Un vote socialement motivé
« Une victoire des pauvres sur les riches » (Tages Anzeiger du 4 mars 2024), « Les aînés s’offrent une 13e rente contre l’avis des jeunes » (24 heures du 4 mars 2024). Voilà les titres de deux médias, appartenant tous deux au groupe Tamedia, basés sur le même sondage « sortie des urnes » et introduisant un article censé analyser les résultats de la votation. Un bel exemple de la manière dont l’opinion est construite… et tordue.
Sans vouloir abonder la littérature « journalistique » qui ne manquera pas d’interpréter et déformer ce vote, trois constats :
selon le sondage Tamedia, le Oui est très majoritaire dans les classes de revenus inférieures à 10 000 francs par mois et il reste majoritaire jusqu’à 13 000 francs, avec un gradient social régulier : plus le revenu est bas, plus la part de Oui est élevée. Pour repère : en 2015-2017 (dernières données disponibles de l’Enquête sur le revenu des ménages de l’Office fédéral de la statistique), le revenu brut moyen des ménages était de 9 349 francs par mois ; 60% des ménages avaient un revenu mensuel inférieur à 9 288 francs, 80% un revenu inférieur à 12 855 francs. Le OUI à la 13e rente est donc socialement ancré et il a convaincu non seulement parmi les salarié·e·s, les indépendants et les retraités avec des revenus très bas, mais également parmi les familles disposant de ce qu’il est convenu d’appeler des revenus « moyens » [2]. L’idée que seuls les « pauvres » auraient « vraiment » besoin d’un « coup de pouce » n’a pas passé.
L’opposition entre « classes d’âges » est construite et alimentée depuis des années par les milieux patronaux et les partis de droite : elle constitue le bras de levier dont ils usent pour diviser les salarié·e·s sur ce thème et imposer leurs choix. Cette argumentation rencontre un écho. Et elle se retrouve, à peine la votation passée, de nouveau au cœur des argumentaires revanchards de droite. Il est probable que sa résonance médiatique est sans rapport avec son écho réel. On ne prend pas grand risque en supposant que le taux de participation aux débats politiques et aux votations, bas chez les jeunes, l’est encore davantage parmi celles et ceux faisant partie du salariat le plus exploité, et que cette différence n’est pas entièrement « corrigée » par les calages du sondage [3]. Il n’en demeure pas moins que la surreprésentation du non parmi les plus jeunes renvoie aussi à la difficulté, jusqu’à maintenant, du mouvement syndical et social à entrer en contact et en échanges avec ces couches, qui seront au cœur du salariat de demain. Un défi à relever.
Il ne faut pas se lasser de répéter qu’un tiers environ de la population active et 26% de la population résidante est de nationalité étrangère, privée de droit de vote. Ces hommes et ces femmes vivent ici, travaillent ici, contribuent à financer les assurances sociales comme l’AVS et sont directement concernés par les prestations qu’ils garantissent. Cela devrait relever de l’évidence qu’ils et elles ont aussi le droit de se prononcer sur ces questions. Il ne fait pas de doute que le OUI en serait encore plus massif. Le combat démocratique pour la reconnaissance des droits de citoyenneté à toutes les personnes résidant durablement dans le pays reste crucial. Il est important – et concret socialement – pour combattre le climat xénophobe systématiquement entretenu par l’UDC, sous l’œil souvent fort bienveillant du reste de la droite.
L’émergence d’une dynamique
Plus qu’un bilan « sociologique », un bilan politique a son intérêt. La revendication d’une 13e rente AVS et la mobilisation croissante en sa faveur trouvent leurs origines au milieu des années 2010, avec le projet de réforme des retraites PV2020 et les positionnements opposés qu’il a suscités au sein du mouvement syndical et de la gauche. La dynamique qui s’est déployée est digne d’intérêt.
Le paquet PV2020, cuisiné sous la houlette du chef Alain Berset, alors conseiller fédéral « socialiste », prévoyait, pour faire simple : une hausse de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, une baisse du taux de conversion dans le 2e pilier réduisant ainsi les rentes versées par les caisses de pension et, prétendument pour « compenser » cela, une augmentation de 70 francs par mois des rentes AVS versées aux seuls nouveaux retraités.
La majorité du mouvement syndical, de même que le PS et les Verts, soutinrent ce projet avec l’argument, grand classique de la politique helvétique, que c’était le « meilleur compromis possible ». Emportée par cette orientation et pour se justifier, cette majorité se retrouva implacablement amenée à reprendre à son compte de larges pans de l’argumentaire bourgeois et du Conseil fédéral sur le vieillissement de la population, les finances de l’AVS courant soi-disant à leur perte, etc.
La résistance à ce positionnement, emmenée en particulier par des syndicalistes féministes, fit aboutir le référendum, a contré cet argumentaire trompeur et a contribué de manière décisive au refus du paquet lors de la votation populaire en 2017. L’impact de ce combat minoritaire mais plus que justifié, par la solidité de son argumentaire et l’ampleur de l’écho social rencontré, combiné avec la défaite du projet en votation, a ouvert l’espace pour rediscuter et redéfinir les positions syndicales sur la question des retraites.
Il en a résulté la deuxième bataille contre l’élévation de l’âge de la retraite des femmes, réunissant l’ensemble du mouvement syndical cette fois mais malheureusement perdue de peu en 2022, la proposition de revaloriser les retraites avec une 13e rente, et le refus de cautionner à n’importe quel prix la baisse du taux de conversion du 2e pilier.
Tout aussi important, ce repositionnement et l’intransigeance de classe des milieux bourgeois ont conduit à remettre en valeur les fondements de l’argumentaire en faveur d’une AVS renforcée : son puissant mécanisme de solidarité, sa solidité grâce au mécanisme de la répartition, sa place centrale dans les revenus des personnes retraitées.
Cette dynamique, où se sont succédé et combinées des batailles, minoritaires s’il le fallait, pour la défense des fondements d’une retraite sociale, unitaires chaque fois que cela est possible, a joué un rôle clé pour rendre possible la victoire sur la 13e rente. L’enjeu est désormais de construire son prolongement.
Transformer l’essai
Deux enjeux majeurs pour l’avenir des assurances sociales se profilent ces prochains mois :
Cet automne, la réforme du 2e pilier, combattue par les syndicats et les partis de gauche, sera probablement soumise au vote. Elle impose la baisse du taux de conversion, qui détermine la rente obtenue à partir du capital accumulé dans la partie obligatoire du 2e pilier. Le recul de ce taux de 6,8% à 6% correspond à une diminution de plus de 12%, qui s’ajoute à l’érosion constante des rentes du 2e pilier depuis deux décennies. Elle propose également d’augmenter fortement les cotisations des très bas revenus, avec l’argument de garantir ainsi des rentes meilleures aux salarié·e·s, des femmes travaillant à temps partiel en premier lieu, qui n’ont (presque) pas de deuxième pilier pour le moment. En réalité, l’amélioration ainsi obtenue sera extrêmement réduite et elle se paiera au prix d’une forte baisse du salaire disponible pour les personnes concernées.
L’enjeu de cette votation est crucial. Un OUI équivaudrait à consolider et étendre encore le système du 2e pilier, dont les rentes ne cessent, proportionnellement, de baisser, qui est profondément inégalitaire et très rentable pour les assurances et les banques impliquées dans sa gestion, et qui sert de rempart contre l’extension de l’AVS comme assurance solidaire garantissant à toutes et à tous des retraites suffisantes.
Un NON créerait au contraire des conditions plus favorables pour poser l’exigence d’un renforcement conséquent de l’AVS et un redimensionnement progressif du 2e pilier.
En juin 2024 aura lieu la votation sur l’initiative du Parti socialiste voulant plafonner à 10% du revenu disponible les montants que les ménages doivent consacrer au paiement de leurs cotisations à l’assurance maladie, le reste étant financé par la Confédération ou les cantons. La proposition est modeste : elle n’aborde pas la question d’une caisse unique publique, ni celle d’un financement sur le modèle de l’AVS. Pour mémoire, les cotisations versées par les ménages à l’assurance maladie en 2021 (25,4 milliards de francs) correspondent à 6,3% de cotisations salariales de type AVS, c’est-à-dire 3,15% déduits du salaire et 3,15% versés « directement » par l’employeur. Malgré cela, un plafond de 10% du revenu disponible améliorerait la situation financière d’une partie de la population avec des bas et moyens revenus. Une victoire permettrait aussi de relancer la question de changements plus profonds de l’assurance maladie et de mettre en lumière le combat initié par le Syndicat des services publics (SSP) contre la réforme EFAS, qui veut donner tout le contrôle du financement du système de santé aux assurances maladie.
Une des forces de la mobilisation pour la 13e rente est qu’elle a combiné une campagne syndicale dynamique, qui a rencontré un écho chez un grand nombre de personnes ayant répondu en contribuant activement, à leur échelle, à soutenir la 13e rente, et des mobilisations militantes diverses, popularisant de manière argumentée la défense de cette revendication et, plus généralement, du mécanisme social au cœur de l’AVS. La poursuite et l’amplification de cette dynamique seront déterminantes pour transformer l’essai du 3 mars lors de ces deux prochaines votations.
La poursuite de cette mobilisation sera aussi nécessaire face à un camp bourgeois qui n’a pas encore renoncé au sujet de la 13e rente. « Une AVS plus élevée à coup sûr dès 2026 – ou finalement non ? », titre la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) du 5 mars 2024. Elle s’interroge avec intérêt sur la possibilité que la loi d’application de l’article constitutionnel accepté en votation puisse contenir des « mesures impopulaires, comme une augmentation des impôts, des cotisations ou de l’âge de la retraite ». « Il va de soi, poursuit-elle réjouie, qu’une telle réforme pourrait échouer en votation ». Le respect de la « volonté populaire », lorsqu’elle contredit les intérêts des dominants, n’a jamais étouffé la droite et le patronat. On vient encore de le voir avec le fiasco de la loi d’application de l’initiative « Jeunes sans tabac ». Le combat sur ce terrain est donc loin d’être terminé. Sans même parler des projets de suppression de la rente de veuve et d’orphelin portés par le Conseil fédéral et la droite parlementaire…
Prendre la mesure des affrontements à venir
Le 2 mars, la veille de la votation sur la 13e rente donc, la NZZ encore elle, quotidien qui se pense comme l’orienteur de larges secteurs bourgeois, titrait en une, sur toute la largeur de la page : « Plus de sécurité, moins d’Etat social ». L’argument est simple et direct. La guerre en Ukraine et le nouveau contexte géostratégique « obligent » à un effort massif de réarmement. Pour le financer, il faut réduire les dépenses sociales. L’autre option, qui serait une augmentation durable et très progressiste des impôts (entre autres sur la fortune), est « une alternative plus mauvaise ».
Cette perspective, combinée avec le mécanisme du frein à l’endettement qui corsète la politique budgétaire fédérale, annonce un affrontement de classe, avec son expression politique, au sujet des priorités d’allocation des ressources et de distribution des revenus dans les années à venir. Et aussi, par ailleurs, une pression certaine sur les droits démocratiques, à l’image des restrictions au droit de manifestation adoptées dans le canton de Zurich. On peut faire confiance à la conseillère fédérale responsable des Finances, la radicale Karin Keller-Sutter, pour porter avec brutalité cette perspective de « moins d’Etat social ».
Le frein à l’endettement et la baisse de fait des contributions fiscales des entreprises et des personnes les plus riches aux budgets des services publics comme des assurances sociales ne sont pas la résultante de « lois économiques » immuables. Ils concrétisent les intérêts bourgeois dans leur lutte constante pour s’approprier une part accrue des richesses produites par le travail. Et ce sont les mêmes milieux, qui ont fait durant des décennies d’excellentes affaires avec les oligarques soutenant le régime de Poutine – qui traînent les pieds depuis le début de la guerre d’invasion de l’Ukraine dans la mise en œuvre de sanctions qui léseraient leurs affaires ainsi que leur liberté de faire des affaires – qui voudraient aujourd’hui que la population sacrifie les assurances sociales, comme l’AVS, à une course aux armements débridée… et n’augurant rien de bon. Qu’on le veuille ou non, ces combats aussi feront partie de la bataille engagée autour de l’avenir de l’AVS et des assurances sociales en Suisse.
[1] Les rentes des femmes ont considérablement augmenté avec l’introduction du bonus éducatif dans le cadre de la 10e révision de l’AVS entrée en vigueur en 1997, mais avec l’élévation de leur âge de la retraite de deux ans.
[2] De manière réaliste, avec une formule marquée par la victoire du OUI, le correspondant parlementaire du quotidien La Liberté écrivait le 4 mars : « C’est un pays qui se redécouvre un vote de classes avec, ici, la combinaison gagnante de l’électorat populaire et de la classe moyenne. »
[3] Il faut le flair populaire d’un ancien gendarme, positionné à droite, Roger Golay du MCG/GE, pour souligner deux données d’évidence (24 heures, 5 mars 2024) : « Quand on n’a pas encore 50 ans, la retraite ça paraît lointain. Et je pense que cette génération s’est laissé entraîner dans la propagande de la droite libérale qui fait de l’alarmisme sur les finances de l’AVS. »
Benoit Blanc, 6 mars 2024
Suiza : ampliar la movilización social y sindical por las pensiones y el seguro de enfermedad
https://vientosur.info/suiza-ampliar-la-movilizacion-social-y-sindical-por-las-pensiones-y-el-seguro-de-enfermedad/
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