Tiré de Mediapart.
Tunis (Tunisie), correspondance.– Une silhouette menue et un regard de battante, Lina Ben Mhenni était de chaque manifestation, de chaque protestation en défense des causes en lesquelles elle croyait depuis neuf ans. Une des images les plus marquantes de son militantisme reste un cliché où elle se dresse sur un mur avec son appareil photo. Son père, souvent à ses côtés lors des manifestations, lui tient les jambes, en protecteur.
Après avoir relaté son combat contre une maladie auto-immune dont elle souffrait depuis l’enfance et ses insuffisances rénales dues à la greffe d’un rein en 2007, Lina s’est éteinte à Tunis, quelques jours après avoir célébré avec ses proches, lors d’une fête surprise, le neuvième anniversaire de la révolution tunisienne.
Cette enseignante d’anglais de 36 ans, amoureuse du quartier d’Ezzahara en banlieue sud où vivent ses parents, traversait au jour le jour aussi bien les épreuves de la maladie que les crises et les moments forts de la transition démocratique en Tunisie.
« Elle savait qu’elle était en sursis, c’est pour cela qu’elle était sincère dans son engagement et ne se projetait pas sur le long terme. C’était de l’instantané. Dès qu’un rappeur en prison ou qu’un blessé de la révolution avait besoin de soutien dans un procès, elle fonçait sans se poser de questions. C’est en cela que son engagement est exemplaire », raconte Hamadi Kaloutcha qui a partagé avec elle la journée Nhar 3la 3ammar (Sale journée pour Ammar en référence à Ammar 404 qui symbolisait la censure d’Internet) le 22 mai 2010, quelques mois avant la révolution de 2011. Cette journée initiée par des cyber-activistes tunisiens en Tunisie et à l’étranger, pendant laquelle tous ont porté des T-shirts blancs, a été l’une des premières manifestations ouvertes contre la censure du régime Ben Ali.
Lina, qui a fait partie de cette génération et qui s’est vu bloquer son blog éponyme A Tunisian Girl pour ses écrits contre le régime de Ben Ali, a voulu rester blogueuse après la révolution et garder son indépendance coûte que coûte. « Je suis une blogueuse et je le resterai, c’est ma conviction quelques mois à peine après les évènements sur lesquels j’ai choisi de revenir dans ce petit livre », écrivait-elle dans l’ouvrage du même nom que son blog, paru en 2011. Elle y relatait les premiers jours avant le 14 janvier 2011 (date de du départ en exil de Ben Ali) et les mois qui ont suivi.
« En moins d’une semaine, les villes du gouvernorat de Sidi Bouzid : Jelma, Menzel Bouzayene, Regueb, Mezzouna et Meknassy s’embrasèrent. Des victimes tombaient sous les balles de la police tunisienne. Des jeunes tués froidement et toujours sans que cela n’arrache à leur torpeur les chaînes de télévision et de radio tunisiennes », relate-t-elle dans son livre sur les événements qui ont suivi la mort de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010. Seule source d’informations avec d’autres blogueurs et citoyens qui filmaient des vidéos amateurs, Lina passe plusieurs jours à relater les faits, envoyer des informations précieuses aux médias étrangers n’ayant pas accès au pays, jusqu’à quelques jours avant la chute de Ben Ali. Face au black-out médiatique, elle se servira d’outils qu’elle connaît bien, les réseaux sociaux.
Puis s’ensuivent les combats pour la justice, les objectifs de la révolution, les libertés individuelles. Lina n’aura de cesse pendant neuf ans de militer, aussi bien sur la Toile que sur le terrain, malgré sa maladie. En 2013, l’année des deux assassinats politiques des figures de gauche Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, elle est placée sous protection policière à cause de menaces de mort qu’elle a reçues. Elle continuera son combat, parfois même au chômage à cause de déboires contractuels avec l’université dans laquelle elle enseignait, mais toujours avec « dévouement » comme le décrit l’un de ses collègues, Thameur Mekki, rédacteur en chef du média en ligne Nawaat, l’un des symboles de la cyber-dissidence sous Ben Ali.
« Lina a maintenu le cap de la révolution et de ses objectifs, elle a toujours fait ce qu’elle fait de manière volontaire et elle a su se tenir à ses principes : ne jamais se positionner avec un parti politique ou aller vers une quelconque course vers le pouvoir. Elle était de toutes les batailles. C’était une vraie pasionaria », décrit-il. « Il y a eu un héritage que Lina et beaucoup d’autres ont permis de transmettre aux nouvelles générations qui considèrent désormais les libertés sur Internet comme un acquis », ajoute-t-il.
La lutte en héritage, Lina l’a reçue de ses parents et en particulier de son père, Sadok Ben Mhenni, l’un des fondateurs de la branche d’Amnesty International en Tunisie et du mouvement intellectuel et d’opposition politique Perspectives, né dans les années 1960. Celui-ci, également opposant de gauche, passera six ans en prison sous le régime d’Habib Bourguiba. Un militantisme qui marquera durablement Lina. « J’ai pu très tôt et facilement distinguer les séquelles de la torture sur son corps [elle parle de son père – ndlr]. […] Chez nous, on ne regardait ni les feuilletons égyptiens ou mexicains, longs et débiles, que la chaîne de TV tunisienne nous passait lorsque j’étais enfant, ni les matchs de football que la majorité des Tunisiens suivaient avec tant d’intérêt. J’ai grandi sur les échos du conflit israélo-palestinien, de la guerre du Golfe et de celle de Bosnie », raconte-t-elle dans son livre.
Elle commence l’expérience du blogging en 2007 par hasard en lisant un magazine qui parlait d’une blogueuse japonaise. Son tout premier blog s’appelait Nali83. Dans ses écrits, elle parlait aussi bien des « vices humains » que des « problèmes sociaux » selon ses mots.
Après la révolution, son combat prendra aussi des tournants plus difficiles lorsqu’elle se fait agresser en 2014 avec son père par un agent de police et porte plainte. Son procès est encore en cours. Sa lutte contre la maladie ne sera jamais de tout repos. Alternant entre les visites à l’hôpital et la fatigue, Lina a dû vivre avec la maladie toute sa vie. Ses derniers combats en témoignent, comme sa participation à la création de la page Facebook « Winou eddwe » [1] (Où sont les médicaments ?) pour aider des patients à trouver des médicaments lors de fréquentes pénuries dans les pharmacies.
Début janvier, Lina avait également participé à un débat sur le don d’organes organisé par l’institut français à Tunis, une thématique chère pour celle qui avait subi une greffe de rein en 2007, donné par sa mère.
C’est également par les livres que Lina apaisait ses douleurs, des premiers tomes de la bibliothèque de son père où elle voulait trouver son nom et les prisons où il avait été détenu jusqu’à ceux qu’elle collectait depuis 2016 pour remplir les bibliothèques des prisons tunisiennes. Cette initiative conjointe avec l’OMCT, l’Organisation mondiale de lutte contre la torture a permis d’ajouter près de 45 000 livres dans les étagères des pénitenciers tunisiens en trois ans.
Mais le combat le plus important de Lina Ben Mhenni restait celui de la révolution et de ses martyrs. Son dernier post Facebook, la nuit qui a précédé son décès, était orienté vers les forces politiques antirévolutionnaires et leurs déclarations à l’Assemblée. « Une semaine avant sa mort, elle s’est rendue aux funérailles de Tarek Dziri, un blessé de la révolution qui a été délaissé par les autorités jusqu’à sa mort », témoigne Henda Chennaoui, l’une de ses amies proches.
Ce mardi 28 janvier, Lina Ben Mhenni a été enterrée dans le même cimetière que beaucoup de martyrs de la révolution et de figures historiques en Tunisie, le cimetière du Djellaz en plein cœur de Tunis. Lors du cortège, son cercueil a été porté aussi bien par des hommes que par des femmes, un dernier hommage à sa lutte féministe et en faveur de l’égalité.
Lilia Blaise
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