, ils travaillent de manière coordonnée avec les moukhabarat [les services de renseignements, ndlr], la police et l’armée. Ce sont eux qui font le sale boulot.
Que pense la communauté alaouite, à laquelle vous appartenez, tout comme le clan Al-Assad ?
La majorité est solidaire avec les Al-Assad. Ils pensent qu’ils vont payer si jamais le régime chute, alors même qu’ils n’en ont pas profité. Il y a une mémoire profonde des persécutions passées et de l’exploitation dans laquelle vivait la communauté alaouite. Mais, dans l’élite, des jeunes participent aux comités de coordination de la révolution, en particulier à Lattaquié. Quant aux chrétiens, ils sont en retrait : la plupart d’entre eux ont peur de la majorité musulmane et restent sensibles à la propagande du régime sur l’infiltration de groupes salafistes [fondamentalistes sunnites] dans les manifestations.
Vous-même, vous avez été arrêtée…
Oui, d’abord il y a eu des campagnes contre moi sur Internet. J’ai été arrêtée à plusieurs reprises. Comme je suis une auteure connue en Syrie et que j’appartiens à une grande famille alaouite, ils n’ont pas osé me garder. Mais, à chaque fois, j’ai été emmenée les yeux bandés et interrogée, menacée, pendant plusieurs heures. Comme ils ne pouvaient rien me faire, ils ont voulu que je voie ce qui arrivait à ceux qui sont arrêtés et torturés. Ils voulaient que je prenne position contre la révolution. Comme ça n’a pas marché, ils ont cherché à me décrédibiliser.
Des tracts anonymes ont été distribués dans mon village, me qualifiant de « traître » et appelant à me tuer. Des alaouites ont commencé à m’appeler pour me menacer. C’est ce qui m’inquiète, plus que les arrestations. A la cinquième convocation par les moukhabarat, je suis passée dans la clandestinité. Au moment du soi-disant dialogue national, début juillet, le pouvoir a annoncé que tout le monde était libre de voyager, même les opposants, j’en ai profité pour quitter le pays.
Pensez-vous retourner en Syrie ?
Bien sûr, c’est mon pays. Les gens meurent là-bas, j’y pense tous les jours. Je ne suis pas en exil.
Le régime a levé l’état d’urgence et autorisé le multipartisme. Qu’en pensez-vous ?
C’est de la poudre aux yeux. De vraies réformes signifieraient la fin du régime. Si jamais des élections libres avaient lieu en Syrie, le régime de Bachar al-Assad serait fini. Si le pouvoir croyait dans les réformes, il aurait arrêté de tuer son propre peuple.
Notes
[1] Disponible sur ESSF (article 22544) : Un témoignage venu de Syrie : « Il n’avait plus de visage ; ses yeux étaient scellés. Le nez n’existait plus, ni les lèvres. ».
* Paru dans Libération du 13 août 2011 sous le titre « Une révolution d’esclaves contre leurs maîtres ».